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 Le football à l'origine d'un « cauchemar politique » ? - Décodeurs 360 | Décodeurs 360
Auteur de l’article
Marc Perelman est architecte DPLG de formation. Il est actuellement Professeur des Universités à l’Université Paris Nanterre. Il a créé et dirigé Les Éditions de la Passion de 1986 à 2004. Aux éditions Verdier, de 2004 à 2014, il a été le directeur de la collection « Art et architecture » ; depuis 2009, il dirige la collection « Livre et société » aux Presses universitaires de Paris Nanterre. Il est l’auteur (seul ou en collaboration) d’une vingtaine d’ouvrages qui porte sur les thèmes de l’architecture, du sport et du livre, notamment Smart stadium, aux Éditions l’Échappée, en 2016.
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Le football à l’origine d’un « cauchemar politique » ?


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La religion sportive et les élections présidentielles au Brésil

« La première caractéristique essentielle de l’Olympisme ancien aussi bien que de l’Olympisme moderne, c’est d’être une religion […] L’idée religieuse sportive, la religio athletae a pénétré très lentement l’esprit des concurrents. »

Pierre de Coubertin, « Les assises philosophiques de l’olympisme moderne » (août 1935)


Le football est-il le nouvel « opium du peuple » ?
Quel est le lien entre la passion des Brésiliens pour le football et l’élection de Bolsonaro ?


La religion sportive

Lors de son message de bienvenue aux équipes de football sélectionnées au Mondial de football de 2014, Dilma Rousseff déclarait : « Nous sommes le Pays du Football grâce à notre parcours couronné de cinq titres mondiaux et à la passion que chaque brésilien nourrit pour son club, ses idoles et son équipe. L’amour de notre peuple pour ce sport est d’ores et déjà l’une des caractéristiques de notre identité nationale. Pour nous, le football est une célébration de la vie. » (Le Monde, 9 juin 2014).

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Plus radical encore, le roi Pelé, dans une déclaration qui dissimulait mal son irritation face aux trop nombreuses manifestations contre la FIFA, s’agaçait ainsi : « Nous allons oublier toute cette confusion qui se passe au Brésil et nous allons penser que la sélection brésilienne est notre pays, notre sang » (lexpress.fr, 21 juin 2013).

La place décisive des compétitions sportives, qui se sont succédé pendant plusieurs années au Brésil, est à prendre en considération dans l’analyse des résultats des élections qui viennent de se dérouler au Brésil. On ne peut en effet négliger le rôle socio-politique fondamental du sport comme étant précisément celui d’un moment étendu et d’un mouvement profond dans l’histoire du Parti des travailleurs (PT), sous les présidences de Lula et de D. Rousseff. Il est aussi celui d’une cristallisation de grandes espérances très vite suivies d’un profond désarroi de larges fractions des classes populaires déçues par les spoliations à répétition.

À côté de la présence en grand nombre et fortement mobilisée des multiples nouvelles familles religieuses issues de la chrétienté, telles les évangélistes, qui vont du pentecôtisme, à l’Assemblée de Dieu via le néo-charismatisme, l’Église universelle du royaume de Dieu, on trouve les mormons, les Témoins de Jéhovah, le spiritisme, le chamanisme, etc. Bref, hormis cet immense océan de ferveur diffuse et dense, le sport et particulièrement le football représente au Brésil l’autre face de la forme religieuse traditionnelle. Il est tout aussi vivace et presque davantage.

Le football, pour sa part, la dépasse même souvent en intensité et surtout en mobilisation et ce toutes classes confondues. Le sport représente cette coagulation religieuse au sens où il rassemble, réunit, relie voire unifie toutes les classes sociales autour d’un immense spectacle. Le sport assure un lien autre que social, politique ou encore économique entre des individus. C’est sans doute là sa première force mystificatrice.

Le sport est non seulement l’autre religion de la société brésilienne mais il produit ses propres croyances. Il est une véritable machine à mythes (à l’instar du champion) avec pour but suprême le grand tout de la victoire, une sorte de fusion, d’osmose de la foule assoiffée de victoire et de gloire. La religion sportive est positive et elle assume des fonctions de compensation : gratifications narcissiques qui se substituent aux frustrations subies dans la vie quotidienne, fonctions consolatrices des privations et des déceptions, illusion de puissance nationaliste, satisfaction imaginaire, etc.

Rappelons que Freud percevait dans le recours aux doctrines religieuses la principale façon dont les individus cherchent à se soustraire des « exigences de la raison ». Il notait que la religion est la « névrose obsessionnelle universelle de l’humanité ». Quant aux besoins religieux, il les rattachait principalement « à l’état infantile de dépendance absolue ». Marx, de son côté, caractérisait la religion comme « l’opium du peuple » mais maintenait que la religion était aussi une forme de « protestation contre la détresse réelle ».

Le sport, imprégné dans toutes les fibres de sa structure historique des principaux ingrédients religieux (ferveur, adhésion, foi, souffrance…), n’est plus vraiment aujourd’hui au Brésil une forme de protestation. Il ressort plutôt de l’encadrement pulsionnel de millions d’individus désormais en proie à la plus grande dépolitisation sociale que ce pays ait subi depuis des années et en si peu de temps. Une dépolitisation qui les a conduits à voter pour un petit capitaine de l’armée, admirateur des grands dictateurs et défenseur de la torture.

Cette dépolitisation, exprimée par le truchement d’un vote extrémiste, est le symptôme d’un recul de la conscience politique associée qu’elle fut si longtemps à la multiplication des événements sportifs (et à leur préparation) qui en a été son terreau. Elle s’est en effet « exprimée » dans un renversement assez soudain du vote où les liens (religio, ce qui relie) que le sport avait artificiellement noués entre les individus ont été libérés, libérant à partir de cette matrice sportive des énergies rétrogrades voire obscurantistes. En quelques années, on assistait sans le voir, à la mutilation des consciences fascinées par le spectacle du sport.

Les énergies populaires ont été comme transférées et canalisées du politique vers l’appareil sportif (football et JO) qui a dominé sinon écrasé toute la société brésilienne pendant plusieurs années. La fin du bonheur sportif a engendré un cauchemar politique.

Des compétitions sportives ad nauseam

Coupe des Confédérations (football) en 2013, Coupe du monde de football en 2014 et Jeux olympiques en 2016 ont fini de saigner à blanc une économie déjà fragile. Si la politique sociale de la gauche avait permis à plusieurs dizaines de millions de brésiliens de s’extraire de la misère et de l’analphabétisme, les compétitions sportives qui ont laissé des stades et des sites sportifs complets en jachère ont provoqué sinon participé d’une immense corruption qui a précipité le Brésil vers l’abîme.

Le soutien populaire à Lula et surtout à Dilma Rousseff s’est estompé et il est devenu, par exemple pendant les JO de 2016, au cours desquels les stades étaient d’ailleurs plutôt vides, une rancœur puis une hostilité qui s’est terminée dans une haine monstrueuse.

À l’image de toutes les identifications nationalistes et chauvines particulièrement brutales, les vociférations émises par la « voix de la masse » (Elias Canetti) dans le stade du Maracanã (Rio) ont été odieuses. « Hé, Dilma, va te faire enculer ! », hurlaient non pas quelques supporters mais des dizaines de milliers de supporters déjà ivres de football, libérés de toute décence, exprimant leur rejet de la politique présidentielle par un slogan « sexualisé » d’une vulgarité inouïe. Ils voulaient aussi rappeler la violence endurée par l’ancienne militante lors des séances de torture qu’elles avaient subies. Exactement dix jours après la fin des JO, Dilma Rousseff était destituée…

Le Brésil a donc subi le choc répété de plusieurs organisations sportives démesurées en un laps de temps court (2013-2014-2016). Elles ont non seulement entraîné les dépenses délirantes que l’on sait, avec le résultat catastrophique que l’on sait également s’agissant des équipements laissés en jachère (stades, piscine, etc.) mais elles ont aussi permis et accéléré l’innommable chasse à l’homme dans les favelas et la destruction massive d’habitations précaires ou tout simplement d’habitations se trouvant sur les futurs sites sportifs.

Elles ont été par ailleurs accompagnées pendant des années d’un matraquage politico-idéologique tout aussi intense sur les valeurs positives du sport, sur la montée en puissance irrésistible de la nation grâce aux infrastructures sportives nouvelles, sur l’apport de l’organisation des compétitions pour le développement des transports, et plus généralement sur l’amélioration visible des infrastructures.

La droite comme la gauche ont porté au pinacle le Brésil en tant que la nation sportive par excellence, le pays du football-roi, sans voir que la catastrophe se préparait au cœur des festivités sportives (juste avant le début des JO, en juin 2016, l’État de Rio de Janeiro annonçait sa faillite financière). La gauche n’a pas tenu compte des manifestations importantes contre le coût financier que représentait la Coupe du monde de football et contre la FIFA (« FIFA, go home ! ») jusqu’à laisser réprimer d’ultimes grèves dans les transports la veille du début des compétitions de football. On était encore sous la présidence de Dilma Rousseff.

Le soutien des footballeurs à Bolsonaro

L’arrivée au pouvoir par la voie démocratique d’un chef fascisant soutenue très tôt par un escadron de footballeurs – Ronaldinho (poursuivi par la justice), Cafu, Rivaldo, Lucas, Jadson, Melo, Alberto, et presque un quart de 111 joueurs sondés des divisions 1 et 2 voteraient Bolsonaro… – doit être analysée dans ce sens.

Ce n’est pas un hasard si les sportifs les plus connus, aimés, adulés, par de larges secteurs de la population ont soutenu Bolsonaro. Ils constituent la pointe avancée de la frénésie sportive d’une population enivrée de football, canalisée mentalement par des champions. Et ce n’est pas un hasard non plus si des fractions importantes de la population ont suivi les conseils de leurs idoles. On perçoit à quel point la composante sportivo-religieuse de la politique a eu un rôle non négligeable dans la victoire de l’un et la défaite de l’autre.

Contrairement aux comptines pour enfants qui nous présentent le sport comme innocent, frais et pourquoi pas de gauche, on a pu en effet s’apercevoir que la « décennie sportive » tant voulue par Lula et son parti a contribué à sa propre défaite. Outre la corruption généralisée dont Petrobras a été, si l’on peut dire, le plus bel exemple, le secteur du BTP (Odebrecht) a lui aussi été, si l’on peut dire encore, le fer de lance d’une vaste corruption des élites politiques qui a tant exaspéré de larges pans de la société.

Associées au secteur de la construction, toutes les grandes compétitions sportives ont accéléré le processus de décomposition politique du Brésil, de déliquescence sociale parce qu’elles ont enclenché et accéléré la désillusion, puis la déception et finalement la rancœur d’une fraction non négligeable des brésiliens. Elles étaient en effet la démonstration matérielle de l’inanité de la construction ou de la rénovation aux énormes coûts financiers de tous les équipements sportifs qui seront laissés à l’abandon une fois la « fête » terminée. Elles montraient également comment l’organisation de compétitions sportives a accéléré toutes les concussions, les prévarications, les détournements d’argent.

Les compétitions sportives qui se sont succédé, après avoir été préparées sur une longue période, ont par ailleurs constitué un puissant exutoire vers lequel nombre de brésiliens se sont engouffrés sans que personne n’ait jamais remis en cause leur nature même. Certes, on a vilipendé la FIFA, on a conspué Sepp Blatter, etc. mais jamais on a cherché à atteindre le cœur du sport, soit le sport lui-même, la compétition sportive, sa logique.

Au premier match de football du Mondial, les Brésiliens étaient déjà collés aux écrans, petits et grands, à soutenir de tout cœur la Seleção. Le sport fonctionnait à plein régime. Cependant, à peine son cycle achevé, il a plongé de larges fractions de la population dans une forme de colère et de rancune qui prendra la forme d’un vote de franche hostilité voire de haine.

C’est bien le sport, et ici principalement le football, qui est au départ de cette forme de croyance et produit l’adhésion, une foi inébranlable, celle d’une formidable machine à fabrication de mythes dont l’identification et l’identité sont les deux éléments essentiels de son déploiement projection. Lorsque la machine à rêves s’enraye, le cauchemar n’est plus très loin.

Un lien religieux avec le champion démiurge

Élevé à la catégorie ontologique de champions, le footballeur, considéré aussi comme un artiste, est presque un être venu d’ailleurs. Ses prouesses, balle au pied, ses passes, ses gestes dits techniques et ses buts, bien sûr, sont appréciés comme des événements magiques, presque au-delà des lois physiques, et presque comme surnaturels.

Dans cet univers enchanté, tout disparaît sous la puissance d’un éblouissement collectif, d’un ravissement général qui, par contre, voile les structures autoritaires réelles et les conflits socio-politiques qui sont pourtant au cœur des stades et relayés par la télévision dans des millions de foyers. Il est vrai aussi que la défaite en 2014 de l’équipe brésilienne de football devant celle d’Allemagne par le score « humiliant » de 7 à 1 a favorisé la rancœur des Brésiliens vis-à-vis de leurs dirigeants pour le coup pris comme boucs émissaires.

Bref, tout cela est rendu possible grâce à un rapport d’identification au champion qui balaie le moindre doute et produit un enchantement consensuel dans toute la population, un lien entre toutes les classes confondues dans une admiration hallucinée de ces êtres d’exception.

L’identification participe de cette « collaboration magique » qu’analysait Marcel Mauss chez certains peuples dits primitifs mais que l’on peut transposer entre les supporteurs et leurs champions. Il s’est ainsi créé un rapport religieux fantasmé, quasi mystique, un rapport au champion dans le cadre d’une hallucination de masse, où un récit collectif, une rencontre fantastique, c’est-à-dire elle aussi fantasmée est mis en œuvre dans la longue durée.

Le football ressortit d’une religiosité massive et diffuse sous le joug d’identification, d’adhésion, de projection, voire de transfert affectif entre les supporteurs et leurs champions. Tout cela, bien entendu, au détriment d’une réflexion lucide sur l’événement, d’une analyse rationnelle de ce spectacle, d’une mise en retrait voire d’une séparation émotionnelle nécessaire vis-à-vis du sport de compétition.

Coda

Dès 1934, juste après la victoire électorale de Hitler, le psychanalyste et médecin Wilhelm Reich, le fondateur du courant freudo-marxiste, analysait dans son ouvrage Qu’est-ce que la conscience de classe ?, la fonction socio-politique du sport dans ces termes : « Le goût du sport, le goût du défilé militaire et de l’uniforme qui plaisent aux filles (et réciproquement), des chants militaires, sont dans les conditions actuelles des obstacles au mouvement prolétarien, parce que la réaction politique a plus de possibilités de les organiser. Le football notamment a un effet direct de dépolitisation et favorise donc les tendances réactionnaires […]. »

Quatre-vingt-quatre années plus tard, et sur la base de quelques sévères leçons de l’Histoire, l’arrivée au pouvoir du militaire Bolsonaro, à la suite d’une élection démocratique, n’est pas du meilleur présage.

J’oubliais : pendant la Coupe du monde de football de 2018 en Russie, Lula, en prison, est devenu consultant sportif pour une chaîne de télévision locale de São Paulo…

Marc Perelman

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