Ces dernières années ont été marquées par le retour de la Russie sur la scène internationale, le dossier syrien en étant la brillante illustration. L’Eglise russe a été particulièrement présente en apportant aide humanitaire, financement et protection aux minorités chrétiennes ainsi qu’aux populations locales.
Quels intérêts l’Eglise orthodoxe sert-elle ?
Quelle influence a-t-elle sur la société ?
Si l’Eglise russe a pu réactiver ses réseaux datant de l’époque tsariste au Moyen-Orient, notamment à travers la Société impériale orthodoxe de Palestine (Siop), qui a ouvert en 2014 une école russe à Damas et qui tente tant bien que mal de garder des liens cordiaux avec Athènes et Tel-Aviv, elle est aussi très active en Occident et particulièrement en France. La construction du Centre Spirituel et Culturel Orthodoxe Russe au Quai Branly en 2018 en est l’évènement le plus emblématique. Encore plus que le passage de la cathédrale orthodoxe de Nice sous le giron de Moscou en 2011.
En décembre 2018, le Patriarcat de Moscou a décidé de créer un exarchat pour l’Europe occidentale avec un siège à Paris. D’autre part, il n’est pas impossible que l’archevêché des églises russes en Europe occidentale, historiquement rattaché à Constantinople, et qui mit fin à son existence autonome en novembre 2018 pour des raisons de gestion interne, rejoigne Moscou dans une volonté de retour à ses racines ou tout du moins l’Eglise Russe hors Frontière (Russian orthodox Church Outside of Russia, ROCOR), une entité rattachée à Moscou en 2007, dont le siège est à New York, et qui compte environ 500 000 fidèles. L’option roumaine est aussi envisagée et la décision finale sera rendue courant 2019. Si ce rattachement devait avoir lieu, ce serait en quelque sorte une réponse à Constantinople et à son action en Ukraine.
Numériquement, selon une étude publiée en 2017, les pays européens comptant plus d’un million de chrétiens orthodoxes sont l’Allemagne (1 million), la Biélorussie (6 millions), la Bulgarie (6 millions), la Serbie (7 millions), la Grèce (10 millions), la Roumanie (18 millions), l’Ukraine (34 millions) et la Russie (100 millions). En France, la plupart des observateurs parlent de 500 000 fidèles pour 274 paroisses, toutes juridictions confondues, sans pour autant se baser sur des études précises. Enfin, il ne faut pas oublier l’Eglise Orthodoxe d’Amérique (EOA ; 1,8 millions de fidèles), dont l’autocéphalie a été accordée en 1970 par le pouvoir soviétique.
A savoir que toutes les paroisses et les fidèles ne sont pas rattachés à Moscou. L’organisation de l’Eglise orthodoxe est basée sur une territorialité des juridictions, une indépendance des églises, leur rattachement aux églises mères, leur diversité culturelle et leur union par la même foi ; soit par pays (comme en Serbie) soit par zones géographiques (le Patriarcat d’Alexandrie pour le continent africain).
L’Eglise Russe représente à elle seule une bonne part de l’orthodoxie mondiale (260 millions d’individus). On comprend donc que la perte partielle de l’Ukraine soit source de tensions. Seul le Patriarcat de Constantinople, par son importance historique, son rôle œcuménique et son pouvoir d’accorder l’autocéphalie (autonomie) aux nouvelles églises comme en Ukraine, peut rivaliser avec Moscou en dehors de la sphère d’influence géographique de la Russie.
Tout ceci est le résultat d’une politique menée par le pouvoir russe depuis l’arrivée de Vladimir Poutine, notamment par son rapprochement visible avec le Patriarche Cyrille. Il est aujourd’hui de notoriété publique que les deux hommes sont issus des organes du KGB et il est donc probable que les méthodes d’influence utilisées proviennent de différentes écoles du renseignement russe, mais avec des convictions et des buts bien différents.
Ce n’est pas le communisme nihiliste athée qui est promu aujourd’hui par la Russie à l’aigle bicéphale, mais bien le christianisme, quoi que puisse être l’enseignement théologique actuel en Russie, critiquable dans certains cas. Les monastères sont reconstruits, les églises sont de nouveau remplies. Toutefois, si 100 millions de Russes se disent être orthodoxes, la pratique de la foi relève encore de l’anecdote pour beaucoup d’entre eux. Le temps dira si l’Eglise aura réussi sa mission.
Il s’agit donc bien plus d’un sentiment d’appartenance au roman dramatico-historique du pays, autrement dit « le mythe du phénix renaissant de ses cendres », un élément rattaché à une identification ethnoculturelle ainsi qu’à un Etat central fort avec à sa tête un leader largement incontesté.
D’aucuns, comme Cyrille Blet, voient dans cette promotion des valeurs chrétiennes une stratégie de division de l’Europe, ce qui n’est pas tout à fait juste. Qui dit division, dit techniques de déstabilisation, intoxication, désinformation, « fake news » pour les non-initiés. Or, on assiste au mieux à une pâle propagande lorsque Vladimir Poutine vient assister aux offices, ou bien lorsque le patriarche Cyrille dénonce une certaine décadence de l’Europe. Une sorte de césaropapisme soft.
Si l’Europe devait être déstabilisée par les valeurs du christianisme, ne faudrait-il pas que cette même Europe ne soit plus chrétienne ? Et si de telles actions ont pu avoir lieu, leur impact reste insignifiant, comme celui issu de cette infox provenant de Géorgie affirmant que l’Union Européenne aurait considéré l’Eglise Orthodoxe comme une organisation terroriste.
Enfin, Vladimir Poutine a toujours considéré l’Europe comme un partenaire logique et historique, aussi bien sur le plan culturel, qu’économique et stratégique. C’est même l’Europe qui a toujours refusé de parler avec la Russie, comme l’a récemment expliqué Horst Teltschik, ancien conseiller diplomatique d’Helmut Kohl. Le dirigeant russe n’hésite pas cependant à dénoncer l’influence marquée des Etats-Unis en Europe et leur vision unipolaire, ainsi que l’idéologie libérale de Bruxelles, ce qui va de concert avec la vision de l’Eglise.
En réalité, ce qui freine l’Eglise russe en Europe, ce n’est pas l’institution européenne de Bruxelles, mais plus le fait que ce ne sont pas ses terres historiques. Il y a un accord tacite, une sorte de « chacun chez soi », entre catholiques romains et orthodoxes ainsi qu’avec les autres confessions chrétiennes, d’autant plus que les relations entre le patriarche Cyrille et le Pape François sont très amicales depuis leur dernière rencontre à Cuba. En rejetant fermement l’uniatisme, considéré comme une ingérence catholique par les russes sur le territoire slave, le Pape tente clairement de sauver une certaine unité chrétienne en Europe, entre un catholicisme déclinant et une orthodoxie revigorée depuis la chute du communisme. La crise ukrainienne pourrait toutefois porter un coup très dur à l’ensemble de l’orthodoxie.
Par ailleurs, au sein même de l’Eglise russe, les avis divergent quant à savoir s’il faut ou non se rapprocher de Rome et, si oui, de quelle façon opérer. Discuter, négocier et accepter l’autre sans pour autant concéder trop de terrain, voilà la réelle difficulté du dialogue œcuménique d’aujourd’hui.
Pour conclure, les défis de la Russie sont aujourd’hui aussi immenses que la taille de son territoire. L’Eglise et l’Etat sont liés et partagent les mêmes problématiques : la manière d’administrer les provinces, la poursuite du développement économique et la façon de pallier la crise démographique. Concernant cette dernière, l’Eglise joue d’ailleurs un rôle majeur en luttant contre l’avortement, avec une certaine efficacité. Le nombre d’avortements a été réduit de 25% (250 000) entre 2012 et 2017 selon la ministre de la Santé Veronika Skvorstov. Pour cela, 1 500 centres pour la prévention de l’avortement ont été ouverts à travers tout le pays afin d’aider les femmes qui en aurait besoin. Il faut aussi ajouter toutes les structures sociales telles que les refuges, maisons de charité et centres d’aides humanitaires.
Ses interventions à l’intérieur de la Russie étant coordonnées avec l’Etat, son action à l’international l’est de même et sert les intérêts du pouvoir, compensant de fait ses difficultés internes. L’élection à vie des hiérarques dans l’orthodoxie assure au patriarche Cyrille et à l’Etat russe une continuité du pouvoir et une cohérence des actions sur le long terme.
Ces deux dernières notions participent à la perception que le citoyen occidental lambda a de la Russie : de l’extérieur, elle apparaît comme un Etat fort, doté d’une verticalité du pouvoir quasiment infaillible, dirigée par un personnage, quel que soit l’avis de chacun à son égard, charismatique, usant de son autorité et, par voie de conséquence, de plus en plus respecté[1][2]. A noter sa récente chute de popularité dans certains sondages dits indépendants en Russie.
Cette image s’inscrit, particulièrement en Europe occidentale, en contrepoint de celle renvoyée par un grand nombre de dirigeants mais qui, au-delà de leurs caractères intrinsèques, sont soumis à un temps politique plus court, cadencé par de nombreux processus électoraux[3] et pressuré par le diktat de l’instantanéité de l’information, du fait et de la réponse à y apporter.
Ce pouvoir de projection et de réflexion sur le long terme est probablement l’avantage principal en termes d’influence de la Russie et de ses composantes face à l’Occident.
Raphaël Bléré
[1] Sondage ifop : https://www.ifop.com/publication/le-regard-des-francais-sur-la-russie/
[2] http://harris-interactive.fr/opinion_polls/le-regard-des-francais-sur-la-russie/
[3] Processus auxquels peuvent être ajoutés ceux des membres de l’UE, phénomène dont nous constatons l’impact sur le fonctionnement de l’Union Européenne.