L’actualité internationale et française montre que certains Etats, sinon tous, ont un langage de propagande qu’ils cherchent à imposer à l’ensemble de la communauté, et que bien des comportements d’hommes et de femmes politiques sont de même genre. Le langage employé ne correspond pas, les comportements non plus, aux fins qu’on pourrait supposer aux Etats – le bien commun – et aux campagnes électorales ou aux gestions publiques – le bien commun.
Le jugement de l’Histoire ou la sanction électorale sont seuls évoqués en appel éventuel. Des juridictions s’érigent pour juger rétrospectivement des faits et des personnes qui n’évoluaient pas sous l’empire de textes ou de notions à leur opposer une fois leur défaite militaire ou politique acquise : tribunal pénal international ad hoc à La Haye, traité instituant une Cour internationale pénale, actions contre des prévenus de génocide en Rwanda, en Irak, en Yougoslavie, prétention de juger Oussama Ben Laden. Procès de Nuremberg et de Tokyo.
Des Etats s’appuyant sur la morale et invoquant un tréfonds religieux (discours américain depuis le 11 Septembre) sont par ailleurs parmi les rares ou les seuls à pratiquer la peine de mort comme sanction ultime à l’issue de leurs procédures criminelles, ne ratifient ni le processus de Kyoto, d’urgence planétaire, ni les traités interdisant les mines anti-personnel ou ceux édictant les droits de l’enfant.
Il existe déjà des déclarations positives édictant des normes en forme de pétition de droits universels ou d’une citoyenneté nationale (textes des révolutions anglaise, américaine, française ; préambules des Constitutions modernes). Le droit naturel est élucidé et écrit, enseigné en faculté de droit dans la plupart des pays « occidentaux », il est développé par les chefs de l’Eglise catholique ; bien des religions en discernent et enseignent de grands éléments.
L’histoire des doctrines économiques est faite – par ailleurs – d’une recherche et des pratiques d’un discernement liant l’entreprise pas seulement à son objet strictement économique et financier, mais à des fonds sociales. L’économie solidaire, la gestion éthique, l’évaluation des investissements, soit en placement boursier, soit en ambition d’un développement durable commencent d’avoir, sinon leur charte, du moins un faisceau de critères à appliquer pratiquement.
Un jugement sur les activités économiques, les entreprises, les textes législatifs devient possible et des organismes de notation ou d’évaluation privés ou publics apparaissent, certains masquant des objets lucratifs (on vend de la notation éthique, pour moraliser une entreprise ou son activité), d’autres s’efforçant d’obtenir du sein même de l’activité économique une certaine novation dans les comportements et les labels de réussite.
C’est communément affaire de morale universelle, de recherche de repères dans une époque où l’économie et le droit ne le donnent plus directement, car ils sont eux-mêmes en question dans leur mise en œuvre. C’est affaire d’urgence car, d’une génération à l’autre, il semble que plus rien ne se fasse par adhésion spontanée, car la planète en tant que telle est en danger de mue climatique et génétique.
Sans prétendre introduire une révolution dans l’appréciation des comportements publics – personnes physiques, et personnes morales (Etats, collectivités publiques, entreprises nationales) – il peut être salutaire de chercher et répandre des critères de jugement, d’écrire périodiquement à propos d’entités notoires une évaluation et d’en rapporter l’image qui se dessine en utilisant systématiquement des critères – les mêmes pour tous les objets considérés et évalués.
La notation éthique commencerait par les Etats. Elle donnerait lieu à l’établissement de critères de jugement selon des normes universellement reconnues, selon des fins qui sont propres à chacun et sont contenues dans du droit coutumier ou écrit. Elle se prêterait à discussion éventuelle pour dire si l’adéquation de ces critères est valable, et sinon pour expliquer les motifs de déviance des comportements et des pratiques de l’Etat sous revue par rapport à ces normes ou à ces critères.
Un livre établira le projet, la méthode, dira les fins, et proposera les critères de jugement.
Ceux-ci seront une première fois appliqués, sans doute par le rédacteur seul, mais les critères, la notion même d’éthique applicable à l’organisation et au comportement des Etats auront été discutés avec des compétences certaines.
Un questionnaire sera distribué à la fois à chacun des Etats (Ambassades accréditées à Paris, chefs des gouvernements destinataires d’un courrier exprès) et à des organisations internationales ainsi qu’à des organisations non gouvernementales traitant de ces sujets (Amnesty international, Reporters sans frontières, Médecins du monde, grandes institutions caritatives, dicastère Justice et paix de l’Eglise catholique, conseil œcuménique des Eglises) ; sans doute aussi à des cellules soucieuses de ce genre d’examen aux Nations Unies ou dans les services de la Commission européenne.
Les résultats seront publiés.
Il peut en naître un rapport annuel, comme il existe les résultats annuels des entreprises, ou une foule d’annuaires périodiques en économie, en stratégie, en édition, etc… Il peut se constituer, pays par pays, un comité affinant les critères et les discernements, représentant l’institution d’évaluation et de publication internationale en sorte que se ferait un réseau et une instance indépendants de toute confession, organisation, idéologie contribuant à développer la morale publique dans les relations internationales et dans la vie interne des Etats, en la disant et en en contrôlant l’application.
La sanction serait la réputation, qui ne serait plus seulement la révérence accordée à la puissance ou à la victoire ou que le fruit d’une propagande continue et bien faite ; elle tiendrait à des critères applicables à tous. Des comparaisons en naîtraient et sans doute aussi des réponses d’Etats.
Le même concept peut être étendu à l’observation de la vie politique d’un Etat, à l’étude de ses partis politiques, de la gestion d’un gouvernement. Il peut aussi, s’ajoutant aux examens légaux, aux disciplines des juridictions ou aux appréciations des expertises comptables, regarder des associations et en somme tout objet ayant vocation à gérer la vie collective.
Implications :
A défaut d’objectivité – les référents changeants selon les générations, à supposer même qu’un accord se fasse pour une époque entre civilisations, morales et écoles juridiques différentes, sinon opposées – des éléments de langage commun apparaissent. On évalue et note suivant des critères identiques tous les objets examinés. En l’occurrence et pour commencer : les Etats.
Ce à quoi le tribunal Russel s’était naguère essayé, comme certaines organisations régionales et thématiques plus récemment : les pays d’Afrique d’expression française et la France en tentant d’établir des critères de bonne gouvernance, relevés ensuite par des institutions financières internationales ; la candidature à l’Union européenne est soumise à la satisfaction de la démocratie en droit interne du postulant ; c’est le cas en principe d’une admission au Conseil de l’Europe. Mais les juges étant des Etats, de même ordre que les examinés, les limites de l’opportunité et de l’impartialité sont floues.
Ce qui s’opère en finance et en économie (les critères de Maastricht, la conditionnalité des concours apportés par le F.M.I. et la Banque mondiale) serait transposé à l’ensemble d’une vie en Etat.
L’établissement de critères permettant une notation, l’affinement de pondérations (telle lacune pouvant être compensée par telle avancée), le collationnement des données relative à la vie publique et juridique dans l’emprise de chacun des Etats actuellement existants demandent du temps, une base documentaire et une pratique autant dans le questionnement que dans l’application du jugement.
Certainement, il faudra quelques années de tâtonnements, le concours de militants de plus en plus nombreux pour témoigner des vies locales et de personnalités pour ajuster les instruments de notation, en trouver d’autres. La cellule initiale de collecte et de notation devra, envers elle-même comme envers ceux qui lui feront confiance en répondant aux questionnaires, en apportant de la matière ou en se fiant aux résultats publiés, s’engager à dire et maintenir la transparence dans la conduite de ses travaux et dans l’extension progressive de son relationnement.
A défaut d’interférer dans des procédures en dommages-intérêts ou en violation des droits de l’homme – elle ne serait au mieux qu’un élément d’appréciation apporté aux juridictions compétentes – cette notation faciliterait plusieurs exercices actuellement malaisés, alors même qu’ils sont de plus en plus demandés :
- Comment enseigner le civisme, les histoires nationales, la citoyenneté, la tolérance sans références, sans apprentissage de chacun à juger ?
- Comment rétrospectivement ou en tenant compte d’un dépaysement mental, idéologique, religieux important juger des situations requérant l’opinion mondiale, engageant la vie de peuples entiers et l’honneur de personnes physiques (la Shoah, Vichy, les guerres coloniales, par exemple) ? Ou, en l’absence de droit ou de procédures mobilisables caractériser les pratiques de l’époque contemporaine (les licenciements boursiers, la licéité de pratiques thérapeutiques ou d’innovations scientifiques, les manipulations financières ou monétaires, les faillites frauduleuses, les pollutions biochimiques ou médiatiques) ?
- Comment faire que la notion de juste valeur, souvent invoquée dans les domaines boursières ou dans les transactions commerciales, que celle de sens à la vie, ou encore d’objet humanitaire, caritatif, que des déontologies entières ne soient pas captées à des fins contraires à leur lettre et à leur esprit, si elles ne sont ni définies ni appliquées d’abord à des entités et à des comportements aussi notoires que ceux des Etats, garants pour une bonne part du droit interne dans le champ de leur compétence territoriale, et du droit international ?
Les débats sur ces sujets sont courants, ils sont engagés, ils mettent en cause des personnes physiques, ils en exonèrent d’autres, ils éludent des groupes économiques et financiers, des Etats, des organisations. Comment faire que « la justice soit la même pour tous » ? Comment faire que les mots soient requis d’être vrais ?
Au-dessus des souverainetés soit d’ordres juridiques autonomes, soit d’entités contractantes, est-il possible d’établir sans entrer dans un système philosophique particulier susceptible d’induire trop de préalables avant que soient acceptables une méthode et des référents, d’établir une grille assez fine pour tamiser tous les éléments d’interrogation d’une vie et de fins publiques, et assez simple pour aboutir à des notations homogènes d’un Etat à l’autre, d’une année sur l’autre ? La réponse ne peut être apportée qu’en proposant ce défi et en tentant une mise en œuvre[1].
Bertrand Fessard de Foucault
[1] Cet article s’inspire d’un exposé présenté lors du premier forum international « Dialogues pour la Terre », tenu au Palais des Congrès de Lyon du 21 au 23 Février 2002. Ce forum préparait le « sommet mondial » de Johannesbourg et était organisé par Mikhaïl Gorbatchev, dernier numéro 1 soviétique et fondateur de Green Cross international, ainsi que Maurice Strong président du « Conseil de la Terre ». Présents et intervenant à ce premier forum, Lionel Jospin alors Premier ministre, huit de ses ministres, Raymond Barre, Gérard Collomb, Gérard Mestrallet (Indo-Suez), etc…
En sus de ma présentation du concept de notation éthique des Etats, qui supposait – lui-même – un réseau international, je proposais en séance plénière que le forum soit représenté de manière permanente dans chacun des Etats du monde, à commencer par ceux dont les chefs d’Etat ou de gouvernement participaient au forum ou viendraient à participer aux suivants.