Un élargissement de l’aire de répartition de l’ours brun en Europe est possible et souhaitable. D’une population estimée entre 14 et 17 000 individus répartis sur des territoires disjoints, l’ours brun pourrait être réintroduit dans d’autres régions propices à son séjour, qui seraient ainsi agrégées à ses actuels habitats.
Cela permettrait à court terme de doubler son effectif, et dans le même temps garantirait à ce super prédateur un meilleur brassage génétique, nécessaire à l’espèce pour la poursuite de son évolution dans son milieu naturel¹. En cela, la décision récente d’opérer au lâcher de deux ourses de Slovénie dans les Pyrénées françaises va dans le bon sens.
L’explosion démographique du genre humain dans les derniers millénaires a mis en danger toutes les populations de mammifères sauvages. Depuis lors, des centaines d’animaux ont disparu des paysages. Un Atlas documenté des espèces éteintes et de celles qui ont survécu vient d’être dressé². Il met en évidence les surfaces où elles sont aujourd’hui cantonnées et celles d’où elles ont été exclues du fait des activités humaines. On peut y voir en particulier que l’aire de répartition de l’ours brun, aujourd’hui repoussé dans les régions les plus septentrionales des continents, s’étendait voici peu du Golfe du Mexique à l’extrême nord du continent américain, qu’il était présent dans tout le Maghreb et le Nord de la Péninsule d’Arabie, alors qu’en Eurasie on en croisait des Iles britanniques jusqu’au nord de la Chine (rouge).
En Europe, il y a seulement 500 ans, l’ours brun était présent sur tout son territoire, et les forains montreurs d’ours n’avaient aucun mal à capturer pour leur commerce cet animal réputé débonnaire, et dont les qualités d’urbanité ont nourri bien des légendes On raconte que Louis XI, le Roi qui fit la France, chaque jour poursuivait un gros gibier, et l’ours dans ce jeu de dupes était une de ses victimes préférées.
De nos jours, la population de l’ours brun en Europe est estimée à 17 000 individus dispersés dans 10 zones évidemment transfrontières, et 22 pays de l’Union Européenne sur 28 l’accueillent. La colonie la plus nombreuse séjourne dans les Carpates (7 200 individus), alors que bien des régions qui se considèrent « terre d’accueil » de l’ours comptent moins de 60 individus.
Cette dispersion des habitats fait que le statut de l’espèce reste précaire et menacé, d’autant que sa chasse n’est pas interdite dans les zones où il est le plus présent, et le tourisme cynégétique à fortes retombées financières pour ses promoteurs en fait un trophée convoité au point de mettre en danger sa survie.
Heureusement pour l’ours et toutes les espèces de mammifères sauvages, une tendance se fait jour qui pourrait inverser la donne. Aujourd’hui, alors que la population humaine ne cesse de croître, il n’empêche que bien des territoires jusqu’ici occupés par les hommes sont abandonnés.
Les métropoles urbaines attirent et accueillent ces migrants qui désertent les campagnes. Dès lors, une reconquête des espaces ruraux se produit et on assiste à une reforestation naturelle de vastes territoires qui favorise le retour des faunes sauvages, en particuliers celui des grands mammifères.
S’y ajoutent les programmes de protection des faunes et des flores que l’Union Européenne et plusieurs pays ont engagés et qui portent leurs fruits. Par exemple, en Espagne la population de lynx, qui ne comptait qu’une soixantaine d’individus dans les années 60, s’élève aujourd’hui à près de 600. A une échelle plus globale, des programmes d’agroforesterie sont engagés, et l’on voit reverdir de nouvelles futaies sur de vastes territoires longtemps négligés.
Il faut noter que les opinions publiques sont très favorables à la reconstitution des milieux naturels, et le modèle de « la vie sauvage » a le vent en poupe, favorisé par une néo activité industrielle qui a pour nom tourisme vert, qui dépasse, et de loin, en termes de retombées financières celles prédatrices de la chasse et de la pêche, qui elles ne s’adressent qu’à une élite masculine friquée.
C’est dans ce contexte qu’une équipe de chercheurs d’Allemagne (Université Martin Luther de Halle-Winterberg) a lancé une enquête pour qu’un programme favorisant le retour de l’ours soit envisagé dans les différents pays hôtes de l’ours et dans le cadre de l’Union Européenne. Sur la base d’une compilation de plus de 30 rapports et études qui rendent compte des conditions de vie de ce grand carnivore et des spécificités de ses différents biotopes, ils ont répertorié les régions d’Europe qu’il pourrait recoloniser.
Bien sûr, cela signifie qu’à l’échelle de l’Union Européenne des mesures communes devront être appliquées concernant la gestion des populations d’ours. Et qu’il faudra sinon en interdire la chasse dans les zones où elle est encore pratiquée, du moins imposer des quotas, comme d’ailleurs pour de nombreux autres grands mammifères, en particulier les chamois et mouflons, et aussi le lynx et le loup.
Dans l’état actuel, ces chercheurs concluent que l’ours pourrait vivre en toute tranquillité sur environ 1 million de km2 du territoire de l’Union Européenne alors qu’il n’occupe que 37% de cet habitat potentiel.
Bien évidemment, il ne s’agit pas de favoriser la reconquête de tout l’espace où l’ours pourrait prospérer. Il est des régions, le centre de la France et celui de l’Espagne, où d’évidence il n’est pas souhaitable de favoriser son retour. Il s’agit de porter remède à la balkanisation de ses lieux de séjour d’aujourd’hui, et donc d’étendre ses résidences actuelles d’un rayon d’environ 50 km chacune afin qu’il y ait continuité des territoires qu’il occupe, en particulier dans la chaîne pyrénéo-alpine et les Carpates, et au Nord dans les monts de Scandinavie.
Sur cette carte sont figurés en bleu les territoires où l’on a quelque chance de croiser aujourd’hui un ours brun, et en vert ceux qu’il pourrait recoloniser.
Cependant, il faut prendre en compte dans les programmes de réintroduction de l’ours une donnée importante : dans les derniers millénaires, la réduction de son aire de distribution est la double conséquence d’une part de empiétement de son domaine par des activités humaines et, dans le même temps, du raccourcissement de la période hivernale.
Les femelles ours mettent bas pendant la période d’hibernation. Or, paradoxalement, chez les animaux qui hivernent, la demande en énergie est plus forte durant les hivers doux, parce que le coût en termes de calorie pour se maintenir en état de torpeur est plus élevé. Ce qui signifie que moins d’énergie est alors dépensée pour la reproduction. Avec le réchauffement climatique, il faut s’attendre à des hivers de plus en plus doux. Dès lors, les habitats les plus favorables pour les ours seront les plus septentrionaux et ceux situés en altitude.
Mener une politique de réintroduction de l’ours à l’échelle de l’Union Européenne va susciter des réactions aussi disproportionnées qu’irrationnelles, et il y aura des opposants à l’ours aussi irréductibles que le seront ses partisans.
Pour autant, dans sa globalité, il ne fait pas de doute que la politique environnementale de l’Europe unie reçoit une large adhésion dans la plupart des pays et qu’elle est un succès. Parmi les plus encourageants, la sauvegarde et même l’accroissement des populations de grands herbivores et des grands carnivores, ces derniers étant nécessaires à l’équilibre des communautés de mammifères qu’ils régulent. Ils concurrencent les petits carnivores et évitent leur prolifération, et chez les herbivores et omnivores, ils éliminent les animaux malades et conjurent leur pullulement : aujourd’hui les sangliers ne sont-ils pas trop nombreux ?
Jean-Louis Hartenberger
¹ A.K. Scharf & N. Fernandez. 2018. Up-scaling local-habitat models for large-scale conservation: assessing suitable areas for the brown bear comeback in Europe. Biodiversity research. Diversity and distributions. 9 July 2018.
² Aarhus University. « For the first time, scientists are putting extinct mammals on the map. » ScienceDaily. ScienceDaily, 8 August 2018.