Mon petit-fils de trois ans est adorable et vif et je le trouve très intelligent ; que vient-il faire donc dans un texte qui va parler de Trump qui, lui, n’a rien d’adorable ? Aux États-Unis, certains commentateurs parlent de Trump en utilisant l’expression « man child » (« homme enfant ») qui souligne l’immaturité et/ou le narcissisme sans bornes de celui qui, sur le papier, dirige la super puissance américaine. Mon petit fils futé permet de mieux comprendre le phénomène Trump.
Parfois mon petit-fils déclare qu’il ne veut pas jouer, pas aller à la plage, pas manger alors que, bien évidemment, il adore jouer, aller à la plage et n’a pas de phobie alimentaire. Il change d’avis très facilement, et peut faire un caprice ou exprimer son souhait de faire quelque chose de plus intéressant. Son entourage ne se formalise pas et guide ses choix en fonction des possibilités.
Trump lui aussi fait des caprices et exprime des souhaits fort différents d’un moment à l’autre. Il dit bien s’entendre avec Xi Jinping mais il impose des tarifs douaniers à la Chine le même jour ; il dit bien aimer Poutine mais il contrecarre les projets de la Russie, tant en Syrie qu’en ce qui concerne le gazoduc Nordstream qui doit relier la Russie à l’Allemagne ; il déclare que l’OTAN est obsolète mais que tous les membres devraient augmenter leur contribution. Dans le langage de mon petit-fils, c’est l’équivalent de dire je ne veux pas jouer puis immédiatement après de dire, je veux jouer. A trois ans c’est assez habituel, pour un homme qui en a soixante-dix de plus c’est un peu plus rare.
Mon petit-fils ne connaît pas la géopolitique ou l’économie, ce qui est un point commun avec le président américain qui lui non plus n’a aucune idée du fonctionnement des relations internationales et ne comprend de l’économie que ce qui favorise ses affaires. En dépit de son manque de connaissances scientifiques, mon petit-fils est très doué pour charmer son auditoire et obtenir ce qu’il veut à un moment donné. Trump est certes ignare mais il a le talent du bonimenteur et du flair pour vendre du vent à des auditoires habitués aux pitreries de la télé-réalité.
Trop souvent les commentateurs politiques montrent que Trump est incompétent et en concluent que, par conséquent, il ne devrait pas susciter l’adhésion. Le bonimenteur n’a pas besoin d’être cultivé ou érudit pour être efficace, son efficacité ou son « charme » sont ailleurs. Les vendeurs de poudre de perlimpinpin (snake oil) ne sont pas des universitaires ou des journalistes ; ils savent transformer les foules en gogos mais pas forcément diriger un pays.
L’auditoire de mon petit-fils réagit à son charme et souvent fond devant l’ingéniosité de ses démarches. Personne ne songe à attendre des raisonnements érudits ou compliqués de la part d’un enfant de trois ans. Les auditoires de Trump, c’est-à-dire tous ceux qui ne sont pas horrifiés par son sexisme, son racisme et sa cruauté si perceptible, adorent la rhétorique du briseur de tabous, de celui qui n’a pas peur d’être impoli, irrespectueux des usages.
La posture de Trump, inspirée par Roger Stone, et celle qui est la règle dans le paysage médiatique consiste à dire des choses abominables que les médias vont condamner et donc à ainsi bénéficier de publicité gratuite. On vient de voir une parfaite illustration de ce phénomène lors de la visite du président américain en Grande-Bretagne : il a copieusement insulté le maire de Londres, Sadiq Khan, et aussi, par association celui de New York, Bill de Blasio ; il s’est ingéré dans les affaires intérieures britanniques en affirmant son soutien à Boris Johnson, son sosie en termes de bouffonnerie et Nigel Farage son homologue en rhétorique d’extrême droite démagogique. Évidemment tous les médias ont condamné mais, comme à l’accoutumée, Trump est content d’avoir fait parler de lui. Il n’y a pas de publicité négative, surtout pour Narcisse.
Dans ce spectacle médiatique permanent (All Trump, all the time) le président dont la ligne de conduite est à rechercher dans le narcissisme plutôt que dans des positions politiques ou idéologiques cohérentes gagne à tous les coups. Boris Johnson est un clown rusé qui aime casser les codes mais, au contraire de Trump, il est un ultra libéral en faveur du libre-échange, il est russophobe mais il partage avec Trump un goût pour l’insulte ad hominem et très souvent ad feminem. Il a déjà fortement critiqué Trump, ce que ce dernier, dans son isolement narcissique, semble ignorer. Ce rapport à Johnson devrait faire comprendre le décalage entre ce que Trump dit de Poutine ou de Xi Jinping en tant que personnes, des « hommes forts », et les mesures politiques prises contre la Russie ou la Chine. Trump n’est pas l’ami de Johnson, Poutine ou Xi Jinping, il les utilise pour sa propre propagande narcissique et sa publicité paradoxale.
Mon petit-fils sait aussi très bien focaliser l’attention sur lui et adore déclarer qu’il a gagné ses courses de vitesse contre son papy, qu’il est fort ; c’est sûr, il a du bagout. Il se vante comme le font les enfants de son âge, ce que son entourage trouve charmant. A soixante-treize ans, Trump ne cesse de se vanter. Il déclare qu’il est un génie stable et décerne des brevets d’intelligence ou plutôt de non-intelligence à ses critiques. L’ignare en chef pense pouvoir décider qui est intelligent ou pas. La sphère médiatique s’en offusque mais le bonimenteur cruel a pourtant quelques bonnes raisons de se croire plus malin que les autres : il a réussi à tromper tout le monde à un moment ou un autre, il triche sur ses impôts, ment ou arrange la vérité sans jamais en payer le prix.
N’a-t-il pas dit durant la campagne que ne pas payer ses impôts était faire preuve d’intelligence ? Dans le système ploutocratique américain, Trump n’a jamais payé le prix de sa tricherie, de son racisme, de son sexisme, de ses mensonges politiques. Essence même de la ploutocratie décomplexée, Trump a réussi à se faire passer pour un candidat antisystème et même après ses gigantesques cadeaux fiscaux aux plus riches, il continue à réussir l’enfumage d’une grande partie de ceux qu’il plume. Les sondages lui donnent un taux d’approbation de plus de 40 %, soit deux fois plus que Macron.
Si l’on analyse ses déclarations successives sur le droits de douane et les migrants venant du Mexique, on voit une logique à la fois narcissique et politique dans les contradictions. Il dit une chose irrecevable sur le plan économique : imposons des droits de douane pour arrêter le flux des migrants, alors que les économies du Mexique et des États-Unis sont imbriquées dans le même fonctionnement capitaliste et que les migrants arrivent en Amérique en grande partie à cause d’actions des États-Unis. Sa déclaration se teinte de racisme ou xénophobie et sert de poudre aux yeux pour une partie des victimes de la mondialisation qui forment sa base « populaire ». Puis il dit le contraire pour satisfaire le monde des affaires ploutocratique, sa deuxième base de soutien, dont il prend grand soin de favoriser les intérêts qui sont aussi les siens.
Parfois mon petit-fils dit « Papy va-t’en » (ou Papa, Maman, etc.) avant de faire un câlin ou de faire une déclaration opposée. Trump lui aussi dit « va-t’en » (ou « you’re fired ») à son entourage. Il a viré ses généraux, ses ministres, y compris les plus proches tout aussi réactionnaires que lui comme Jeff Sessions, ancien attorney general. Le chaos de la Maison Blanche a bien été mis en évidence par Bob Woodward dans son livre Fear : Trump in the White House. Il faut le comprendre par l’isolement de Trump dans le monde politique. Trump a nommé des gens qu’il ne connaît pas et qui très souvent ont exprimé des opinions à l’opposé de ce qu’il a affiché comme étant les siennes.
Après avoir fait campagne contre les néoconservateurs et leurs guerres perpétuelles, il a d’abord nommé des généraux responsables de ces guerres puis les a remplacés par Bolton et Pompeo, des dinosaures va-t-en-guerre de l’administration Bush. Il nomme quelqu’un dont il peut apprécier le mauvais caractère de cogneur (Bolton), mais il ne peut gérer les différences d’opinion que par le renvoi. Il ressemble à la Reine de cœur dans le livre de Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles, qui déclare sans cesse « qu’on lui coupe la tête ». Ce personnage acariâtre est décrit comme étant une « furie aveugle » par l’auteur. Blind Fury convient bien à Trump aussi, qui avait promis le feu et la fureur au dirigeant nord-coréen si celui-ci continuait à faire des tests nucléaires. Trump est un personnage dans un livre pour enfants : il se comporte comme un enfant irascible mais il a le pouvoir de détruire la planète par une attaque nucléaire.
Enfin mon petit-fils peut servir à illustrer une autre caractéristique du régime Trump. Il est assez facile de réorienter les demandes ou caprices de mon petit-fils, s’il exige une vidéo ou la plage. Il est facilement réorienté vers un autre enjeu. Il en va de même pour Trump : on lui montre une photo de neige à Washington et il a une idée sur le réchauffement climatique, des photos de Syrie et cela suffit pour le convaincre de bombarder. Le complexe militaro-industriel qu’il dénonçait durant sa campagne l’a facilement manipulé. (the conman outconned ou l’escroc escroqué).
Tout ce qui est charmant pour un garçonnet de trois ans est source d’angoisse pour un adulte immature facilement manipulable mais colérique et instable. Trump est, comme l’a écrit Stephen Greenblatt, le spécialiste de Shakespeare, un sociopathe du genre de Richard III. Son immaturité et son narcissisme jumelés à la dérive extrême droitière américaine sont un facteur politique important et gravissime.
Je voudrais terminer par une citation d’un auteur mozambicain, Mia Couto, dont j’ai trouvé la référence dans une interview de Lula, l’ancien président brésilien, par le Spiegel : « Aux temps de la terreur nous élisons des monstres pour nous protéger ». Au Brésil, l’élection du « monstre » Bolsonaro a été soigneusement préparée par les adorateurs de la dictature, comme le révèle un dossier de The Intercept. Aux États-Unis la victoire du narcissisme ignare est un signe de l’infantilisme de toute une société, un infantilisme construit de longue date par la publicité, la télévision et tout l’espace médiatique.
Trump, l’homme enfant toujours content de faire parler de lui, est le symptôme monstrueux d’une dérive qui le dépasse.
Pierre Guerlain