Ancienne membre du Conseil national syrien, d’où elle a été exclue suite à des critiques visant la montée en puissance des islamistes et des djihadistes, Randa Kassis est sous le coup de deux mandats : un mandat d’arrêt et un mandat d’interrogation. En effet, le régime de Bachar el-Assad ne tolère pas la plateforme Astana, qu’elle a initiée en 2015 afin d’accélérer le processus de négociation, au sein duquel elle représente une sensibilité laïque et conciliante. Randa Kassis vient de publier La Syrie et le retour de la Russie aux Éditions des Syrtes.
Les chrétiens sont passés de 15 % à moins de 10 % de la population syrienne en un siècle. Avec la guerre, qu’en est-il à présent de la présence chrétienne en Syrie ?
Il y a eu beaucoup d’immigration ces dernières années. Entre 6 et 7 millions de Syriens sont partis trouver refuge à l’étranger, en Turquie, en Égypte, en Jordanie, en Europe… Cependant, une large majorité des réfugiés, près de 95 %, sont sunnites. Les chrétiens représentaient 8 % de la population avant la révolte mais, bien qu’elles aient été persécutées pendant la guerre, les minorités sont désormais plus importantes proportionnellement, de par la fuite de nombreux sunnites.
Je préfère en effet parler des minorités plutôt que de m’attacher aux seuls chrétiens. Je crois qu’il est urgent de rassembler. Il est plus facile de travailler ensemble, avec toutes ces composantes minoritaires, car toutes cherchent leur survie en Syrie. S’allier avec les autres minorités donnera plus de force aux chrétiens et permettra d’effectuer les changements nécessaires en Syrie.
Comment étaient perçues les minorités religieuses en Syrie avant 2011 ? Y avait-il une véritable cohabitation entre elles avant le Printemps arabe ?
Il y avait une apparence de cohabitation entre les minorités et les sunnites et entre les minorités elles-mêmes. Déjà fragile, cette cohabitation s’est effondrée d’un seul coup. Il est plus facile de tenir les gens avec un régime dictatorial… Mais, encore une fois, tout cela n’était que simple apparence. Il n’y avait pas de vraie cohabitation en Syrie, de même qu’il n’y avait pas de vraie identité nationale. La révolte a d’ailleurs exacerbé les demandes des minorités ethniques, comme les Kurdes — dont le projet d’indépendance ne va pas dans le sens d’une collaboration avec les autres minorités.
La liberté de culte était garantie en Syrie. Les chrétiens étaient libres d’aller à l’église faire leurs prières, et les jours fériés des catholiques comme des orthodoxes étaient officiels. En revanche, les chrétiens ne bénéficiaient pas de droits égaux vis-à-vis des musulmans. À titre d’exemple, on peut se référer à l’article 3 de la Constitution syrienne, qui stipule que le président doit être musulman.
Qu’est-ce qui a changé avec la guerre civile ? A-t-elle remis en cause ces libertés religieuses ?
La Syrie est morcelée. Dans plusieurs endroits du pays, les chrétiens ont gardé cette liberté-là sans changement, notamment dans les zones sous l’autorité d’Assad. Il y a d’autres types de zones : sunnites ou à majorité sunnite, et mixtes (surtout dans les grandes villes).
- Dans les zones contrôlées par Daech, il y a eu répression et exécution des chrétiens.
- Les zones sous l’autorité d’al-Nosra¹ ont également vu les chrétiens réprimés ; les exécutions ont toutefois été moins importantes.
- Dans les zones d’al-Ghouta, sous l’emprise des rebelles, il y avait déjà peu de chrétiens avant que le conflit éclate, et l’armée de l’islam a nettoyé la zone…
Aujourd’hui, chez les chrétiens comme chez les autres minorités de Syrie, on a conscience de la nécessité de créer un projet politique qui donne des droits à toutes les minorités : la garantie de vivre sans être persécuté, mais aussi la garantie d’être dans le gouvernement, de participer à la vie politique en Syrie ; que celle-ci ne soit plus entre les mains d’une petite élite sunnite.
Pensez-vous que la classe politique française, en particulier les parlementaires, ait pris la mesure de l’urgence d’intervenir en faveur des minorités religieuses ?
Certains, oui. Cependant, à mon sens, il faut protéger la Syrie d’abord : aider les opposants laïcs à s’imposer et à faire un vrai changement en Syrie, et non pas protéger l’une ou l’autre des minorités. Il faut une nouvelle Constitution qui garantisse que toutes les minorités puissent participer à la politique et au gouvernement.
La position française, celle du Quai d’Orsay, n’a pas changé. Pas mal d’erreurs ont été commises, et les diplomates sont toujours alignés avec l’Arabie saoudite. Ils estiment qu’il faut soutenir des institutions comme le CNS² (Conseil national syrien), également appelé SNC (Syrian National Council), ou le HCN³ (Haut Comité des négociations). Or, ces opposants au régime n’ont aucune indépendance. Ils sont gérés par d’autres pays qui cherchent à avoir une influence en Syrie (Turquie et monarchies du Golfe en particulier ; l’Iran est quant à lui du côté du régime).
Il y a aussi la plateforme de Moscou et la plateforme du Caire. Obligées de participer au sommet de Riyad en novembre dernier, elles ont essayé d’intégrer le SNC. Ce fut un échec, mais leur présence à Riyad leur a permis d’être plus reconnues. Pour le SNC et les pays qui le soutiennent, l’ennemi principal, c’est la plateforme d’Astana, et moi en tant que présidente.
Parce que je ne soutiens pas le discours des autres pays, ni celui des rebelles ou des institutions que j’ai citées, je ne suis pas considérée comme une opposante. Idem pour les autres membres de la plateforme : 60 représentants des partis politiques de l’opposition syrienne, une quinzaine d’indépendants et plusieurs organisations ou associations.
La plateforme Astana a été accusée d’être beaucoup plus proche du régime alaouite que de l’opposition. C’est faux. Astana n’est pas appréciée en raison de sa relation avec la Russie, le seul pays qui peut imposer une solution politique en Syrie, le seul.
Si son influence dans la région est limitée, quelles mesures la France pourrait-elle prendre pour protéger les minorités ?
La première mesure à prendre, c’est de ne pas continuer à suivre sa position criminelle. En soutenant des personnes pareilles, la France empêche les Syriens de trouver une solution politique. Ces personnes n’auront jamais d’avenir en Syrie, et la France le sait très bien. Les imposer en tant que seuls interlocuteurs de la Syrie ne va pas aider les Syriens. Ça ne va pas résoudre la guerre, ça ne va pas permettre de trouver une solution politique viable et ça ne va pas permettre de donner une nouvelle Constitution à la Syrie.
Deuxièmement, il faut trouver une méthode de discussion, de négociation avec la Russie, le seul pays à pouvoir faire quelque chose. Ni la France, ni l’Angleterre, ni les États-Unis, ni l’Arabie Saoudite ne peuvent imposer quoi que ce soit en Syrie. Ils ne peuvent ni faire pression sur Bachar el-Assad, ni participer à la rédaction de la Constitution. Si la France veut faire entendre sa voix, elle doit parler avec les Russes. Les Russes sont les seuls à pouvoir imposer une solution politique en Syrie car ils sont sur le terrain. Ils ont deux bases militaires dans le pays, à Hmeimim et à Tartous.
Les Russes ne sont-ils pas prêts à tout pour maintenir Bachar el-Assad ?
Si le Hezbollah et les Iraniens ne veulent pas remplacer el-Assad et ne cherchent pas de solution politique, les Russes savent bien qu’à long terme il ne pourra pas rester, et encore moins faire quoi que ce soit pour leurs intérêts. L’objectif des Russes n’est pas de prendre la zone et de faire des massacres. Ils ont d’ailleurs entamé des discussions avec al-Ghouta, donc avec les rebelles, pour trouver un accord. C’est bien la preuve que les Russes ne veulent pas maintenir el-Assad. Dans le cas contraire, ils n’auraient pas organisé le sommet de Sotchi, qui a permis la création d’une commission constitutionnelle en janvier dernier.
Selon vous, quel régime serait le plus favorable aux chrétiens de Syrie ? Le régime de Bachar el-Assad ou celui des rebelles si ceux-ci venaient à renverser les Alaouites ?
Ni l’un, ni l’autre. Il faut de la mixité : un nouveau gouvernement partagé, constitué d’une part du régime et d’une part de l’opposition. Il faut donc trouver des personnes compatibles, pouvant travailler ensemble. On ne peut pas réformer l’armée syrienne avant que règne une paix totale en Syrie — ce qui constitue une étape beaucoup plus avancée que la création d’un nouveau gouvernement. C’est pourquoi il faut des personnes dans l’opposition compatibles avec les dirigeants de l’armée, des personnes ayant la confiance des minorités et pouvant collaborer avec les islamistes sur place. À la plateforme Astana, on a des connexions partout : avec les leaders d’autres partis politiques, dont l’opposition au Nord du pays, avec des rebelles islamistes, mais aussi avec les représentants des minorités.
Avez-vous des contacts avec des membres du régime ?
Nous ne sommes pas encore arrivés au stade de parler avec Bachar el-Assad… C’est très précoce d’envisager cela. Pour les relations avec le régime, nous faisons confiance à la Russie, à terme. Nous avons un programme politique et des connexions avancées, et nous n’avons pas de problème avec le fait de travailler ensemble dans un nouveau gouvernement.
Que pensez-vous de Bachar el-Assad ?
Bachar a pris le goût du pouvoir tout de suite. Il n’a jamais été réformiste. Certains l’ont cru, mais il ne l’a jamais été. À présent il veut rester au pouvoir et il est prêt à tout pour le garder, encouragé par son entourage, notamment par son épouse. Un dictateur va forcément devenir cruel s’il y a une révolte, si quelqu’un veut le condamner voire l’écarter.
Il n’y a pas de dictateur gentil. Un dictateur est gentil quand il y a la paix seulement, du moment qu’il n’y a pas de révolte. Il veut maintenir son pouvoir donc il use de la répression. Cela ne signifie pas que les rebelles islamistes ou les pantins du SNC valent mieux que lui. Je ne sais pas qui peut être le champion de la stupidité et de la cruauté entre les deux. C’est une question que l’on peut se poser… Je déteste Bachar el-Assad. À la tête de la Syrie, il n’a rien fait, si ce n’est aggraver la situation. Je le tiens responsable, mais je pense qu’il faut rester prudent et ne pas tomber dans le piège de la manipulation.
La Russie et la France se sont longtemps disputées le statut de protecteur des chrétiens d’Orient (capitulations de François Ier en 1536, Napoléon III au secours des chrétiens du Mont-Liban en 1860 / Catherine II protectrice de tous les orthodoxes de l’Empire en 1775…). Qui s’en soucie le plus aujourd’hui, de Poutine ou de la coalition internationale sous mandat onusien ?
La Russie. La France n’est plus protectrice de qui que ce soit. Les islamistes radicaux sont dits « modérés » en France ; personnellement, je ne vois pas la différence entre islamistes radicaux et modérés. Finalement, la France tient le même discours que les islamistes : chaque fois qu’il y a la volonté d’installer un islamiste en Syrie, on s’appuie sur le prétexte que la majorité du pays est sunnite… Or les sunnites sont faiblement majoritaires : entre 60 et 65 % de la population syrienne en 2011. Le reste du pays est constitué de plusieurs minorités. Alors ces 35 % doivent être sacrifiés ? Les autres minorités doivent être délaissées ?
En outre, parmi les sunnites, il n’y a pas que des islamistes : il y a des laïcs, des athées… En effet, la religion est inscrite sur le registre d’état civil, mais on peut être athée sans avoir changé cette mention sur son registre. À cet égard, les apostats ne sont pas poursuivis par le régime ; l’athéisme est même abordé de façon libre dans certaines villes — cela est également fonction des régions, des classes sociales…
Un islamiste n’est pas un musulman. L’islamiste est celui qui veut appliquer la charia, gouverner l’État en s’appuyant sur la religion, créer une société basée sur l’islam.
L’islamisme milite pour un islam politique. Il y a des musulmans pratiquants et non pratiquants ; on peut croire en l’islam sans l’appliquer dans la vie politique et forcer les autres à faire ce que la charia demande.
Voir la partie II : L’aveuglement du pays des droits de l’homme
Propos recueillis par Alexandra Nicolas
¹ « Front pour la victoire » en arabe, ce groupe rebelle et terroriste est apparu en 2012. Affilié à Al-Qaïda de 2013 à 2016, qui l’a désigné comme sa branche syrienne, il prend également le nom d’« Al-Qaïda au pays du Cham ». Le Front al-Nosra a été dissous en janvier 2017 pour fusionner avec quatre autres groupes rebelles islamistes et former le mouvement Hayat Tahrir al-Cham (« L’Organisation de Libération du Levant »).
² Le CNS est une autorité politique de transition créée en 2011, à Istanbul, pour coordonner les actions des opposants au régime de Bachar el-Assad. Présidé par Georges Sabra, il réunit trente groupes d’opposition, dont les Frères musulmans, qui y sont majoritaires.
³ Formé à Riyad en 2015, le HCN est une structure réunissant des opposants syriens, créée sous l’impulsion des États-Unis et de leurs alliés européens et arabes. Il fut présidé par Riad Hijab jusqu’en novembre 2017, mois durant lequel le HCN devient le Comité de négociations, présidé par Nasser al-Hariri.