À l’heure où se répètent les dégradations sur les Champs-Élysées, où les dénonciations de violences policières se multiplient et où les mouvements sociaux classiques semblent perdre de leur ampleur au profit de nouvelles formes de mobilisation, l’œuvre du théoricien russe Pierre Kropotkine, un des penseurs les plus influents du courant anarchiste européen, est plus que jamais d’actualité.
Né à Moscou en 1842 et mort à Dmitrov en 1921, Kropotkine est un géographe russe issu de la haute aristocratie moscovite. En Sibérie, il écrit plusieurs ouvrages sur la biodiversité de la région avant que son engagement anarchiste ne le pousse à l’exil et le conduise plusieurs fois en prison, notamment en France entre 1883 et 1886.
Réunissant les apports de l’anarchisme avec ceux du communisme dans une synthèse révolutionnaire inédite, Kropotkine refuse à la fois les corporations mutualistes proudhoniennes et les communautés libertaires inspirées par Max Stirner. En effet, bien qu’il aspirât à la société sans classe et sans État, il ne croit pas au fédéralisme et à la libre-association, qui, selon lui, ne sont pas réellement applicables comme modèle social.
Seul un véritable communisme peut parvenir au bien commun et à l’émancipation, mais ceci ne doit pas passer par le « socialisme autoritaire » des marxistes, basé sur la dictature du prolétariat. Favorable à la révolution par les armes, Kropotkine s’applique à coordonner la nécessité de l’insurrection populaire avec l’établissement d’une morale et d’une éthique véritablement anarchiste, c’est-à-dire libertaire et sans autorité verticale.
Cette tension permanente s’anime entre la volonté de mettre fin au capitalisme et l’espoir d’une vie sociale harmonieuse, pacifique. D’où une ambivalence constante : comment établir une philosophie révolutionnaire à l’épreuve des injustices et de la misère ?
La violence n’est-elle que celle de l’État et des dominants ?
Est-elle nécessaire pour mettre fin au système que les anarchistes dénoncent ?
La violence de l’État et du capitalisme, justification de l’insurrection
La théorie marxienne analyse les conflits de classe à partir de la dualité entre infrastructure et superstructure. Pour Marx, l’économie explique tout puisqu’elle est au centre de tous les ressorts sociaux. Selon lui, la base économique et matérielle de la société est dominée par la bourgeoisie. Cette classe dominante se reproduit et maintient ses profits en intégrant l’espace politique, où elle matérialise son pouvoir.
En entrant dans le domaine de la prise de décisions, elle devient donc à la fois la plaque tournante de l’économie avec la propriété des moyens de production et le cœur du pouvoir politique. Ce contrôle radicalise encore plus l’antagonisme de classe entre bourgeoisie industrielle et prolétariat salarié. Le conflit de classe devient alors inévitable : il est le seul moyen pour les prolétaires de s’émanciper de l’aliénation qui leur est imposée. Cette étape de renversement passe donc nécessairement par les armes.
À l’inverse, Kropotkine ne croit ni en la révolution finale, ni au matérialisme historique. Cependant, les apports de la Première Internationale se font ressentir dans ses écrits : il reconnaît la violence comme un outil incontournable pour renverser le système capitaliste. Mais il refuse de voir en elle le moteur de l’Histoire.
En tant que géographe, il revient sur la sélection naturelle de Darwin pour mettre en avant la matrice de l’entraide comme première source du développement humain : « si un savant reconnaît que la seule leçon que l’homme soit à même de puiser dans la nature est la leçon de la violence, il devra en même temps reconnaître l’existence de quelque autre influence, en dehors de la nature, supranaturelle, qui inspire à l’homme l’idée du ‘bien suprême’ et conduit vers un but supérieur le développement de l’humanité » (L’Éthique, 1921).
La violence est donc replacée dans un combat permanent contre d’autres forces qui sont censées mener l’être humain vers des sociétés pacifiées et harmonieuses. Toutefois, cette inspiration se voit toujours confrontée aux intérêts égoïstes de ceux qui refusent le bien commun et empêchent par leur action l’émancipation collective. Kropotkine dénonce ainsi la « force d’inertie de ceux qui ont intérêt à maintenir l’ancien régime » et empêchent le développement de la coopération.
Comme Marx, il insiste sur les conséquences du capitalisme pour expliquer la violence sociale. C’est l’accumulation des richesses dans les mains d’une classe qui met en péril la justice et la liberté de tous ; la paupérisation et l’accroissement des inégalités provoquent un sentiment d’injustice profond au sein des classes populaires. La frustration accumulée se transforme peu à peu en désespoir : c’est la clé du processus révolutionnaire.
Quand il se déclenche, Kropotkine note que « le gouvernement résiste : il sévit avec fureur. Mais, si jadis la répression tuait l’énergie des opprimés, maintenant, aux époques d’effervescence, elle produit l’effet contraire. Elle provoque de nouveaux faits de révolte, individuelle et collective ; elle pousse les révoltés à l’héroïsme, et de proche en proche ces actes gagnent de nouvelles couches, se généralisent, se développent. Le parti révolutionnaire se renforce d’éléments qui jusqu’alors lui étaient hostiles, ou qui croupissaient dans l’indifférence » (L’esprit de révolte, 1881). Et c’est justement quand ces « nouvelles couches » se révoltent que la violence contre l’État fait son apparition.
La violence comme arme révolutionnaire au service de l’émancipation
Kropotkine s’oppose aux mouvements qui reposent sur l’action de quelques-uns (comme l’avant-garde révolutionnaire marxiste-léniniste) et réfute les projets nihilistes comme ceux du Catéchisme du révolutionnaire (1869) de Serge Netchaïev, partisan du terrorisme aveugle contre l’État. Le théoricien russe se focalise sur l’action directe et spontanée des masses pour défaire le pouvoir de l’État. Il distingue différentes formes de violence, qui peuvent notamment s’exprimer par la force des symboles.
Dans L’esprit de révolte, il rappelle l’importance des autodafés publics dans la France d’Ancien Régime, où l’on brûlait des miniatures de Maupeou, ministre de Louis XVI détesté des paysans. Ce genre d’action est censé faire de la violence non pas un outil de destruction mais une étape décisive dans la construction du « nous » ; celui qui prend conscience de ses ennemis et se reconnaît comme entité unie face à ses adversaires. Ce n’est pas l’efficacité de l’action qui importe, mais sa réalisation collective pour créer une identité commune : « l’essentiel, c’était que le peuple s’habituât à descendre dans la rue, à manifester ses opinions sur la place publique, qu’il s’habituât à braver la police, la troupe, la cavalerie. C’est pourquoi les révolutionnaires de l’époque ne négligèrent rien pour attirer la foule dans les rues, pour provoquer ces attroupements ».
Selon Kropotkine, la prise de conscience est la première étape dans la construction du processus révolutionnaire, confronté à la violence de ce que Louis Althusser appellera plus tard les « appareils répressifs d’État » – l’armée et la police –, qui radicalise le peuple dans sa lutte. Plus le gouvernement bourgeois tente de se maintenir au pouvoir, plus la révolution s’enfoncera dans la brutalité. La responsabilité de celle-ci ne repose donc que sur les épaules de l’État.
Pourtant, Kropotkine évoque directement le recours à la violence par les couches populaires ; elle n’est donc pas seulement une arme au service du gouvernement. Toutefois, le Russe n’en est pas admiratif : il refuse de la magnifier et s’oppose à la notion de sacrifice ou aux propagandistes par le fait[1]. Ce n’est pas par la violence que la révolution triomphera : « ce qui effraie un grand nombre de travailleurs et les éloigne des idées anarchistes, c’est ce mot de révolution qui leur fait entrevoir tout un horizon de luttes, de combats et de sang répandu, qui les fait trembler à l’idée qu’un jour ils pourront être forcés de descendre dans la rue et se battre contre un pouvoir qui leur semble un colosse invulnérable contre lequel il est inutile de lutter violemment et qu’il est impossible de vaincre » (Fatalité de la révolution, 1882).
Ce refus de la guerre à outrance l’éloigne à nouveau des communistes, notamment chinois, qui feront de la guerre révolutionnaire jusqu’au-boutiste le principe militaire de base du maoïsme[2]. Cependant, la violence est nécessaire pour que le processus révolutionnaire aboutisse. En ce sens, la pensée de Kropotkine se trouve bien résumée par son compagnon anarchiste du périodique Le Révolté (de 1879 à 1887), Elisée Reclus : « de deux choses l’une : ou bien la justice est l’idéal humain et dans ce cas nous la revendiquons pour tous ; ou bien la force seule gouverne les sociétés, et, dans ces cas, nous userons de la force contre nos ennemis. Ou la liberté des égaux ou la loi du talion » (Pourquoi sommes-nous anarchistes ? 1889).
C’est justement la désignation des ennemis objectifs qui se trouve au cœur de la réflexion de Kropotkine. Contrairement à Marx, il ne les généralise pas à une classe entière mais tente de les catégoriser. Reprenant la distinction de Proudhon entre propriété privée et possession individuelle, doit être expropriée toute personne qui s’approprie le travail d’autrui. « La formule est simple, et facile à comprendre » (La conquête du pain, 1892) pour Kropotkine : celui qui possède ce qu’il ne produit pas n’est pas le véritable propriétaire ; le peuple est légitime pour s’en emparer et le répartir équitablement.
Comme tous les théoriciens, Kropotkine est un homme de son temps. Confronté aux contradictions des sociétés industrielles et à la paupérisation croissante des paysans russes, il se fait à la fois pourfendeur de l’autoritarisme tsariste et sévère critique des démocraties bourgeoises d’Europe de l’Ouest. Observateur engagé, ami de Reclus et scientifique renommé, ses funérailles en 1921 seront la dernière démonstration de force des anarchistes russes, broyés par la machine bolchevique pendant la guerre civile.
Ses écrits mettent en avant la nécessité de la violence pour mettre à bas un système structurellement défavorable aux travailleurs. Défenseur de l’expropriation, la révolution est pour lui un moyen de parvenir à l’émancipation.
Dans un contexte différent, les écrits de Kropotkine soulèvent les contradictions de la participation citoyenne et révèlent le désespoir des plus marginalisés. Face à la violence des dernières manifestations et à la hausse de la contestation populaire avec les « gilets jaunes », les constats de L’esprit de révolte semblent se concrétiser. Dans l’analyse des mouvements sociaux révolutionnaires, ou qui revendiquent de telles aspirations, la violence fait régulièrement son apparition comme moyen d’expression et de remise en cause des décisions politiques.
Toutefois, la brutalité des dernières manifestations ne semble pas entraîner de nouvelles vagues de protestation, à rebours de ce que le théoricien envisageait. Dans le même temps, le durcissement du gouvernement vis-à-vis des manifestants, avec la loi « anti-casseurs » contestée et le recours aux forces armées ce samedi, semble rejoindre ce que Kropotkine dénonçait : la détermination du pouvoir à s’opposer, par la force si nécessaire, aux tentatives contestataires, insurrectionnelles ou révolutionnaires d’une partie de la population.
Le recours à la violence que Kropotkine défendait n’a-t-il plus sa place dans les mouvements sociaux contemporains ? Alors que celle-ci se dirigeait exclusivement contre l’État et ses institutions, la violence actuelle n’a-t-elle pas dérapé vers une volonté de destruction non-ciblée ? Est-elle toujours un moyen cohérent de lier les masses dans la contestation, ou seulement l’assurance de desservir le mouvement ?
Amílcar Zinica
[1] Stratégie politique de certains anarchistes de la fin du XIXème siècle, qui défendaient les actions individuelles pour attaquer l’État et la bourgeoisie : attentats, assassinats, sabotage…
[2] Dans la Guerre révolutionnaire (1936-1938), Mao Zedong défend la guerre à outrance, avec la stratégie des marées rouges, sacrifiant des milliers de soldats pour démoraliser l’ennemi.
Sources
- Pierre KROPOTKINE, L’esprit de révolte (1881)
- Pierre KROPOTKINE, Fatalité de la Révolution (1882)
- Pierre KROPOTKINE, Les prisons (1887)
- Pierre KROPOTKINE, La morale anarchiste (1889)
- Pierre KROPOTKINE, La conquête du pain (1892)
- Pierre KROPOTKINE, Le principe anarchiste (1913)
- Pierre KROPOTKINE, L’éthique (1921)
- LENINE, Que faire ? (1902)
- Karl MARX, Le Manifeste du Parti Communiste (1848)
- Pierre-Joseph PROUDHON, Qu’est-ce que la propriété ? (1840)
- Elisée RECLUS, Pourquoi sommes-nous anarchistes ? (1889)