La cathédrale Notre-Dame ravagée pendant des heures par les flammes, scalpée, éventrée : avouez que vous n’auriez jamais cru qu’au XXIème siècle, en plein Paris, en temps de paix, cela puisse arriver. Certes, il faut saluer le courage des pompiers qui ont évité le pire, à savoir un effondrement total de l’édifice et de peu, à un quart d’heure près, nous dit-on. Mais leur dévouement ne doit pas masquer le scandaleux abandon du patrimoine historique par l’Etat, qui est la toile de fond de cet incendie qui risque d’être suivi par d’autres.
Il y a quelques semaines, c’est à Saint Sulpice qu’un feu se déclarait : malveillance ? Didier Rykner, le rédacteur de la Tribune de l’art, a vu des prises électriques « absolument pas aux normes » à l’église de la Madeleine : n’est-ce pas une autre forme de malveillance ?
A Notre-Dame, le feu s’est propagé très vite et d’une manière anormale. Sur LCI, interrogé par David Pujadas, Benjamin Mouton, l’ancien architecte en chef du monument se dit stupéfait : « du vieux chêne, il faut beaucoup de petit bois pour le faire brûler… » (sic), d’autant que l’installation électrique et les alarmes (pour une fois !) avaient été refaites…
Prudent, l’architecte « se perd en conjectures » mais ne prononce pas le mot « criminel ». Inutile, dès l’ouverture de l’enquête, la cause était entendue : la police scientifique ne pouvait pas encore aller sur place mais « tout montrait un accident ». Curieuse célérité. Mettons que ce soit un accident, dans ce cas, il y a eu, soit désinvolture, soit incompétence.
Mais faire pleurer Margot sur « la faute à pas de chance » est indigne. Quoi, un tel patrimoine qui a résisté aux révolutionnaires, aux communards, aux nazis, aurait été détruit par un mégot, où tout autre geste aussi idiot qu’évitable ? Les fautes ne sont peut-être pas à imputer aux entreprises qui menaient le chantier. Les causes de ce gâchis sont en amont. Nombre de spécialistes dénoncent le laxisme des prescriptions pour les travaux sur les monuments historiques.
Il y a des moyens de détection immédiate qui permettraient d’agir vite, la surveillance vidéo par exemple. A Notre-Dame on ne les connaît pas, semble-t-il : on sait que l’alarme a retenti une première fois, vingt-trois minutes avant la seconde alerte… mais qui, que, quoi, où, on ne sait pas ; la fameuse « procédure de lever de doute » est en débandade.
Les grandes échelles des pompiers n’étaient pas assez hautes. Ah si, il y avait bien un camion avec une plus grande échelle mais à Versailles… Le temps de venir, avec les embouteillages, Notre-Dame cramait. Paris se paye des Nuits Blanches, des grandes parades, va financer à coup de milliards des jeux olympiques et ne peut pas se payer une très grande échelle pour sauver, ne disons pas des siècles d’Histoire, mais un haut-lieu touristique, sources de devises (langage plus compréhensible pour nos gouvernants) ?
L’historien Alexandre Gady pointe depuis des années « un budget des monuments historiques trop faible », devenu une variable d’ajustement, avec une foire aux pis-aller, le dernier étant le loto du patrimoine. Et Stéphane Bern s’ingénie à ce que ses efforts ne soient pas détournés : il n’est pas au bout de ses peines puisque la Française des Jeux va être privatisée. Le patrimoine va rapporter, mais au privé.
C’est pourquoi les propos du Président sont très inquiétants ; aucun regret sur la faillite de l’Etat dans sa gestion du patrimoine. Il a salué toutes les catégories de la population qui ont soutenu la cathédrale en flamme sauf une : « les croyants qui ont prié » n’existent pas (autant dire qu’on en tiendra guère compte dans la reconstruction et pourtant ils sont venus en masse). En revanche, il n’a pas oublié « les écrivains [qui] ont rêvé ». En tant qu’écrivain, j’en frémis : il n’y a que Néron qui puisse rêver devant une merveille en flammes.
L’inquiétude suprême est cette reconstruction au forceps, en cinq ans. Et pourquoi pas cinq mois, quitte à rentrer dans le livre des records ? M. Macron s’apprêtait à faire un discours donné comme un tournant de son quinquennat, et au moment où il devait parler, la flèche s’effondre et tout doit être annulé. Or M. Macron s’est toujours voulu « le maître des horloges » : avec ses cinq ans, il reprend la main et nomme tambour battant à la tête de cette restauration… un général cinq étoiles. Non, hélas, ce n’est pas un poisson d’avril !¹
Or il faudrait plutôt, en ces temps de mondialisation, se tourner vers le Japon dont les temples sont entièrement en bois et régulièrement reconstruits à l’identique par des charpentiers, des menuisiers dont le savoir-faire est considéré, là-bas, comme un trésor national. Nous avons encore, ici, ces corps de métiers : les compagnons par exemple. Ceux-ci ont commencé d’alerter sur le manque de personnel qualifié car, depuis des années, l’Etat ne fait pas son devoir, n’entretient pas les monuments, il asphyxie des corps de métiers qui n’embauchent pas.
Cet incendie révèle en profondeur la gabegie étatique où l’on voit les collectivités territoriales faire des dons (pas forcément symboliques) qui vont cruellement manquer à l’entretien de leur patrimoine local. Restaurer le patrimoine, c’est aussi entretenir tout un savoir-faire qui est lui-même un patrimoine, directement héritier des bâtisseurs de cathédrales. Peut-être, pour des raisons de solidité, faudra-t-il panacher avec d’autres matériaux, mais il ne faut pas en faire un prétexte à n’importe quoi. Puisque M. Macron veut être un bâtisseur, qu’il s’en donne le temps, qui ne respecte jamais ce qui a été fait sans lui.
Il est à craindre qu’on assiste à bien autre chose. François-Henri Pinault fut parmi les premiers à offrir 100 millions d’euros, LVMH et la famille Arnault surenchérissent à 200 millions, puis les grandes fortunes ont rivalisé de dons. Ne croyez pas que ce soit pour l’amour de Notre-Dame : c’est un coup de com qui va leur rapporter gros. Car ces dons sont défiscalisés au moins à 60 %, et ce pourcentage, qui ne rentre pas dans les caisses de l’Etat, c’est le contribuable qui le payera. Tous ces gens-là sont généreux du bien des autres. Car la loi Aillagon sur le mécénat est devenue une vache à lait pour traire le public. Fait notable, la famille Pinault, elle, a renoncé à la réduction d’impôt afférente, reprenant l’avantage dans cette bataille médiatique…
Mais le plus dangereux, ce sont les contreparties en faveur de ces grands donateurs, collectionneurs d’Art contemporain. Cette reconstruction rapide risque d’être accompagnée d’un concours ébouriffant, jubilatoire pour nos architectes hypermodernes qui pourront rajeunir cette vieille dame trop gothique.
Autre affirmation inquiétante de Monsieur Macron ; « nous allons la reconstruire plus belle ». Plus belle, sans rire, plus contemporaine peut-être ? On pourrait ajouter des coupoles lumineuses, une grande roue… « Un concours international afin de doter Notre-Dame d’une nouvelle flèche » est déjà dans les tuyaux (pas ceux de l’orgue, muets pour longtemps). Jeff Koons, après ses tulipes en hommage au drame du Bataclan, risque de proposer ses services pour consoler Notre-Dame : à quand le bouquet de roses ?
Je ne plaisante pas : une reconstruction, surtout à la sauvette, peut être pire que ce qui vient d’arriver, si les élites qui ont mené ces politiques culturelles délétères continuent à le faire.Et elles ont mené celles-ci dans la plus grande opacité financière, je le rappelle². Est-ce que la générosité publique ne va pas financer l’enterrement de Notre Dame sous les strass et paillettes ? Pour fêter l’an 2000, un projet très sérieux visait à coiffer (temporairement, mais pour 30 millions de francs) les tours de Notre-Dame de deux derricks aussi hauts que les tours, avec un zeste de citron (pardon : un escalier en colimaçon). Je n’invente rien : d’affreux obscurantistes ont fait échouer… ce projet qui pourrait resurgir (en témoignent ces documents d’archives)
Quand une élite culturelle valide un « vagin de la reine » à Versailles, un plug annal place Vendôme, pour ne rien dire d’un Christ sur une chaise électrique dans la cathédrale de Gap (l’Eglise n’est pas en reste en matière d’Art trop contemporain), tout peut arriver. Christo va bien emballer l’Arc de triomphe, projet déjà acté, alors que ce symbole vient d’être attaqué lors d’une émeute, et voilà que notre nomenklatura nous en propose une version ludique, rigolote, en rabâchant et rebachant, trente-cinq ans après l’emballage du Pont Neuf.
Un usage aussi désinvolte du patrimoine, où l’Occident crache sur son passé, multiplie les pieds de nez transgressifs à sa culture, à ses valeurs… transforment les artistes en charogne-art, vivant sur le dos du patrimoine avec les deniers publics. Tout cela engendre un air du temps cool, où tout est amusant, rien n’est important mais tout est à vendre. Et là s’installe la négligence qui tue, la caméra qui manque, l’alarme qu’on n’a pas mise là où il aurait fallu, parce que c’est bien assez pour ce vieux tas de pierres…
Le patrimoine, il faut le servir et ne pas s’en servir. Quand un peuple ne mérite plus son patrimoine, il le perd. Il y a un corrélat d’ordre religieux à cette dure loi de l’effondrement des civilisations. Qu’une cathédrale brûle en pleine Semaine Sainte en dit long : il ne faut pas être grand théologien pour se douter que les récentes affaires de mœurs nauséabondes déplaisent à la Providence divine, peu satisfaite de la manière dont l’Eglise se conduit et est conduite. Or ce sont les hauteurs de l’édifice qui sont parties en fumée, la flèche en particulier (dont les apôtres et évangélistes s’étaient absentés). C’est peut-être un hasard, bien sûr, mais c’est assurément un symbole.
Christine Sourgins
¹ Dans ces conditions, pourquoi pas l’historien d’art Alexandre Gady chef d’opération au Mali ?
² Voir « Brève histoire de l’art financier », in Christine Sourgins, Les mirages de l’Art contemporain, édition 2018, La Table Ronde.