Le palais de Tokyo présente jusqu’à janvier une exposition tout en légèreté. Pour se laisser porter par l’apesanteur, il faut certes d’abord surmonter sa peur des araignées qui ont été les petites mains de cette Carte blanche à Tomás Saraceno, mais le charme poétique opère dès la première salle. Néanmoins, à travers ses œuvres originales, l’artiste fait le jeu de ce qu’il prétend dénoncer.
Œuvre à l’air et œuvre au vent : poétique de la légèreté
Nulles cimaises en effet mais des cages d’acier suspendues où des toiles et des réseaux complexes de nids révèlent dans un habile jeu de clair-obscur leur effets perspectifs, leur profondeur insoupçonnée, leur touchante fragilité. Tout dans le parcours proposé semble tenir à un souffle, à un fil, celui tissé par ces compagnes de l’ombre que Tomás Saraceno sait apprivoiser, et celui de la poésie, qui devient évidente et partagée dans la salle dite des « multimessagers » où le visiteur, pieds nus, pourra se glisser dans un réseau de cordes dotées de récepteurs qui rendent au toucher des sons harmonieux.
Cette légèreté poétique cache cependant un message qui se veut lourd de sens et veut avoir une efficacité réelle, un impact sur la société civile. C’est pourtant par cette prétention-même de l’artiste à avoir une ambition éthique soutenable que pèche l’œuvre, à la fois esthétiquement et socialement.
Soutenabilité esthétique : la puissance du geste artistique est-elle menacée ?
La Carte blanche à Tomás Saraceno nous plonge de ce fait dans deux des problèmes les plus aigus de l’art contemporain : son rapport à la science et sa portée sociale. Le paradigme contemporain a en effet fait éclater la définition traditionnelle des beaux-arts, réduits à quelques médias et à des usages anthropologiques restreints de représentation. De nos jours l’art est protéiforme et fruit d’hybridations techniques de plus en plus sophistiquées qui l’éloignent du geste, du métier, de l’ancestrale têchne grecque.
Sans tomber dans la réaction d’un Jean Clair ou d’un Marc Fumaroli, qui voudraient un retour au dessin et à sa probité, pour paraphraser Ingres, il faut constater que l’art contemporain repose de plus en plus sur un artifice consistant à capter et retransmettre un signal naturel, physique ou humain. Le palais de Tokyo expose ainsi régulièrement des installations dont l’intensité lumineuse, par exemple, varie en fonction du cours de l’once d’or à Londres ou du nombre de likes reçus sur l’Instagram du musée.
Saraceno use de ce type de procédé : il importe de savoir s’il n’en abuse pas, c’est-à-dire de savoir si sa création, au-delà d’une retransmission du signal, se livre aussi à une retranscription. À l’aune de ce critère de soutenabilité esthétique, beaucoup d’œuvres présentées se révèlent, au-delà de leur poétique intrinsèque, décevantes.
Sounding the air ne fait ainsi « que » ressentir à nos oreilles les vibrations insensibles de l’air, suprasonores ou infrasonores. Radio galena, passé le clin d’œil au poste à galène, ne fait « que » nous faire entendre la capacité réceptive, il est vrai étonnante, du minéral. Mais dans tous ces cas, la retranscription n’a pas lieu.
Plus pertinente paraît donc Events of perception, où l’artiste arrive à une production personnelle à partir du matériau naturel, ici la toile d’araignée, qui est teinte, avant d’être transférée sur toile, et, pour les plus grandes d’entre elles, sur plusieurs toiles. L’usage du triptyque, en introduisant une dimension rythmique et surtout narrative, permet d’exploiter réellement la toile d’araignée et le filet, remonté des abysses réels ou psychiques de l’homme, se charge alors d’une dimension réflexive, sur les peurs, les symboles et les fantasmes venus de l’ombre qui tournent finalement à la lumière, mais également sociale et environnementale.
Soutenabilité sociale et environnementale : l’art sociétal est-il opératoire ?
C’est ce dernier aspect de la Carte blanche, engagé ou politique, qui est le plus problématique, car il touche à la définition même de l’art – et à sa probité, non seulement dans sa forme, comme on vient de l’évoquer, mais également dans ses intentions. L’art doit-il en effet être réduit, comme l’affirmait Allan Kaprow dès 1983[1] à un simple outil ou moyen social ? Et dans ce cas, ce moyen est-il bien efficace, la revendication est-elle bien sincère, n’est-elle pas qu’une bonne intention, un prétexte, un rôle que l’art se donnerait pour se justifier ?
Saraceno semble assez bien s’accommoder de cette conception instrumentale-sociétale de l’art. Il a en effet développé « Aérocène », un projet artistique et collectif de défense de l’air comme espace de liberté et de pureté. Aérocène, néologisme naturellement dérivé d’Anthropocène, propose à ses participants de construire des ballons qui flottent grâce à la chaleur du soleil et deviennent des musées volants. Le participatif ou collaboratif est une dimension obligée de l’art social.
Ainsi, des entreprises de l’économie sociale et solidaires ont-elles investi le champ artistique pour développer des projets porteurs de sens à l’échelle de territoires allant du quartier à la communauté de communes nouvellement créée en recherche d’une identité qui ne préexiste pas. Le succès de ces opérations – dont les œuvres ne sont que des produits dérivés ou secondaires, en tous cas non destinées au musée ou à la conservation – dépend de l’implication des participants mais surtout de l’échelle du problème posé, à laquelle doit s’adapter la solution proposée. Or, le problème de Saraceno est planétaire.
Dès lors, à quoi ces ballons, réalisés ici ou là par de petits groupes, peuvent-ils bien servir : prise de conscience, fédération d’une communauté d’activistes ? A l’heure où les élites politiques sont accusées de songer à la fin du monde alors que le pays songe à la fin du mois, de telles ambitions apparaissent soit terriblement démesurées soit lâchement dérisoires.
Ambivalence aérocène : l’indépassable schéma capitalistique
D’ailleurs le programme d’Aérocène semble souffrir d’une contradiction interne. Les ballons sont en effet inspirés des poches d’air utilisées par les araignées pour se maintenir en lévitation, et qui, mises bout à bout, pourraient former un ascenseur gravitationnel vers la lune, refuge destiné à abriter des terriens en perdition. Or cette esthétique de la fuite, proche de la mystique technologiste et transhumaniste de la Silicon Valley, n’est pas précisément porteuse d’un message d’espérance en la soutenabilité de notre mode de vie, voire même des initiatives artistiques sensées favoriser cette soutenabilité.
Qui plus est, le travail des araignées, ici exploité pour être exposé, reproduit le schéma capitalistique de l’asservissement économique, animal et naturel qu’il prétend dénoncer. L’art qui se veut donc environnemental utilise ainsi un symbole dont la légèreté même trahit la foncière insoutenabilité sociale et esthétique.
Statut : Conseillé
Xavier Bourgine
[1] The Real Experiment