Homme défavorisé dormant sur un banc
Auteur de l’article
  Pierre Guerlain est professeur émérite à l'université Paris Nanterre. Son champs d'expertise est la politique étrangère des Etats-Unis. Il travaille aussi sur la vie politique américaine et l'observation transculturelle. Il publie des articles sur les Etats-Unis dans divers médias.
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« Salauds de pauvres » à nouveau ?


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Vers une théorie du plouc-émissaire

En 2007, Hervé Kempf a publié un livre important intitulé Comment les riches détruisent la planète ; il en a donné un résumé analytique dans un article du Monde diplomatique. L’auteur faisait le lien entre réflexion écologique et question sociale en recourant notamment aux concepts de Thorstein Veblen, un penseur américain du siècle passé. Les riches détruisent le monde non seulement en consommant les ressources écologiques de la planète à un rythme insoutenable mais aussi, et c’est là le point central, en influençant les classes moyennes en dessous d’eux dans l’échelle sociale.

Les 1% ou 0.1% détruisent la planète par leur folie ploutocratique et destructrice de ressources et l’on voit un parfait exemple avec Carlos Ghosn aujourd’hui. Mais la consommation frénétique des classes moyennes est impulsée par le désir de ressembler aux classes immédiatement supérieures. Le Monde parle du Roi soleil pour évoquer la personnalité du patron voyou, ce qui est approprié et souligne que ce n’est pas seulement le roi qui crée l’exploitation des ressources mais la cour et ses fastes ainsi que tout le système monarchique.

Ceux qui sont le frein majeur à la transition écologique ne sont donc pas « ceux qui fument des clopes et roulent en diesel », mais ceux qui achètent des yachts, voyagent fréquemment en avion alors que le kérosène n’est pas taxé et sont les bénéficiaires de l’inégalité économique.

Dans l’espace public, les gens au bas de l’échelle sociale, ceux que Christophe Guilluy appelle « la France d’en bas » sont donc les « ploucs émissaires » de la « France d’en haut » qui les rend responsables d’un conservatisme empêchant la transition écologique alors même que les plus riches sont les plus gros pollueurs non payeurs. Grégoire Chamayou parle lui de « pollués payeurs » et souligne dans son ouvrage La Société ingouvernable que « Le néolibéralisme est, fondamentalement, un anti-écologisme. »

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Il est clair que le tabac et le diesel ont des effets néfastes sur la santé, l’environnement et les caisses de la Sécurité sociale et qu’il faut, à terme, trouver les moyens de faire baisser voire disparaître leur utilisation. Cette transition ne peut néanmoins s’opérer qu’en prenant en compte les situations économiques et sociales de ceux qui ont le moins de ressources.

La voiture électrique, vantée dans certaines villes comme Paris et utilisée par ceux que l’on appelle les « bobos »[1], ne pollue pas sur le lieu de son utilisation mais induit une énorme pollution, notamment en Chine où se trouvent les métaux rares qui servent à la fabrication des batteries.

Guillaume Pitron a consacré un ouvrage à ce phénomène La Guerre des métaux rares, la face cachée de la transition énergétique et numérique. Il semblerait bien donc que les bobos qui roulent en voiture électrique et se pensent plus écolos ne le soient pas plus que les « beaufs » qui émettent des particules fines en roulant au diesel.

Si ni le diesel ni les batteries électriques ne sont respectueux de l’environnement, c’est qu’il faut trouver d’autres solutions en aménageant mieux les territoires pour faire baisser les besoins de déplacement, en taxant le kérosène, en réduisant les déplacements des classes fortunées, par exemple en recourant plus fréquemment aux visioconférences. Là n’est pas le point central, cependant.

Si nous passons en revue les termes utilisés pour stigmatiser les populations les plus vulnérables, on ne peut qu’être frappé par le mépris social énorme qui anime fréquemment les plus favorisés. Les termes de « beaufs », « racaille » ou « caillera » reviennent dans le discours des classes moyennes.

Parfois, ces termes insultants sont récupérés et retournés par les cibles du mépris et deviennent des badges d’honneur, un peu comme les insultes racistes, sexistes ou homophobes peuvent être retournées par les groupes stigmatisés. Gérard Noiriel s’est intéressé au « mépris de classe » dans une perspective historique en ce qui concerne la France.

Les gens des classes défavorisées stigmatisés par l’appellation de « déplorables » par Hillary Clinton se sont retrouvés confirmés dans leurs convictions trumpistes et ont adopté le terme pour le porter avec fierté sur leur T-shirts. Lorsqu’une multimillionnaire se moque de gens qui ont du mal à payer leurs traites ou garder leurs emplois, c’est le mépris de classe (et la violence symbolique qui l’accompagne) qui est perçu, pas le discours sur l’homophobie ou le sexisme.

Hillary Clinton dénonçait le sexisme déplorable des classes moyennes dites inférieures mais, bien évidemment, le sexisme sans limites de son mari ou de son ami et donateur Harvey Weinstein n’était pas visé. Elle dénonçait le racisme des ploucs mais elle avait elle-même, en 1996, parlé de « super-prédateurs » noirs sans considérer la réalité de ses accusations ni le contexte sociologique de la criminalité aux États-Unis.

Lors de la campagne pour les élections présidentielles en 1992, Bill Clinton avait mis un point d’honneur à assister à l’exécution de Rick Ray Cantor, un condamné à mort afro-américain qui souffrait de retard mental. On peut douter de la moralité, de l’antiracisme ou du progressisme de quelqu’un qui non seulement est pour la peine de mort mais n’hésite pas à mettre en scène l’exécution d’un noir qui ne jouissait pas de toutes ses facultés mentales.

On voit ici un schéma : ceux qui font partie des ultra-riches lancent des accusations de racisme ou sexisme qui ne visent que les plus pauvres alors même que leur histoire indique qu’ils ou elles ne sont pas exempts de ces préjugés ou vices moraux.

Si nous revenons aux concepts utilisés par Hervé Kempf, on peut montrer que des personnes comme M. ou Mme Clinton sont plus nocives pour l’environnement mais aussi plus problématiques sur le plan du racisme et du sexisme qu’un type qui déblatère dans un bar. La réforme de l’aide sociale de Bill Clinton a fait bien plus de mal aux Noirs que toutes les paroles des déshérités.

Il ne s’agit pas ici de considérer que le racisme, le sexisme ou l’homophobie ne sont pas graves, ni qu’il ne faut pas les combattre, c’est une évidence. De même que la transition écologique ne peut pas s’effectuer par l’invective sélective, les fléaux sociétaux ne peuvent être éradiqués par la moralisation hors prise en compte des contextes socio-économiques.

Lorsque quelqu’un comme Stacey Abrams, la candidate au poste de gouverneure de Géorgie, lance une campagne de justice sociale, elle est inclusive et donne des raisons à tous, Blancs ou Noirs, et toutes, femmes et hommes, de lutter pour la démocratie. Lorsqu’une millionnaire proche de Wall Street fait la leçon sur le sexisme alors qu’elle est entourée de sexistes qu’elle protège, elle n’est pas crédible et son hypocrisie détruit son message.

Le mépris social se lit aussi, bien sûr, en France où les paroles de Macron sur les « fainéants », le « pognon de dingue » des aides sociales ou les bateaux qui transportent « du Comorien » renvoient à un imaginaire raciste et de mépris social qui n’a bien évidemment rien de progressiste. Darmanin quant à lui déplore de ne plus pouvoir dîner à Paris pour moins de 100 euros, en pleine révolte des « gilets jaunes ».

En Grande-Bretagne, la stigmatisation des pauvres ou « paumés » passe par l’utilisation du mot « chav ». En français, ce terme est traduit par « racaille » et son utilisation idéologique sert une forme de darwinisme social qui permet de rendre les pauvres responsables de leur pauvreté, comme l’explique, l’auteur du livre Chavs: The Demonization of the Working Class, Owen Jones qui déclare : « La haine de classe est le dernier préjugé acceptable ».

Seul un(e) darwiniste social extrémiste dirait des sans-abri qu’ils sont « déplorables » ou méprisables parce qu’ils tiennent des propos xénophobes ou racistes car tout le monde comprend qu’ils et elles sont dans la dèche, que s’ils sentent mauvais ou ont des poux cela tient à leur dénuement et à leur exclusion sociale.

Nonna Meyer qui a étudié Les Inaudibles, les personnes en situation de précarité, a noté, début 2017, que celles-ci qui faisaient confiance à Hollande en 2012 ont glissé soit vers le Front National soit vers l’abstention. Aux États-Unis, Thomas Frank s’est interrogé sur Pourquoi les pauvres votent à droite (traduction de son livre Listen, Liberal). Dans le cas français comme dans le cas américain, on voit que le désintérêt, l’abandon sinon l’hostilité méprisante des partis de gauche de gouvernement sont un facteur essentiel du glissement vers l’extrême droite.

Les populations éduquées, privilégiées et protégées des ravages de la mondialisation ou qui sont les bénéficiaires de la montée des inégalités favorisées par la financiarisation et la mondialisation de l’économie se détachent des autres et les regardent avec condescendance. Elles les accusent d’homophobie, de sexisme et de racisme, les tares de la nouvelle définition de la décence. Il est indéniable que des sans abri, des pauvres, des ouvriers en situation de précarité peuvent tenir des discours politiquement incorrects et donc inacceptables sur le plan éthique.

Néanmoins, il conviendrait de rappeler aux tenants de l’intersectionnalité que si la gauche morale et politiquement correcte fait l’impasse sur la question sociale, elle ne fait que remplacer le bouc émissaire par le plouc émissaire. Les « ploucs », c’est-à-dire les dominés sur le plan socioéconomique, sont les seuls pour qui l’exhortation à ne pas « blâmer les victimes » ne semble pas s’appliquer.

Obama, qui est devenu le saint ou saint patron de la gauche néolibérale libertaire, n’est pas accusé de racisme, de sexisme ou de xénophobie et, en effet, il parle de façon correcte et policée et, sur de nombreux plans, il est à l’opposé de Trump, le désastre total.

Néanmoins, il a présidé à l’expulsion de millions de clandestins, hommes et femmes – son surnom était « deporter in chief » (expulseur en chef) – et il a fait tuer des centaines de personnes par drones et sans contrôle démocratique, principalement des Arabes et des Pakistanais. Son non-racisme linguistique s’accompagne donc de racisme invisible dans ses actes. Même ses actes et paroles ne sont pas toujours favorables aux Afro-Américains. Obama l’antiraciste non xénophobe, dont la victoire en 2008 était authentiquement historique, a donc eu un impact négatif bien plus important que n’importe quel « beauf » ou « déplorable » des classes populaires.

Les plus riches ont les plus lourdes empreintes carbone et les plus puissants ont le plus d’impact sur toutes les décisions. Ils et elles sont tentés de diaboliser les plus vulnérables qu’eux et de les accuser de maux dont ils ou elles sont loin d’être exempts.

Dans les nouvelles configurations sociologiques, le mépris vient souvent de la gauche diplômée issue de la méritocratie universitaire ou de la tranche de la population qui se vit comme intelligente face aux « tarés » ou aux « beaufs » qui « fument des clopes et roulent en diesel ». La droite et l’extrême droite surfent sur le mépris de « la classe libérale » et font mine de s’intéresser au sort et à la misère des déclassés.

En d’autres termes, ceux qui ont chassé les boucs émissaires du racisme, du sexisme ou de l’homophobie de leur vocabulaire, mais pas forcément de leurs pratiques, ceux qui avec la plus parfaite bonne conscience et l’orgueil de leur intelligence et de leur grande culture ont trouvé leur plouc émissaire, précipitent les pauvres, les déclassés, les précaires, les « paumés », les « déplorables » et la « racaille » dans les bras des néofascistes ou dans des pathologies sociales. Ce phénomène a longtemps été masqué par l’abstention mais aujourd’hui l’extrême droite récupère certains abstentionnistes. Ainsi, une partie de ceux-ci ont voté pour Trump.

Les dirigeants riches et hyper-riches qui détruisent la planète par leur consommation ostentatoire, détruisent aussi la cité des citoyens en démocratie. Les inégalités, qui remplissent leurs coffres forts, leurs comptes dans les paradis fiscaux et font exploser les prix de l’immobilier qui interdisent les centres villes attractifs aux gens ordinaires, font d’eux des prédateurs économiques.

La gauche libérale libertaire, ou néolibérale, admire les ultra-riches destructeurs de planète et se complait dans la bonne conscience aveugle aux souffrances des « inaudibles » qu’elle méprise. Elle prend une part active dans la vague des succès des démagogues d’extrême droite. La diabolisation du « beauf » pas plus sexiste qu’un Weinstein grand donateur des démocrates prépare le succès d’un Trump ou d’un Bolsanaro qui sont abjects et dangereux sur tous les plans, social ou sociétal. Ainsi, le plouc émissaire ouvre-t-il la voie aux autoritaires fascisants ?

     Pierre Guerlain


[1] Les « bobos », que les sociologues ou démographes de l’INSEE définissent parfois comme CSP+, c’est-à-dire les classes socio-professionnelles favorisées.

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