Écrivaine, journaliste et éthologue de formation, Fleur Daugey a récemment publié un livre engagé qui suscite des débats houleux sur les réseaux sociaux : Animaux homos. Son but ? Couper court à l’affirmation qui « inonde les discours des religieux fondamentalistes de toute obédience et sert de socle idéologique aux mouvements tels que la Manif pour tous et tant d’autres organisations homophobes de par le monde ». Non, l’homosexualité n’est pas contre nature.
L’homosexualité a été répertoriée chez 1500 espèces issues de l’ensemble du règne animal, mais elle participerait en outre de la préservation de ces espèces ?
Dans un sens, elle peut favoriser la reproduction. C’est le cas chez l’albatros de Laysan. Dans certaines populations, les femelles sont plus nombreuses que les mâles. Si ces femelles étaient toutes purement hétérosexuelles, nombre d’entre elles ne pourraient pas se reproduire car elles ne peuvent à la fois couver (pendant 65 jours) et aller se nourrir. Là, au contraire, les couples homosexuels formés de femelles fécondées par des mâles peuvent assurer la survie de leur progéniture.
On peut également évoquer l’exemple des cygnes noirs. Chez cette espèce, on constate que les couples homosexuels élèvent plus de petits que les couples hétérosexuels. En effet, deux mâles peuvent défendre un territoire plus grand et donc disposer de plus grandes quantités de nourriture pour leurs cygneaux, ce qui leur confère un succès reproducteur plus important : 80% de réussite contre 30% chez les animaux hétérosexuels. Un tel succès n’est toutefois pas systématique chez les animaux homosexuels.
Dans la nature, on observe une grande diversité des comportements sexuels, qui ne sont pas forcément en lien avec la reproduction…
En effet, à rebours de certains a priori, vous montrez que l’Homme n’a pas le monopole du plaisir et de l’inventivité en matière de sexe…
C’est le point crucial du livre : montrer à quel point les animaux sont proches de nous. Chaque fois que l’on veut se détacher des animaux, attribuer à l’Homme des privilèges, on se fourvoie. On les a longtemps dits incapables de faire preuve d’intelligence ou d’éprouver des émotions, mais le contraire est désormais prouvé. C’est d’ailleurs très étonnant qu’on ait pu penser que les animaux ne ressentaient pas d’émotions car celles-ci sont essentielles à la survie.
En me plongeant dans le sujet de la sexualité et de l’homosexualité animale, je me suis rendue compte que le plaisir précède la reproduction, ce qui est un constat assez novateur. On n’a pas prouvé, jusque-là, que la reproduction soit le fruit d’un choix conscient chez l’animal ; il me semble plus simple d’expliquer la reproduction par le plaisir. Les animaux vont vers ces comportements parce que ça leur fait du bien, comme boire, dormir, manger… Ainsi, au cours d’une étude menée chez la mouche du vinaigre, les mâles qui s’accouplent avec succès privilégient ensuite la nourriture ordinaire ; les mâles rejetés, eux, se consolent en choisissant la nourriture agrémentée d’un peu d’alcool.
Douleur et plaisir représentent les deux facettes d’une même contrainte qui a probablement une origine très ancienne dans l’évolution
On découvre dans votre livre que les dauphins, ces animaux star que l’on croyait bien connaître, ont plus d’appétit sexuel que les bonobos et que 50% de leurs relations sexuelles sont des relations homosexuelles !
Les grands dauphins mâles forment des couples qui durent toute la vie. Ces cétacés ont de quoi nous surprendre : frôlements, caresses des nageoires et du rostre, sexe oral, mais aussi viols collectifs, meurtres… Ils nous ressemblent beaucoup, même dans nos aspects les moins glorieux. – Chez les canards aussi, le viol est quelque chose d’assez courant.
Pour se distancier du monde animal, on dit souvent : « Eux ne font pas ça. ». Toutefois, n’en déplaise à certaines écoles philosophiques et religions, la filiation entre l’Homme et l’animal existe ; il n’y a pas de séparation nette entre les deux. Des études menées sur les chimpanzés montrent qu’ils ont une notion de la morale. Ils ont conscience que certains comportements font du bien, ou du mal.
Il semblait avéré qu’un accouplement entre un mâle et une femelle soit la condition sine qua non pour se reproduire. Contre toute attente, vous expliquez que certaines espèces se passent de mâle…
En effet, on a découvert une espèce de lézard unisexuel, Aspidoscelis uniparens, chez laquelle il n’y a que des femelles. Elles se reproduisent par clonage, mais, contrairement aux pucerons, les individus ainsi conçus ne sont pas strictement identiques à leur mère. Il se produit une recomposition des chromosomes au cours de la méiose[1], ce qui permet d’introduire une petite diversité génétique, indispensable à la pérennité de l’espèce. Toutefois, on a observé que les femelles se font la cour entre elles ! Les rapports homosexuels entre femelles favorisent la reproduction car celles-ci ovulent mieux après un accouplement.
Les animaux que vous évoquez dans votre livre sont souvent bisexuels. L’homosexualité stricte est-elle plus rare ?
Le monde animal est plutôt bisexuel. – J’imagine d’ailleurs qu’il y aurait davantage d’individus bisexuels chez les êtres humains s’il y avait moins de préjugés et de pression sociale. La sexualité est très mouvante chez les animaux : certains sont plutôt homos, ou plutôt hétéros. Elle est tantôt synonyme de reproduction ou tournée vers le plaisir : masturbation, homosexualité… Néanmoins, selon le contexte, l’homosexualité est également liée à la parentalité.
L’homosexualité n’est pas contre nature. D’ailleurs, quand on démontre cela aux gens qui professent le contraire, leur réaction est souvent contradictoire : « Ah, mais on n’est pas des animaux ! ». L’animal est constamment utilisé pour justifier des jugements moraux, et ce dans tous les sens possibles : parfois il doit être comme nous, parfois être différent de nous…
Les théologiens de la première heure décrivent le monde animal dans le but de prescrire à l’être humain le comportement qu’ils estiment approprié à l’égard de Dieu.
Le livre de Bruce Bagemihl, Biological Exuberance. Animal Homosexuality and Natural Diversity, n’a jamais été traduit en français, et aucun de nos scientifiques n’avait auparavant dédié un livre entier à l’homosexualité chez les animaux. Pourquoi ce sujet est-il si tabou ?
La religion a un gros poids et même les non-croyants sont influencés par l’Histoire religieuse dont nous avons tous hérité. Au fil du temps, sur ces interdits religieux se sont greffés des préjugés culturels, sociaux… Il faudra de nombreux livres pour dessiller les yeux des gens.
Mais, encore plus étonnant, ce sujet est tabou chez les scientifiques eux-mêmes, pourtant censés faire preuve de la plus grande objectivité possible et être ceux qui essayent le plus de se débarrasser des préjugés sociaux. Dans une étude récente faisant état d’un insecte pénétré, un scientifique affirmait que l’animal à six pattes était « passif dans la relation ». – Les préjugés misogynes sont encore fréquents dans la littérature scientifique.
Et finalement, par méconnaissance de ce sujet si peu abordé, nous avons tous des préjugés. On savait que certains animaux « transsexuels » changeaient de sexe au cours de leur existence, mais il y aurait donc également des animaux transgenres ?
Chez les mouflons par exemple, certains mâles sont efféminés pour échapper aux ardeurs… d’autres mâles ! Dans une société très homosexuelle, certains adoptent des comportements féminins : ils sont moins agressifs que leurs congénères mâles, avec qui ils refusent de s’accoupler, et urinent comme des femelles. Il serait intéressant de savoir s’ils se reproduisent mieux que les autres mâles, étant donné qu’ils côtoient les femelles toute l’année alors que les autres sont tenus à l’écart. On apprend beaucoup sur ces comportements, mais notre connaissance sur ces sujets longtemps mis de côté est encore parcellaire.
L’homosexualité est multiforme et sert les individus et les espèces de diverses manières. Son existence, sa fréquence et sa persistance au cours de l’évolution […] conduisent à la considérer comme une expression normale du comportement des animaux.
Darwin a théorisé une loi, non pas celle du plus fort, comme on le lit trop souvent, mais la loi du plus adapté à un moment donné, à un contexte donné. L’homosexualité participe d’une grande diversité que Joan Roughgarden appelle « l’arc-en-ciel de l’évolution ». C’est cet arc-en-ciel qui crée la vie. Cette chercheuse, elle-même transgenre et assez militante, a écrit deux livres que je recommande : Le gène généreux : Pour un darwinisme coopératif et Evolution rainbow (non traduit).
Le militantisme d’un scientifique (dans un sens ou dans l’autre) ne risque-t-il pas de le rendre moins objectif ?
Les données scientifiques sont objectives en elles-mêmes, bien qu’on puisse toujours discuter de la méthode et de la façon dont les études sont faites. Je trouve que c’est une critique facile ; je l’ai lue à mon sujet sur Facebook, bien que je ne sois ni militante, ni homosexuelle. Le problème actuel vient surtout du manque d’études sur ce sujet à cause de chercheurs qui décident d’ignorer les données qui ne cadrent pas avec leurs préjugés.
Ce qui me donne de l’espoir, c’est que la société avance en dépit des groupes et des personnes aux discours rétrogrades.
L’homosexualité n’est qu’une facette normale de la sexualité des animaux et des êtres humains, et ne peut en aucun cas être rangée parmi les crimes, si elle implique des individus consentants.
Alexandra Nicolas
[1] Selon le site Futura, la méiose est le processus de double division cellulaire permettant la formation de gamètes, ou cellules sexuelles.