Comme dans les Alpes, la mie du pain en Himalaya a été mangée. Les Hillary, Tensing, Compagnioni, Diemberger, Couzy, Terray, Buhl, Lachenal, Herzog… ont foulés les 14 sommets vierges de plus de 8.000 mètres. D’autres ont tracé de grands itinéraires sur ces symboles. Reinold Messner les a tous gravi sans oxygène, en équipe puis en solitaire. Ils ont fait briller et à la fois certainement tué le grand Himalayisme reconnu du grand public.
L’alpinisme avait pris ce virage himalayen lorsque les hommes mesurèrent les montagnes, projetant les plus hautes dans la mythologie. En enregistrant les 29.028 pieds du mont Chomolungma au Tibet au XIXe siècle, le service indien de la Royal Geographical Society, dirigé par sir George Everest, inventa le sommet du monde.
Le Chomolungma devint l’Everest. Une référence d’altitude à 8.000 mètres est fixée : ils sont quatorze pics à la dépasser. Les premiers à se frotter à ces symboles entrèrent inévitablement dans la légende. Ces montagnes ont servi à des opérations politiques, sportives, scientifiques, artistiques, commerciales… industrielles même, avec un hélicoptère d’Eurocopter qui, en 2005, se pose et redécolle à 8.848 mètres, un record définitif.
Pour autant, quand il n’y a plus de performance à battre pour aller plus loin et plus haut que les prédécesseurs, l’activité elle-même n’est plus vraiment dans la course ; c’est le cas, me semble-t-il, pour l’alpinisme et l’Himalayisme dans sa conception traditionnelle de haut niveau. Il décroît au fur et à mesure des sommets consommés, là où les challenges en sport sont théoriquement ouverts à l’infini… Mais les alpinistes ont toujours cultivé la différence avec le sport, refusé des règles claires de compétition, mêlé la notoriété du sommet et la réalité de la performance. S’ils n’ont pas aussi joué de la confusion entre les deux. Les voilà donc au pied du mur !
En voile, cela fait belle lurette que les marins ont choisi d’ajouter à l’exploration des océans une confrontation organisée des hommes entre eux ; c’est même ce qui intéresse les concurrents, les médias et les sponsors nécessaires pour faire vivre le haut niveau. Alors que reste-t-il, à l’instar d’un Messner qui demeure la référence internationale, aux jeunes de sa trempe aspirant à exister, briller et vivre de leur talent ? Leur niveau technique a beaucoup grimpé avec des réalisations parfois incroyables. Cette question secoue les débats dans la famille à laquelle j’appartiens aussi, celle des montagnards.
La tragédie d’Elisabeth Revol au Nanga Parbat, quasiment vécue en direct en janvier 2018, n’est pas sans nous rappeler les mésaventures de Maurice Herzog en 1950 à l’Annapurna. L’équipée peine à redescendre après avoir atteint « sur parole » un sommet de 8.000 mètres et est sauvée par les meilleurs alpinistes du moment. Au retour, le compagnon d’Herzog sera écarté de la médiatisation faite autour de l’expédition avant de disparaître l’année suivante dans une crevasse du glacier de la Vallée Blanche ; celui de Revol s’est éteint tout seul dans les glaces du Nanga Parbat. Les rescapés reviennent vainqueurs mais meurtris dans leur chair, avec toute la souffrance de mains et pieds gravement gelés.
Herzog avait été porté en héros pour avoir aidé la France ravagée par les stigmates de la seconde guerre mondiale à redresser la tête et à retrouver le goût de la victoire. Paris Match consacrait tout un numéro à cette incarnation sportive du gaullisme triomphant, avec un véritable hymne au sacrifice, à l’effort, au courage, à l’esprit d’équipe, illustrée de mains et de pieds bandés, de visages marqués et émaciés. Le livre rédigé par Herzog « Annapurna, premier 8000 » sera traduit en trente langues et vendu à près de quinze millions d’exemplaires de par le monde dont les royalties feront vivre la FFM (Fédération française de la montagne) jusqu’à la fin des années 70.
Cet alpinisme tricolore vivra sa dernière expédition en 1981, militaire et franco-chinoise au Tibet visant la face nord de l’Everest. Les drapeaux des deux pays avaient été hissés au sommet d’un mât érigé au centre du camp de base dominé par cette montagne qui domine le monde. Et nous tous en costumes de l’armée, Chinois et Français (j’en étais membre, jeune appelé sous les drapeaux), d’écouter au garde-à-vous le discours d’ouverture de l’ascension lu par un officier qui proclamait, sur un ton martial et théâtral, que les « héroïques alpinistes écriront un nouveau et glorieux chapitre de l’amitié entre les peuples »…
Les sociétés ont besoin de héros, de modèles qui nous inspirent, nous font rêver…. Sportifs ou artistes illustres, sapeur pompiers ou voisins inconnus, personnages réels ou fictifs, des hommes ou des femmes de grande valeur auxquels nous pouvons nous identifier et aimerions ressembler… Une mission qui ne se refuse pas et une reconnaissance auprès du grand public dont rêvent la plupart des sportifs et des aventuriers.
Mais les modèles évoluent en fonction de l’époque. Depuis 1950, la société a un peu changé ; les valeurs, les préoccupations, les enjeux ne sont plus les mêmes. Même le mythe Herzog a été écorné et revisité. Sa propre fille évoque dans un livre intitulé « le Héros », un égoïsme profond, une forte dose d’égocentrisme et « une hémiplégie de la sensibilité, sauf à l’égard de ceux qui ont connus les mêmes souffrances que lui… ». Le prix des amputations est considéré absurde aux yeux contemporains. Et ces yeux-là ont certainement raison. Une montagne, qui n’est somme toute qu’un amoncellement de cailloux et de glace, ne vaut sûrement pas le sacrifice d’un bout de son corps, encore moins d’une vie. Et une ascension réussie est assurément celle d’où l’on revient par ses propres moyens, vivant et entier.
Depuis sa chambre d’hôpital à Sallanches, Elisabeth Revol a témoigné sous les projecteurs, comme tous les alpinistes du monde qui aiment relater leurs expériences peu ordinaires vécues là-haut, souvent sans témoin. Elle a fait la dure expérience de se retrouver brutalement et probablement tout à fait fortuitement projetée au tribunal de l’opinion. Pêle-mêle, l’irresponsabilité dans les loisirs, la prise de risque inconsidérée, la mise en danger des secouristes, le coût de l’opération de sauvetage, du rapatriement et des soins, la séparation avec son compagnon, une insensibilité apparente pour la mort inévitable de ce dernier… ont été lâchés dans la polémique.
Pour ma part et bien modestement, cette fascination pour ces bouts du monde et cette froideur ou pudeur face à l’inacceptable me parlent aussi. En mi-octobre 1988, avec l’alpiniste népalais Lakpa Sonam au sommet de l’Everest, gravi par le versant sud, jamais je n’aurais pensé au pire. Nous croyons toujours que ça n’arrive qu’aux autres. Seuls là-haut à 8.848 mètres, notre solitude conférait encore plus de beauté et de mystère à cet endroit perdu. L’instant était insensé. Émotion brute. Immense sentiment de délivrance, aussi… Un vent agressif, bruyant, venant du nord annonçant l’hiver. Il avait asséché et glacé la montagne, effilé et lissé l’arête sommitale qui était pratiquement de glace. Les cordes fixes avaient été balayées par le vent et progresser dans ces conditions était difficile.
C’est à la descente que deux d’entre nous ont été avalés par le vide, dont ce compagnon cher du sommet. Une détresse générale a secoué toute l’expédition. Ici, les tragédies côtoient les succès, parfois pour quelques minutes, parfois pour quelques mètres. Et les morts ne semblent pas toujours déranger les vivants. J’en étais arrivé à me demander si je ne m’étais pas trompé de guerre…
Avec un autre camarade de l’expédition, le guide de Chamonix Denis Ducroz, nous remonterons à 8.200 mètres pour récupérer les corps figés et les redescendre le plus bas possible. Mais des commentaires sur le drame fusaient à la radio, des interprétations et même des critiques qui me blessaient. À fleur de peau, fatigué, je n’avais plus la force de me demander comment une situation pouvait basculer à ce point. J’avais refusé de m’exprimer sur cette tragédie, préférant garder à l’esprit l’instant heureux, celui du sommet, qui est finalement le meilleur des hommages à rendre aux deux malheureux. C’était peut-être aussi un refuge, un réflexe pour ne pas affronter, à chaud, cette réalité lourde à porter… Pour autant je savais au fond de moi que réussir le sommet au prix d’un accident avait le goût d’un échec.
Himalaya entre fascination et effroi… Je n’ai jamais pu tirer un trait sur cette dualité de sentiments à la fois exceptionnels et tragiques. Mais ces grands sommets sont vraiment ceux qui permettent de transcender l’expérience habituelle de la montagne. J’ai bien vu dans l’attitude des alpinistes, j’ai bien senti au fond de moi en arrivant sur ce Toit du monde, que ce sont ces sommets-là, plus que n’importe quels autres, qui donnent le sentiment d’accéder à une félicité quasi divine, de revenir vainqueur, parfois rescapé, bref de se prendre pour un héros. Et, à l’opposé, ce sont aussi ces sommets-là qui, plus que n’importe quels autres, nous donnent des leçons d’humilité et nous met à l’épreuve avec des rappels parfois sévères à l’ordre des choses.
Pour ceux qui se confrontent à cet extrême, fait de limites et parfois de mort, l’Himalaya suscite des comportements à l’image de sa démesure. Et l’histoire de ces montagnes légendaires révèle à elle seule toutes les dimensions de la nature humaine, entre noblesse et désolation.
Serge Kœnig