Volontairement plus souvent qu’involontairement, responsables publics et médias entretiennent la confusion sur le terme « réfugiés ». Le fait que tous les gouvernements français successifs fassent adopter des réformes législatives sur ce sujet contribue au moins à entretenir le trouble, voire la suspicion que cette question est instrumentalisée et que l’opinion est manipulée.
Voir la partie I : Réfugiés ? (1/2)
Quelles difficultés entourent l’application du droit d’asile ?
D’où viennent la plupart des réfugiés ?
Combien de réfugiés la France accueille-t-elle ?
Une pratique laborieuse
Dans l’application de l’ensemble de ce droit, l’Ofpra et la Cnda se heurtent à de nombreuses difficultés. La complexité basique est double :
1 – Nombreuses sont les personnes dans le monde qui ont des raisons valables et/ou compréhensibles de quitter leur pays, mais, dans la grande majorité des cas, ces raisons ne correspondent pas aux critères établis par le droit international ou national ;
2 – Face aux arguments avancés par les demandeurs d’asile, il est ardu de faire la part du vrai et du faux.
Pour aider à l’établir, l’Ofpra et la Cnda ont recours à une abondante documentation qui doit être en permanence remise à jour, et effectuent des missions dans les pays d’origine des demandeurs. Mais il s’agit souvent de pays désorganisés, en guerre extérieure ou interne. Et la documentation existante, de même que d’éventuelles missions, forcément en nombre limitées, ne peuvent couvrir tous les pays d’origine, ni tout leur territoire, ni toutes les situations. Les informations recueillies ne sont donc que partielles, voire partiales, d’autant plus que la conjoncture dans ces pays est souvent très compliquée et extrêmement mouvante.
L’examen des cas débute par la détermination de l’origine réelle des demandeurs car nombreux sont ceux qui déclarent faussement venir de tel pays ou de telle région ou de telle localité. Même une bonne connaissance des pays dont ils ont la charge ne permet pas toujours aux agents de l’Ofpra de l’établir avec certitude.
En outre, ceux-ci sont souvent confrontés à la fâcheuse impression d’entendre la même histoire répétée de multiples fois. En particulier, les récits qui ont antérieurement conduit à une admission au statut sont repris par d’autres demandeurs parce que la rumeur s’en répand naturellement, mais aussi parce que les passeurs « vendent » les « histoires » qui ont permis une issue positive ou qu’ils inventent eux-mêmes. Et, dans les meilleures intentions du monde, les organisations humanitaires qui aident les demandeurs ont aussi cette tentation.
Les entretiens avec les demandeurs sont aujourd’hui la norme. Environ 80 % des décisions sont prises à leur suite. Ils permettent en général à des agents d’expérience de faire la part du vrai et du faux avec une relative conviction. Ils durent en moyenne 45 minutes, mais peuvent durer plusieurs heures, voire être renouvelés.
Outre au siège de l’Office et à son antenne de Cayenne, les entretiens se tiennent dans de multiples lieux : centres de rétention ou de détention, locaux de préfectures, zones d’attente des aéroports, et – de moins en moins exceptionnellement – à l’occasion de missions d’agents dans les zones ou arrivent les demandeurs, en France ou à l’étranger : l’Office a fait (et fera) des missions en Grèce, en Italie, en Espagne, dans les pays du Sahel, au Liban, en Turquie…
Plus de 90 % des auditions des demandeurs d’asile sont réalisées avec des interprètes. Plus d’une centaine de langues sont utilisées : l’arabe, l’albanais et le pachto viennent actuellement en tête. Les missions organisées en province, en outre-mer et à l’étranger accroissent naturellement la difficulté de trouver des interprètes compétents et de confiance.
L’organisation des entretiens est compliquée aussi par le fait qu’ils se font souvent à trois. Outre l’agent et l’interprète, le demandeur peut demander à être accompagné par une personne de son choix : avocat, membre de la famille, représentant d’une association, etc…
Une autre difficulté, désormais bien connue, est l’application du règlement dit de Dublin par lequel les membres de l’Union européenne ont convenu que les demandes d’asile doivent être étudiées par le pays de première entrée dans l’UE. Les pays du Sud supportent à ce titre une part importante du fardeau, notamment l’Italie, la Grèce et Malte.
Mais pour tous les pays, cela conduit à un casse-tête à la fois juridique et pratique : comment d’abord identifier et ensuite renvoyer dans le pays de première entrée en Europe des demandeurs qui ont traversé plusieurs pays et ont éventuellement présenté des demandes d’asile dans certains de ceux-ci avec quelques fois des identités multiples. La prise d’empreintes en application du règlement Eurodac est supposée apporter des certitudes quant au parcours des demandeurs. Mais ce système de détection de la fraude n’est pas toujours opérant car les empreintes sont fréquemment altérées.
La « procédure accélérée » est paradoxalement une autre source de complexité. Le placement en procédure accélérée, par les préfectures ou par l’Ofpra, a deux motifs principaux : si le demandeur est originaire d’un pays dit d’origine sûr (liste dressée par le conseil d’administration de l’Office – les pays européens divergent sur ladite liste) ; et quand un débouté demande un réexamen de sa demande.
Cependant, les préfectures peuvent invoquer d’autres motifs, essentiellement les fraudes ou tentatives de fraudes ou la menace à l’ordre public. L’Ofpra, qui peut, de sa propre initiative, placer un demandeur en procédure accélérée, peut aussi le reclasser en procédure normale.
En procédure accélérée, l’Office dispose seulement de quinze jours (96 heures si la personne est en rétention) pour statuer. En cas de recours, la Cnda dispose de cinq semaines. Mais le fait qu’une demande soit examinée en procédure accélérée ne change rien à la procédure d’examen qui reste individuel et pour lequel l’entretien reste la norme. Concilier la qualité de l’examen et les délais n’est évidemment pas simple. Environ 40 % des dossiers sont étudiés en procédure accélérée. Elle concerne notamment les Albanais (plus d’un tiers), les Kosovars, les Haïtiens, les Arméniens…
Quelques chiffres
En 2017, l’Ofpra a pris 115 000 décisions, y compris les réexamens et en comptant les mineurs accompagnés ou non. C’est un accroissement de 28 % par rapport à l’année précédente.
En 2017, le taux d’admission au statut de réfugié de l’Office s’élève à 27 %. Après les recours devant la Cnda, le taux de protection accordé par la France atteint 36 %.
Ces deux proportions ont beaucoup varié. La situation dans certains pays à un moment donné constitue sans doute l’essentiel de l’explication. Mais il est difficile de nier que la politique et/ou l’opinion publique et les médias exercent une pression. Celle-ci influe sur les chiffres plus ou moins directement. Les fréquents changements des règles ou des modes d’instructions ont le même effet, même s’il n’est pas toujours celui attendu par leurs initiateurs.
Ainsi, jusqu’en 2012, plus de la moitié des admissions au statut de réfugié étaient décidées par la Cnda ; jusqu’à 70 %. Depuis, la proportion s’est progressivement inversée : aujourd’hui, l’Ofpra prononce 75 % des décisions favorables. Plus révélateur encore est l’évolution du taux d’acceptation des demandes qui ne dépassait guère 10% pour l’Ofpra au début des années 2000 et qui s’est élevé progressivement depuis 2012.
Supérieures à 100 000 en 2017, les demandes d’asile devraient stagner en 2018. Les précédents pics ont été la période 1989-1990 avec plus de 60 000 demandes et la période 2002-2003 avec plus de 65 000 demandes, chiffre qui ne sera retrouvé qu’en 2013. Dans les intervalles, le nombre des demandeurs est descendu à environ 20 000 (1996) ou 30 000 (2007).
Près de 43.000 personnes ont obtenu une protection de la France en 2017, ce qui est un record. La principale raison de ce fort accroissement est l’augmentation du nombre des demandeurs afghans, qui bénéficient d’un fort taux d’admission, essentiellement au titre de la protection subsidiaire. Outre l’Afghanistan (23,7 % des bénéficiaires), les principaux pays d’origine sont le Soudan (15,4 %) et la Syrie (14,6 %).
Si l’on met de côté l’Albanie – dont la très forte augmentation des demandeurs est peut-être transitoire – ce sont les pays qui sont en guerre civile qui provoquent le plus grand nombre de demandes : l’Afghanistan, le Soudan, la Syrie, la République démocratique du Congo. Quant aux demandes croissantes de Guinée et de Côte d’Ivoire, en très forte augmentation également, elles ne sont pas liées à une situation politique et/ou sécuritaire en dégradation, mais à l’invocation de persécutions sociétales (orientation sexuelle, mariages forcés, violences faites aux femmes…).
Problématiques particulières
Elles sont nombreuses et variées, à la fois géographiquement et typologiquement. Par exemple :
– S’agissant de la demande africaine, les motifs politiques, ethniques ou religieux sont en déclin, même s’ils restent majoritaires. Les persécutions sociétales sont de plus en plus invoquées et sont désormais majoritaires dans plusieurs pays, soit seules, soit en appui d’autres motifs.
– L’Albanie (plus de 8 000 demandes en 2017) est un cas particulier. Ce pays est potentiellement candidat à l’adhésion à l’UE et bénéficie d’un régime de visa libéral. Les demandeurs invoquent essentiellement être victimes de la vendetta. Cette pratique est certes répandue et traditionnelle ; mais elle est difficile à établir individuellement, et on se trouve là très souvent devant des récits construits par passeurs et/ou mafieux. Les invocations de persécutions sociétales y prennent de plus en plus de place.
– Déposées par des personnes le plus souvent passées par la Turquie, venant de zones tenues ou précédemment tenues par l’État islamique, les demandent d’asile de syriens et irakiens soulèvent des interrogations, ardues à résoudre compte tenu du désordre régnant dans ces régions, afin de s’assurer qu’elles ne sont pas le fait de complices, passés ou présents, des terroristes.
– La question des mineurs isolés est un casse-tête depuis toujours pour l’Ofpra, mais il est aujourd’hui aggravée par la multiplication des demandeurs mineurs ou se prétendant tels. Encore, le nombre des demandes de leur part parvenant à l’Office est bien inférieur à la demande potentielle car la plupart des mineurs « découverts » sur le territoire sont pris en charge par l’aide à l’enfance. Déterminer l’âge réel des personnes en question est une difficulté quasi insurmontable à la fois scientifiquement et juridiquement. Définir qui est le représentant légal du mineur isolé n’est guère plus simple.
– La traite des êtres humains, est un motif a priori assez clair à instruire : l’asile sur ce thème est en effet, à l’évidence lors des entretiens, le plus souvent, instrumentalisée par les réseaux de passeurs / proxénètes ; et ce serait donc une raison pour débouter la plupart des demandes de ce type. Mais les personnes concernées, quelquefois accompagnées par leur entremetteur lors des entretiens, sont effectivement des victimes, souvent forcées par la violence à déposer des demandes et à raconter les histoires qu’on leur a dictées. Ce phénomène touche notamment le Nigéria et d’autres pays africains, mais aussi des pays des Balkans, d’Europe de l’Est et d’Asie. Et il y a d’autres traites que le proxénétisme qui soulèvent plus ou moins les mêmes questions, comme l’esclavage domestique.
– La demande de victimes de torture, qui progresse, est très diverse par son origine géographique, par sa nature, par les motivations des tortionnaires et par les « autorités » responsables, étatiques et non étatiques. De plus, la définition donnée par les Nations-Unies est devenue obsolète. Quant aux certificats médicaux qui accompagnent généralement les demandes, ils sont souvent sujets à caution, notamment ceux qui concernent les séquelles psychologiques.
– Les demandeurs africains, y compris maghrébins, invoquent de plus en plus leur orientation sexuelle et/ou leur identité de genre pour démontrer qu’ils ne peuvent retourner dans leur pays. Moins fréquemment, c’est aussi le cas de demandeurs du Pakistan, du Bangladesh, d’Iran, d’Afghanistan et du Kosovo. Les responsables désignés des persécutions sont le plus souvent les autorités religieuses, la famille, le voisinage… Le refus de protection est souvent le fait de pays ou régimes dans lesquels l’homosexualité est pénalisée. La principale difficulté de ces dossiers est la crédibilité de l’orientation sexuelle invoquée. Un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, en 2017, a interdit les expertises psychologiques, pratiques dont la fiabilité était d’ailleurs fortement contestée.
– Les différentes formes de violences faites aux femmes sont également invoquées de plus en plus, principalement dans les demandes africaines, mais aussi, dans une moindre mesure, dans les demandes balkaniques et caucasiennes : mariage forcé ou précoce, violences au sein des couples ou des familles, viol, notamment viol comme arme de guerre, mutilation sexuelle… Là encore, il faut beaucoup d’expérience et de temps dans les entretiens comme dans l’étude des pièces du dossier pour aboutir à une décision étayée.
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Face à ce formidable et complexe travail d’instruction, les moyens de l’Opra et de la Cnda ont sensiblement augmenté ces dernières années :
Moyens de l’Ofpra : 822 agents. 64 % de catégorie A, dont 59 % de femmes. 38 ans de moyenne d’âge. Budget : 65 M€.
Moyens de la Cnda : 420 agents, dont 55 % de catégorie A. 60 % de titulaires. Budget : 28 M€.
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L’énormité, la complexité et le coût de l’activité des deux institutions conduisent à s’interroger sur son efficacité. Le but essentiel est atteint : conformément à sa tradition, la France figure parmi les pays les plus généreux et les mieux organisés en matière de protection des demandeurs d’asile. Mais l’objectif de donner effectivement un sort différent à ceux qui sont des réfugiés légitimes et les autres ne l’est pas.
A la fin de ce très lourd exercice de distinction, les déboutés du droit d’asile retournent très rarement dans leur pays d’origine. Les retours volontaires sont très rares, notamment parce que les intéressés sont installés depuis des mois sinon des années en France, du fait de la durée inévitable de l’instruction des demandes et des recours. Quant aux retours contraints, ils sont peu nombreux parce que c’est, pour les services de l’État, un parcours du combattant juridique interne et international et que cela demande des moyens pratiques démesurés.
En matière de contrôle des migrations, le système n’est donc plus adapté à la situation présente et à venir. Et la confusion entretenue sur le terme de « réfugié » n’est guère plus tenable. D’où les idées de créer des centres de regroupement des migrants sur des territoires étrangers, voire aux frontières européennes, voire aux frontières entre pays de l’UE.
Dans ces centres fermés seraient traitées les demandes d’asile avant l’entrée éventuelle sur le territoire européen, dans tel ou tel pays ; et les déboutés seraient de là reconduits dans leur pays (plus facilement ?). Mais cette solution, outre qu’elle nécessite la collaboration des pays concernés, n’est pas conforme à la Convention de Genève. Elle se heurte à d’autres dispositions juridiques internationales et nationales ; et elle met de fait un terme à la libre circulation dans l’espace Schengen.
Ceci dit (en même temps !), ce système est pratiqué par l’Australie depuis bientôt vingt ans. Et il a été pratiqué par le gouvernement du Front populaire à l’égard des réfugiés espagnols fuyant le régime franquiste…
Voir la partie I : Réfugiés ? (1/2)
Pierre Viaux