Historienne et linguiste, Florence Montreynaud a lancé plusieurs mouvements pour les droits des femmes : Chiennes de garde en 1999, La Meute en 2000, puis Encore féministes ! en 2001. En 2011 elle cofonde Zéromacho, un réseau international d’hommes qui dénoncent le « système prostitueur ». Elle vient de publier Zéromacho : des hommes disent non à la prostitution ! chez M Editions Québec. 3600 hommes ont signé son manifeste, dont le philosophe Vincent Cespedes, l’écrivain Boualem Sansal, les dessinateurs Cabu et Tripp…
Voir la partie I : Des hommes disent non à la prostitution
Paradoxalement, vous montrez que les hommes de gauche, plus libertaires, sont peu nombreux à signer votre pétition. Attire-t-elle davantage les conservateurs ?
Les libertaires sont souvent contre la punition des prostitueurs. Certains hommes qui signent le manifeste sont moins à gauche, moins engagés… Par exemple, très peu de membres de La France insoumise ont signé. Cependant, dans le texte, nous avons écrit « oui à la liberté sexuelle », ce qui n’est pas une valeur de droite. Chaque fois qu’un prêtre ou un pasteur signe, je lui indique que cela signifie acceptation de la sexualité libre et certains ont retiré leur signature ! En mettant « liberté sexuelle », je voulais écarter les conservateurs.
La position féministe est révolutionnaire. L’égalité dans la sexualité, c’est révolutionnaire. Nous inventons un nouveau monde. Notre génération a les outils mentaux pour cela. Définir la sexualité comme « la rencontre de deux désirs d’adulte » m’a demandé quarante ans de réflexion. Aujourd’hui encore, malgré les progrès accomplis, cette définition s’applique très rarement dans la réalité. On parle d’égalité et de liberté, mais cela ne peut exister quand l’homme gagne trois fois plus, que la femme est cantonnée au foyer…
Le réseau Zéromacho concerne des millions d’hommes, qui sont contre la prostitution et pour la liberté sexuelle. En France, les Zéromacho sont plutôt à gauche, alors qu’en Allemagne il y a beaucoup de catholiques et de protestants pratiquants, notamment des prêtres et des pasteurs. J’ai notamment rencontré un couple de pasteurs qui manifestaient contre le mur en 1982. Ce sont des résistants de l’intérieur qui se lèvent contre l’ordre patriarcal. En Allemagne, beaucoup de gens sont disciplinés et raisonnent ainsi : ceux d’en-haut disent ce qui est bien et on obéit. Ceux qui résistent sont des esprits libres. J’ai aussi rencontré plusieurs bahais (dernière religion révélée, fondée en Iran au XIXe siècle). Les hommes qui signent ont généralement une grande valeur morale ; ils ont un sens du bien et du mal et jugent que la prostitution est quelque chose de mal.
La France a une relation très ambiguë avec la prostitution ; c’est le seul pays du monde où elle a une image glamour. En témoignent la littérature, le cinéma, la mythologie des demi-mondaines, des cocottes ou des prostituées au grand cœur. On associe prostitution de luxe et culture, raffinement… C’est donc beaucoup plus compliqué d’obtenir des signatures en France, alors qu’en Suède c’est évident de signer Zéromacho, qui n’est qu’une action parmi d’autres pour ces hommes globalement très engagés.
Vous parlez beaucoup de la Suède, premier pays à avoir introduit la pénalisation des clients en 1999. Cependant, on y constate également un certain mépris envers les femmes qui se prostituent. L’une d’elles, Eva Marree Smith Kullander, s’est prostituée pendant deux semaines, a été dénoncée comme telle et s’est vue retirer ses deux enfant par les services sociaux. Lesdits services sociaux ont préféré confier les enfants à son ex-mari, un homme violent qui a fini par la tuer à coups de couteau alors qu’elle leur rendait visite. Aujourd’hui, les parents d’Eva Marree n’ont pas le droit d’élever leurs petits-enfants, ni même de les rencontrer, au seul prétexte qu’ils sont les parents d’une prostituée.
Le cas que vous évoquez a fait couler beaucoup d’encre, mais c’est un cas particulier, un cas de violence conjugale. Je ne prends pas position sur une affaire que je ne connais pas. J’ai choisi un autre angle : les hommes qui refusent la prostitution. Les Français utilisent beaucoup ce fait divers d’un mari qui tue sa femme pour décrédibiliser la Suède. Ce pays a d’autres valeurs que les nôtres, mais cet acharnement à le critiquer est louche.
Plusieurs prostituées sont assassinées tous les ans en Allemagne et en France, mais ça personne n’en parle. Elles sont considérées comme des êtres sans valeur. Ovidie a utilisé ce fait divers horrible pour faire un film de propagande. Je ne l’ai pas vu et ne souhaite pas le voir car il n’a d’autre but que de dévaloriser la Suède. Cela fait 25 ans que je vais dans ce pays. Les personnes qui travaillent au planning familial suédois sont toujours prêtes à écouter un homme qui voudrait payer un acte sexuel. D’ailleurs, plus que d’une prostituée, ces hommes ont souvent besoin de quelqu’un à qui ils peuvent se confier. Les services sociaux suédois qui s’occupaient de cette femme ont peut-être été défaillants, comme le SAMU de Strasbourg. Ce n’est pas pour autant que les services sociaux suédois sont toujours défaillants. C’est sans doute l’arbre qui cache la forêt…
L’argent est-il un baume qui cicatrise les violences, ou une armure qui nous en protège ? Permet-il aux bourreaux de ne pas l’être ?
Vous avez lancé plusieurs mouvements féministes en France, dont Zéromacho est le dernier en date. Vos livres précédents ont été publiés par des maisons françaises, pourquoi pas celui-ci ?
J’ai publié mon livre chez M Editions Québec, une maison très engagée. Les dix éditeurs français que j’ai contactés (dont certains que je connaissais, chez qui j’avais déjà publié) ont tous refusé. Le sujet n’est pas populaire en France, à moins que vous le traitiez sous l’angle de ceux qui se disent « travailleurs du sexe ». Il y a 200 enfants qui se prostituent à Paris ; cela me scandalise que personne n’en parle.
Le réseau Encore féministes ! a été le seul à protester face aux déclarations de Frédéric Mitterrand[1], nommé ministre de la Culture par Nicolas Sarkozy. On est typiquement face à des mâles blancs dominants qui se croient tout permis. C’est cela la domination. On se donne tous les droits, y compris ce qui est illégal. J’ai assisté au procès de Dominique Ambiel, conseiller de Jean-Pierre Rafarin, qui avait été interpellé dans sa voiture en pleine nuit avec une prostituée de 17 ans. Il niait l’évidence : il prétendait que la jeune femme était entrée dans sa voiture par erreur ! Sa femme, toute de blanc vêtue, s’est levée pour dire « Je crois mon mari. ». Le système protège ces hommes-là. Ils sont solidaires entre eux. En témoignent ces mots de Jacques Séguéla : « Que celui qui n’a jamais été aux putes lui jette la première pierre. »
La domination n’est pas le propre de l’être humain. L’instinct le plus puissant est la recherche de plaisir. Ce plaisir n’est-il pas plus intense s’il est partagé entre égaux ?
Comment peut-on mettre fin à la prostitution ?
J’ai rencontré 307 hommes pour de longs entretiens sur leur refus de la prostitution. Depuis les années 2000, je travaille sur les mentalités masculines et j’en conclus que l’enjeu est dans la manière dont on éduque les enfants à propos de la sexualité. Il y a trop peu de moyens, trop peu d’interventions : généralement en 3e et en 4e seulement, et on a à peine le temps de parler de contraception… Ainsi, les enquêtes montrent que beaucoup de femmes pensent que les hommes ont des besoins supérieurs aux leurs, et que c’est cela qui explique les viols. Il y a une autre constante, dans toutes les enquêtes, c’est que c’est le plus souvent l’homme qui est à l’initiative des rapports sexuels. Un homme qui considère l’autre comme son égale ne va pas formuler des demandes sexuelles si ce n’est pas le moment. Bien que l’on constate une évolution rapide de la société, celle-ci n’a pas touché tous les hommes.
Le sexe n’est pas un droit. On dit que la prostitution est le plus vieux métier du monde, que ça a toujours existé, mais ce n’est pas une fatalité. On doit pouvoir se débarrasser de la prostitution comme on s’est débarrassé de l’esclavage. Aujourd’hui on condamne les actes barbares des esclavagistes ; dans quelques siècles, on ne comprendra pas qu’on ait pu faire subir à des êtres humains cette violence qu’est la prostitution.
Loin de signifier la liberté sexuelle, [le système prostitueur] nie la réciprocité des désirs. […] Un autre monde est possible, où le marché ne régnera pas en maître, où la valeur de l’humain sera supérieure à celle de l’argent
Voir la partie I : Des hommes disent non à la prostitution
Propos recueillis par Alexandra Nicolas
Pour signer le manifeste Zéromacho : zeromacho.wordpress.com/category/le-manifeste/
[1]« On peut prendre deux garçons, ou même plusieurs, aucune objection puisque la réponse est toujours : I want you happy. […] Tous ces rituels de foire aux éphèbes, de marché aux esclaves m’excitent énormément. » La Mauvaise Vie, récit autobiographique de Frédéric Mitterrand, publié en 2005. Ce passage traite de ses voyages à Bangkok…