Auteur de l’article
  Pierre Guerlain est professeur émérite à l'université Paris Nanterre. Son champs d'expertise est la politique étrangère des Etats-Unis. Il travaille aussi sur la vie politique américaine et l'observation transculturelle. Il publie des articles sur les Etats-Unis dans divers médias.
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Guerre et paix en Ukraine


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« Il faut parler avec le diable »

Comme pour mon précédent article, je souhaite partir d’une condamnation sans équivoque de l’invasion russe, illégale, meurtrière et dévastatrice. La guerre choisie en dernier ressort par Vladimir Poutine fait, comme presque toutes les guerres des victimes innocentes qu’il aurait été possible d’éviter.

L’agression russe, loin de se différentier des comportements d’autres puissances, s’inscrit dans un cadre belliciste impérialiste commun aux États-Unis ou à l’Arabie saoudite. Il faut donc être cohérent et condamner tant l’invasion russe que les guerres en Irak ou au Yémen qui ont fait bien plus de victimes.

De même qu’il fallait retracer l’histoire du conflit et insister sur le fait que l’extension de l’OTAN avait été un facteur dans la dérive qui a mené à la guerre – facteur souligné par de très nombreux analystes américains –, il faut aujourd’hui s’interroger sur les perspectives de sortie de crise, donc de paix. Au-delà des discours ou propagandes divers, on voit se dégager deux approches entre ceux qui souhaitent une fin rapide de la guerre et ceux, principalement américains, qui au contraire souhaitent que la guerre dure et devienne une guerre larvée contre la Russie. La Russie elle-même semble souffler le chaud et le froid dans ses déclarations et durant les négociations avec l’Ukraine. Outre la faute éthique du déclenchement de la guerre, on peut s’interroger sur la rationalité d’une telle décision.

Diplomates et va-t-en-guerre

Un récent article de Noam Chomsky, “Russia’s War Against Ukraine Has Accelerated the Doomsday Clock” fait l’éloge d’Emmanuel Macron, ce qui pourrait être étrange tant N. Chomsky est critique du néolibéralisme qui caractérise le président français. Cet éloge ne concerne que le refus du recours à l’insulte et la préférence pour la diplomatie. En effet E. Macron, au contraire de Joe Biden, se préoccupe aussi de la sécurité de la Russie, sécurité qui est au cœur du problème1.

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N. Chomsky, qui condamne l’invasion russe, est cohérent dans ses dénonciations et ne présente pas la guerre de façon manichéenne et propagandiste. Au contraire, il note les multiples massacres ou crimes occidentaux tout en dénonçant ceux de la Russie. E. Macron ne fait pas cet exercice historique mais il tente de trouver des voies de sortie de guerre avec la Russie. Il n’est pas sûr que sans appui du côté des États-Unis sa démarche ait une chance de succès.

Pour mettre fin à la guerre, il faut trouver une porte de sortie pour Vladimir Poutine, même s’il est dictatorial et l’agresseur dans ce conflit. Toutes les guerres se concluent en négociant, même avec les pires dictateurs. L’ancien ambassadeur français Gérard Araud le dit clairement : « Il faut parler avec le diable ». Dans un tweet du 27 mars, il affirme même que « l’alternative à la négociation avec Poutine, c’est se battre jusqu’au dernier Ukrainien ». Ne pas négocier, comme le fait l’administration Biden, qui appelle même au renversement de V. Poutine en Russie, ne peut que faire durer les hostilités et donc les victimes, d’abord ukrainiennes, mais aussi russes dans l’armée et au-delà, parmi toutes les personnes dont la sécurité alimentaire est mise en danger par la guerre (Égypte, Maroc, Moyen-Orient de façon générale).

Le président Biden a clairement annoncé l’objectif américain : For God’s sake, this man cannot remain in power  (« Pour l’amour de Dieu, cet homme ne peut pas rester au pouvoir »). Son administration a tenté de faire croire qu’il ne s’agissait pas d’un désir de guerre contre la Russie, ni de changement de pouvoir (régime) mais ce désir est connu depuis longtemps et avait déjà été exprimé le 26 septembre 2013, soit avant même les événements de la place Maidan, par le directeur de la National Endowment for Democracy, Carl Gershman dans un article du Washington Post intitulé “Former Soviet states stand up to Russia. Will the U.S.?”. L’article se concluait par une mise en garde à Poutine, qui pourrait faire face à un changement de régime.

Un document officiel des forces armées américaines théorisait la full spectrum dominance (domination de tout le spectre) visant à assurer la persistance de l’hyper puissance américaine dans tous les domaines. Ce concept datant des années 1990 avait été sévèrement critiqué par Harold Pinter dans son discours de réception du prix Nobel de littérature, en 2005. Ces discours conduisent Vladimir Poutine à considérer que la Russie est bien la cible des États-Unis et donc que sa guerre en Ukraine est une « guerre préventive ». Exactement la même justification que celle des États-Unis et de la Grande-Bretagne pour la guerre en Irak.

Il y a donc plusieurs guerres en cours : une guerre russe lancée contre l’Ukraine et une autre, larvée, dont l’objectif pour les États-Unis est le changement de régime à Moscou. La Russie lance de son côté un avertissement à l’OTAN en recourant à des rhétoriques américaines ou israéliennes. Ces deux guerres sont bien évidemment liées. Un porte-parole du Premier ministre britannique, Boris Johnson, a d’ailleurs clairement dit que démettre V. Poutine était l’objectif des sanctions. Le ministre de l’Économie français, Bruno Lemaire, a quant à lui annoncé une guerre économique totale avec la Russie, dont l’objectif était l’effondrement de l’économie russe. B. Lemaire, comme les conseillers de Biden, est revenu sur ses déclarations explicites.

Si l’objectif est un changement de régime en Russie, alors il est clair que tous les discours d’aide aux Ukrainiens sont de mauvaise foi. Il serait souhaitable que la Russie ne soit pas une kleptocratie dictatoriale, mais si l’on est démocrate on sait que c’est au peuple russe de décider de son régime politique.

Au cœur même de ce qu’il est convenu d’appeler l’Occident, il y a au moins deux approches pour arriver à une solution du conflit. Niall Fergusson, un historien plutôt conservateur, fait part des déclarations qu’il a entendues de la part de divers responsables politiques américains et britanniques qui veulent « saigner Poutine » ou « saigner la Russie ». Son article s’intitule Putin Misunderstands History. So, Unfortunately, Does the U.S.. L’envoi massif d’armes sophistiquées en Ukraine semble donc avoir pour objectif de saigner la Russie et non d’éviter des morts en Ukraine.

En dehors de l’Occident les positions sont plus nuancées. Le Mexique a voté la résolution de l’ONU condamnant l’invasion russe mais refuse les sanctions ; l’Inde, la Turquie et la Chine refusent de suivre les États-Unis et l’Europe ; l’Amérique latine, qui a souffert et souffre surtout de l’impérialisme étatsunien, est réticente à suivre les pays occidentaux ; et un grand nombre de pays africains qui ont des intérêts économiques liés à la Russie ne suivent pas leurs anciennes puissances coloniales. Ces pays pratiquent une géopolitique fondée sur les intérêts économiques, tout comme les États-Unis le font avec l’Arabie saoudite, un pays qui lui aussi fait une guerre illégale et meurtrière au Yémen mais constitue un allié stratégique qui peut influer sur les prix et les volumes des barils de pétrole. Les États-Unis sont prêts à acheter à nouveau du pétrole au Venezuela qu’ils vouaient aux gémonies il y a peu et dont le régime n’a pas changé.

Pensée complexe et guerre

Toute réflexion sur la guerre en Ukraine doit être complexe et associer des éléments fort divers. Il faut à la fois reconnaître l’illégalité d’une invasion russe meurtrière et prendre en compte les facteurs, comme l’extension de l’OTAN, qui ont contribué à mener à la décision – qui reste inacceptable – du président Poutine. Pour trouver une issue, il faut savoir ce qui est privilégié : la diplomatie, certes très compliquée, avec l’agresseur russe, ou la perpétuation du conflit qui se révèle alors surtout une guerre par procuration entre les États-Unis et la Russie.

Tous ceux qui ont approuvé et encouragé la guerre américaine en Irak ne sont pas dans une position éthique leur permettant de critiquer la Russie, qui tue et viole le droit tout comme les États-Unis l’ont fait et continuent à le faire. Lorsque Joe Biden parle de l’« indignation morale » qui l’aurait conduit à appeler au changement de régime en Russie après avoir rencontré des réfugiés ukrainiens en Pologne, on peut douter de sa bonne foi ; car son « indignation morale » n’existe pas en ce qui concerne le régime des sanctions imposées à l’Afghanistan, où des millions d’enfants risquent de mourir de faim, ou encore en ce qui concerne les victimes de la guerre en Irak, qu’il a appelée de ses vœux.

Amnesty International condamne la guerre russe et les privations de liberté en Russie comme elle condamne l’apartheid en Israël et la peine de mort aux États-Unis ou en Chine. C’est la seule position éthique recevable. En jouant la prolongation de la guerre en Ukraine, les États-Unis se font les complices indirects de la guerre russe. Si pour « saigner la Russie » des milliers d’Ukrainiens et Ukrainiennes doivent être sacrifiés, alors tout le discours sur l’aide apportée à ce pays est hypocrite et catastrophique.

L’actuel Secrétaire d’État, Antony Blinken, déclarait en 2015 que faire face à la Russie sur le plan militaire menait dans une impasse car la Russie, voisine de l’Ukraine était prête à doubler, tripler ou même quadrupler l’effort militaire américain. C’était alors la ligne du président Barack Obama, qui était opposé à toute livraison d’armes à l’Ukraine2. Cette décision fut annulée par Donald Trump, qui fut le premier à armer l’Ukraine de façon massive. Alors qu’ils ont tous deux fait partie de l’administration Obama, A. Blinken et J. Biden optent maintenant pour un refus de la diplomatie – refus condamné par E. Macron et N. Chomsky. Il n’y a pas eu de contact au niveau supérieur entre les États-Unis et la Russie alors que le président français continue à parler au président russe.

En sus d’une victoire géopolitique que l’affaiblissement de la Russie représente déjà, les États-Unis ont presque tout à gagner, sur le court terme, d’une guerre qui dure : ventes d’armes massives aux pays européens, vente de gaz de schiste et renforcement de l’OTAN. L’Europe va en revanche payer sur les plans économique et social, pour accueillir les réfugiés – des personnes en détresse qu’il est légitime d’aider et qui seront mieux traitées que celles du Moyen Orient et d’Afrique.

Risques de dérives

Ceux qui refusent la diplomatie avec Vladimir Poutine, déclaré soit fou soit nouvel Hitler, et qu’il s’agit avant tout de punir ou saigner, oublient les risques de dérive nucléaire. Si Monsieur Poutine est fou alors, poussé dans ses retranchements, il pourrait choisir l’option atomique. Tous ceux qui, peut-être épris de justice et qui souhaitent aider l’Ukraine à se défendre, réclament une exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine, ne sont peut-être pas conscients qu’ils souhaitent le début de la Troisième Guerre mondiale entre puissances nucléaires. Si l’OTAN abattait des avions russes, l’engrenage de la guerre nucléaire serait lancé.

Personne ne souhaitait une guerre mondiale contre les États-Unis au moment de la guerre d’Irak ; personne ne souhaite attaquer l’Arabie saoudite avec des armes nucléaires. L’émotion légitime face à l’agression russe conduit parfois à des positions irresponsables. Il n’est pas étonnant que les va-t-en-guerre des deux guerres contre l’Irak soient ceux qui souhaitent faire une guerre par procuration à la Russie alors même que les voies diplomatiques n’ont pas été épuisées.

Il s’agit de ne pas confondre morale et géopolitique. Le monde est rempli de dirigeants non démocratiques, sanguinaires, qui sont délétères pour leur peuple. V. Poutine est bien évidemment à la tête d’une kleptocratie dictatoriale et il serait bon que les Russes puissent choisir une personne plus respectueuse des droits pour les diriger. Selon une phrase apocryphe attribuée à Franklin D. Roosevelt, en parlant d’un dictateur en Amérique latine ce Président aurait dit : « c’est un fils de p… mais c’est notre fils de p… »3.

Cette phrase apocryphe et vulgaire résume mieux la géopolitique que les offuscations morales ou pseudo-morales. Vladimir Poutine est un criminel de guerre tout comme George W. Bush ou même Joe Biden, qui laisse des enfants mourir alors qu’une aide alimentaire conséquente pourrait être acheminée en Afghanistan et qu’il serait possible d’arrêter les massacres des Saoudiens au Yémen. On ne fait pas de bonne politique en passant par l’insulte sélective et en oubliant ses propres turpitudes. Il est plus important, pour vraiment aider les populations ukrainiennes, d’obtenir l’arrêt des combats en Ukraine et le retrait des troupes russes que de saigner la Russie avec qui, quel que soit son « régime », nous devrons vivre. Hélas, il faut parler avec le diable.

Pierre Guerlain


1. Voir la vidéo du Monde : « Face à Poutine, les attitudes opposées de Macron et de Biden ».

2. Lire l’entretien accordé au magazine The Atlantic : “The Obama Doctrine” (avril 2016), pendant lequel A. Blinken déclarait : « le fait est que l’Ukraine qui n’appartient pas à l’OTAN va être vulnérable face à la domination militaire de la Russie quoi que nous fassions ».

3. En 1939, le président Franklin D. Roosevelt aurait dit à propos d’Anastasio Somoza García, dictateur du Nicaragua : “He may be a bastard, but he’s our bastard.”. D’autres versions existent, qui remplaçent “bastard” par “son of a bitch”… Toutefois, selon l’historien Andrew Crawley, cette déclaration apocryphe serait un mythe créé par A. Somoza lui-même. Lire : Somoza and Roosevelt: Good Neighbour Diplomacy in Nicaragua, 1933-1945 (2007).

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