Plusieurs centaines de médias américains, à l’initiative du Boston Globe, ont publié des éditoriaux pour se démarquer du président Trump qui ne cesse de les attaquer, en les appelant « les fake news » ou « les ennemis du peuple ». L’expression « ennemi du peuple » vient d’une pièce d’Ibsen qui a fait scandale au XIXe siècle dont le sujet n’est pas la liberté de la presse mais plutôt la morale sexuelle.
La cause est entendue : Trump ment ou raconte des histoires en attaquant non seulement les médias mais ses rivaux politiques, ainsi que ses collaborateurs, qui ne cessent de changer car il les « vire » comme s’il était encore animateur de télévision réalité et non président des États-Unis. Trump est un désastre aux accents autocratiques.
Les médias dominants de qualité, ceux que l’on appelle aux États-Unis les « corporate media » se présentent donc comme des remparts contre le mensonge et des défenseurs de la vérité. Dans cette répartition des rôles, les accusations fantaisistes de Trump, et l’expression « fake news » qu’il lance en pâture à ses partisans, s’opposent aux médias vertueux qui sont le quatrième pouvoir dans une démocratie qui fonctionne bien.
Le New York Times a cité récemment dans un éditorial une phrase très connue de Thomas Jefferson, écrite en 1787, dans laquelle le rédacteur de la Déclaration d’Indépendance affirmait qu’il préférait avoir « des journaux sans gouvernement plutôt qu’un gouvernement sans journaux ».
Plus tard, après son expérience du pouvoir, Jefferson avait radicalement changé d’avis. Il en était arrivé à une méfiance vis-à-vis des journaux, les médias de son temps, qui se rapproche de celle de Trump. (« On ne peut rien croire de ce qui apparaît dans un journal »).
Dans ce découpage très net et manichéen, il y a cependant de très nombreux problèmes. Les médias ont, de façon générale, pris une part active dans l’émergence du candidat Trump, qui par ses outrances et pitreries, a assuré un buzz permanent et gratuit autour de sa personne.
Trump ne connaît aucun dossier politique mais il sait comment fonctionne la machine médiatique et publicitaire. Il fait parler de lui et les médias qui le critiquent sont ceux qui lui donnent l’occasion d’occuper le devant de la scène médiatique et d’occulter les débats sérieux sur l’environnement, le militarisme ou les cadeaux de l’oligarque à l’ensemble des ploutocrates.
En somme, les médias sont le Frankenstein qui a créé le monstre qui lui échappe. Le président de CBS l’avait d’ailleurs explicitement déclaré durant la campagne.
Les déclarations outrancières et mensongères de Trump sont par ailleurs une fantastique occasion de se façonner une image vertueuse par simple opposition au monstre. Il suffit que quelqu’un critique Trump pour apparaître sensé, correct ou cultivé.
Le débat politique est réduit à un storyboard hollywoodien des plus simplistes : les va-t-en-guerre comme George W. Bush ou McCain deviennent des courageux opposants au terrible Trump, avec qui pourtant ils partagent énormément de choses essentielles, comme la préférence ploutocratique ou guerrière, même s’ils s’expriment différemment.
Il ne devrait pas être difficile de comprendre qu’une critique de Trump par Spike Lee ne s’interprète pas comme une critique de la part de Bush ou des néoconservateurs.
Dans le conflit entre les États-Unis et la Turquie, qui est aussi un combat de coqs sur le plan rhétorique entre deux mâles alpha, Trump et Erdogan, peu d’analystes pensent que puisque Trump est un ignare misogyne, Erdogan a raison ou encore que puisqu’Erdogan est un autocrate avec des tendances au fanatisme religieux, alors Trump a raison et est digne de confiance.
Dans ce cas précis, tout le monde comprend que nous sommes en présence de deux personnages problématiques et que le rejet de l’un des deux n’implique en aucune façon accord avec l’autre. Or sur la scène politique américaine, ce simple dépassement du manichéisme semble impossible.
Les âneries, mensonges ou déclarations vraiment abjectes de Trump servent aux médias pour gommer les analyses des spécialistes. Il n’y a plus de filtres comme dans l’analyse de Chomsky et Herman, auteurs de La Fabrication du consentement, on ne parle plus de qui possède les médias, ni de l’influence que l’argent a sur le type d’informations produit.
En général, de grands groupes capitalistes qui ont un agenda politique possèdent les médias dominants, lesquels ne sont donc ni indépendants ni neutres. Les « corporate media » partagent tous la même idéologie néolibérale qui favorise les inégalités socio-économiques.
Seymour Hersh, le lanceur d’alerte et journaliste d’investigation de premier plan, montre dans son autobiographie récente Reporter, A Memoir, que les médias dominants ont plutôt une histoire de servilité vis-à-vis du pouvoir que d’opposants courageux. Dans le cas du New York Times, il y a même une forte dégradation depuis les années 1970 lorsque ce journal avait publié les Pentagon Papers.
Le sensationnalisme devient acceptable s’il s’agit de dénoncer Trump. On voit même certains médias pourtant habituellement très politiquement corrects flirter avec la misogynie ou l’homophobie. Le mépris de classe qui est fréquent dans les médias est aussi légitimé par une attaque de la base supposée de Trump — qui pourtant n’a pas été élu qu’avec des voix des déclassés.
Le journal américain de référence, le New York Times, offre un exemple saisissant de cécité ou d’hypocrisie dans ce domaine. Après que le Washington Post a lancé son slogan « Democracy Dies in Darkness », (« la démocratie meurt dans l’obscurité », avec une belle allitération en D en anglais) ce journal a lancé une campagne sur le thème de la vérité.
En prenant part à la campagne des journaux américains, le New York Times a choisi de donner la parole à John Brennan, l’ancien directeur de la CIA après que celui-ci avait été privé de son accès aux informations classifiées.
Brennan, qui est l’un des critiques rhétoriques les plus durs vis-à-vis de Trump, qu’il accuse d’être un traître, dénonce dans cet article la volonté du président de faire taire tous ceux qui le critiquent. Ceci n’est pas faux même si Trump n’en a pas les moyens ; mais qui est John Brennan qui apparaît aujourd’hui en valeureux défenseur de la démocratie et de la vérité ?
Il est celui qui a mis au point les « kill lists » de l’administration Obama, c’est-à-dire la liste des assassinats d’Etat illégaux opérés par drones ; il est celui qui, en tant que directeur de la CIA, a fait espionner les ordinateurs du Sénat américain qui enquêtait sur la torture et qui pendant des mois a menti sur ses activités illégales et attentatoires à la démocratie.
Brennan a donc miné une institution centrale de la démocratie, le Sénat, il a menti sur ses activités et surtout a cherché à cacher le rôle des services secrets dans les programmes de torture. Pour le considérer comme un « héros de la liberté d’expression » aujourd’hui, il faut donc une dose certaine d’amnésie ou de cynisme.
Le « héros » est un menteur professionnel, complice de la torture qui aurait dû se trouver face à un jury dans un tribunal ; mais un bulletin d’information de France Culture le présente comme un « homme respecté à Washington ». Il est pourtant le Tartuffe anti-démocratique par excellence.
La CIA est maintenant dirigée par Gina Haspel qui a couvert la torture en Thaïlande. En la nommant, la CIA n’a donc pas mis fin à sa prédilection pour les sévices corporels illégaux. Il n’est pas exclu que Brennan ait monté un autre coup tordu dans l’affaire russe. C’est ce que Ray McGovern, lui-même ancien agent de la CIA, suggère.
En d’autres termes, les défenseurs de la vérité, de la démocratie et des valeurs américaines sont tout aussi menteurs et malhonnêtes que Trump, mais sûrement un peu moins vulgaires dans leurs choix sémantiques.
On pourrait ajouter à Brennan, James Clapper, l’ancien directeur du renseignement national, qui a menti au Congrès sur les activités de la NSA, laquelle espionne littéralement le monde entier et met sur écoute les téléphones des dirigeants étrangers.
Les valeureux défenseurs des valeurs américaines ont aussi pris position pour la guerre en Irak en 2003, sur la base de renseignements falsifiés. Ceux-ci incluent le New York Times, Robert Mueller et James Comey. Les menteurs ou les incroyablement naïfs d’hier tentent de se faire passer pour des combattants de la vérité, des défenseurs héroïques de la démocratie face au monstre qu’ils ont pourtant contribué à créer.
On utilise en anglais le mot yiddish, qui vient de l’hébreu, chutzpah pour évoquer un culot monstre et l’on pourrait dire qu’au culot mensonger de Trump correspond un chutzpah d’autoglorification injustifiée des médias dominants de qualité.
Ces médias qui se disent inquiets pour la vérité continuent à laisser dans l’ombre des éléments importants dans de nombreuses affaires, par exemple les modalités des interventions des forces spéciales hors du territoire américain ou la militarisation de l’espace ; ou encore ils font l’impasse sur des phénomènes qui devraient figurer dans le débat politique, comme la guerre au Yémen ou les dégâts de la lutte dite anti-terroriste qui semble surtout renforcer le terrorisme.
Le Washington Post, qui a déjà monté une campagne de désinformation avec le groupe PropOrNot l’an passé, ne risque pas d’évoquer la souffrance au travail chez Amazon puisque Jeff Bezos est à la fois le propriétaire du journal et le PDG d’Amazon.
Trump le terrible est un véritable désastre, mais il est le symptôme d’une maladie américaine qui affecte aussi nombre de ses critiques superficiels dans les médias.
On ne peut guérir le mensonge Trump par le mensonge Brennan. Le tortionnaire par complicité ne peut annuler la cruauté d’un Trump raciste et anti-immigrants. Dans les guerres de gangs, aucun gang n’est bon ou admirable.
Néanmoins, Trump le tonitruant évoque le roi faible d’esprit qui est représenté dans le film Royal Affair, lequel met en scène un roi du Danemark du XVIIIe siècle manipulé par diverses factions qui lui font croire qu’il décide parce qu’il est le roi.
Une autre histoire danoise, celle des habits neufs de l’empereur d’Andersen, s’applique ici aussi : le roi Trump est nu et mis à nu par les médias mais tout le monde médiatique agit comme si l’enfant irascible qui joue à être le président n’était pas téléguidé, manipulé, contourné par diverses factions dans son entourage.
Brennan et les autres anciens responsables des services secrets qui s’offusquent aujourd’hui du sort réservé au complice de la torture (qu’ils présentent évidemment comme un citoyen intègre qui veut jouir de la liberté d’expression) font partie du problème de la démocratie américaine, pas de la solution.
La classe médiatique ne veut voir que le symptôme, pas la maladie dont elle est partie prenante. Trump, le monstre cruel, l’idiot utile mais abject maître du buzz, sert à polir l’image de médias héroïques dans la résistance. Puis, dans une boucle de rétroaction, la détestation que les médias vouent à Trump lui sert de publicité.
Chacun joue son rôle dans une tragédie mais il semble bien que Trump, tout infantile et ignare qu’il soit, agisse en judoka des médias et sache retourner à son avantage toutes les dénonciations qui font parler de lui ad nauseam.
Trop de gens et d’institutions ont intérêt à se cacher derrière le bouffon utile qui joue au roi, soit pour le manipuler, soit pour le dénoncer et prendre la pose. Pour éviter toute discussion systémique des multiples problèmes de la démocratie américaine quoi de mieux que de se focaliser sur un seul individu malfaisant ?
Le bouffon adore jouer dans sa bulle narcissique et les médias font mine de s’opposer à l’abjection tout en vantant les mérites de personnages tout aussi dangereux pour la démocratie. Cependant Tartuffe n’est pas démocrate et ne peut être un sauveur des libertés.
Pierre Guerlain