Historienne spécialiste de l’Histoire des femmes et de la sexualité, Virginie Girod a récemment publié Théodora, prostituée et impératrice de Byzance chez Tallandier. Fruit de longues recherches combinant l’étude des archives et des travaux effectués par ses prédécesseurs, Virginie Girod y dresse le portrait de cette femme énigmatique qui a marqué son siècle et fait rêver les artistes jusqu’à nos jours.
Pour quelle(s) raison(s), sous l’Antiquité et le Haut Moyen Âge, les artistes, notamment les comédiens, étaient-ils aussi méprisés que les prostitués ?
Constantinople est la Nouvelle Rome, même si elle est chrétienne depuis plus d’un siècle à l’époque où Justinien est au pouvoir (527-565). Alors que Rome est tombée aux mains des barbares en Occident, les mœurs romaines survivent à Constantinople. Les Romains ont un sens élevé de la dignité, c’est pourquoi ils condamnent les métiers qui sont dans la monstration de soi. Se donner en spectacle contre de l’argent est à leurs yeux une forme de prostitution.
A cela s’ajoute le deuxième versant de la médaille : la prostitution au sens propre, qui accompagne souvent le métier de comédien, démarché pour des spectacles privés… Il est fréquent d’acheter des nuits avec ces artistes, hommes et femmes. Cela s’effectue à la marge des maisons closes, mais c’est une dimension inhérente au monde du spectacle. C’est pour ces raisons que les artistes sont frappés d’infamia (« infamie »). Marginalisés, ils sont exclus du champ de la citoyenneté, n’ont pas de voix politique et ne peuvent donner naissance à des enfants légitimes.
A l’époque de Théodora, le seul grand spectacle autorisé par le christianisme est l’hippodrome, avec ses fameuses courses de chars. Théodora grandit dans ce monde marginal vu comme dangereux et enclin à une grande précarité.
Vous montrez que le christianisme entraîne une « démocratie de la honte sexuelle », les pratiques ne visant pas la procréation étant condamnées pour les hommes comme pour les femmes. Quel impact ce changement des mentalités a-t-il sur la condition des femmes libres comme Théodora ?
A Constantinople, les femmes sont mieux protégées contre la prostitution et il y a une meilleure reconnaissance de la femme au sein du couple. Le sexe est honteux pour tout le monde donc il n’y a pas de liberté sexuelle des hommes opposée aux femmes. Toutefois, les sectes chrétiennes qui prônent une abstinence complète sont combattues par l’Eglise officielle.
Dès le IIe, dans La toilette des femmes (De cultu feminarum), le théologien Tertullien déploie sa haine du corps féminin, vitupère contre le maquillage, une « souillure du visage », et enjoint aux femmes de se couvrir les cheveux. La femme est vue comme une pécheresse, une tentatrice qui déclenche les pulsions érotiques de l’homme. Mais Byzance n’est pas une société de fanatiques. Les comédiennes mettent beaucoup de maquillage et n’ont pas abandonné les artifices pour améliorer leur apparence. Les grandes injonctions du christianisme n’ont pas réellement impacté le quotidien des femmes.
Le grand changement concerne les mères de famille, qui peuvent désormais avoir la tutelle des enfants (prise en charge juridique) en cas de décès de leur père. Théodora a ainsi eu la tutelle de ses petits-enfants. L’univira (femme qui n’a eu qu’un seul mari dans sa vie) a par ailleurs un statut incroyable à Byzance, même si les alliances maritales sont très fréquentes.
« Les Romains avaient créé un modèle de la femme parfaite : chaste, pudique, discrète et dévouée aux autres. Tout cela était évidemment compliqué dans la mesure où elle était ontologiquement faible, querelleuse, jalouse, inconstante et gouvernée par ses émotions. »
En 524, Justinien abroge les lois qui empêchent l’union d’un noble et d’une ancienne actrice. La politique maritale de Justinien a-t-elle amélioré la condition des femmes de son siècle ?
Il ne faut pas négliger la partie politique dans ces armatures législatives : il y a une volonté sous-jacente de faire voler en éclats la haute aristocratie. Si Théodora est issue de la pègre, Justinien est le fils d’un petit paysan des Balkans ; rien ne le prédestinait à devenir empereur. Il se retrouve entouré d’une élite fière de sa naissance, d’où sa volonté d’imposer des mariages mixtes.
Théodora intervient parfois le jour même des noces pour interrompre un mariage entre deux aristocrates. Un système loyauté est ainsi créé. Les individus qui montent leur sont redevables… Ces décisions ne sont donc pas humanistes ; il s’agit de casser les ordres et favoriser l’élévation d’une classe méritante. A cela s’ajoute cependant la dimension chrétienne : l’union est basée sur le sentiment, même s’il ne s’agit pas d’amour passionnel.
« C’est l’affection mutuelle qui crée le mariage, et l’addition d’une dot n’est pas nécessaire. »
N’est-ce pas contradictoire que Théodora combatte avec tant de hargne la prostitution pendant son règne alors que ce sont ses activités de prostituée qui lui ont permis d’atteindre le sommet de l’empire ?
Il est clair que si Théodora n’avait pas été prostituée elle n’aurait pas connu cette ascension sociale. Ce sont ses activités de courtisane qui lui ont permis de se constituer un réseau et de gravir les échelons.
Toutefois, en tant qu’impératrice chrétienne, Théodora doit promouvoir la charité et protéger les plus faibles. On est dans une société où le sexe est une honte, donc protéger les esclaves sexuels est un devoir chrétien. Cependant, Théodora est-elle sincère en agissant ainsi ? Elle convainc Justinien d’édicter des lois contre les proxénètes et va racheter des prostituées aux souteneurs pour les sortir de la rue et les reléguer dans un monastère, appelé Métanoïa[1], où elles mènent une vie de rédemption.
Dans sa version officieuse, Procope nous montre cependant que l’impératrice n’agit pas en bonne chrétienne en faisant cela, car ce lieu est un enfer et les pensionnaires préfèrent se suicider plutôt que d’en rester prisonnières. Il s’agirait donc seulement d’une mise en scène politique de la charité, doublée de la cruauté de les enfermer pour ne plus les voir. Mais Procope déteste Théodora et brosse d’elle un portrait au noir dans son œuvre officieuse. L’impératrice, sincèrement monophysite[2], est peut-être convaincue de libérer ces femmes au sens chrétien du terme.
Théodora est une femme extrêmement dure, et c’est en partie à cela qu’elle doit son extraordinaire ascension sociale. Dénuée d’empathie, elle porte une véritable rage en elle. L’hippodrome où elle a passé son enfance est juste à côté du palais royal. Elle sait ce que sont les bas-fonds et est prête à tout pour ne pas y retourner. C’est pour cela qu’elle est l’instigatrice de la répression de la sédition Nika[3].
Selon vous, aujourd’hui une femme de pouvoir doit-elle encore faire montre d’une certaine virilité, à l’instar de Théodora ?
Complètement. Les Romains parlaient d’ailleurs de « femmes à l’âme virile ». Les concepts de genre correspondent à des représentations à un moment donné. Contrairement au nôtre, le monde romain est binaire. Il se divise entre libres et non libres, dominants et dominés… Il y a deux genres biologiques, les hommes et les femmes, et il faut se comporter en adéquation avec son sexe. Les structures mentales de l’époque ont été échafaudé sur la biologie : certaines qualités sont strictement masculines, d’autres strictement féminines. Si l’amour maternel appartient aux femmes, les grandes qualités morales sont l’apanage des hommes. Le courage, le sens de l’honneur et la virilité sont des qualités masculines, de même que la vertu, virile par essence (elle découle étymologiquement de vir, « homme »).
Dès lors, Théodora est une femme aux traits viriles, ce qui est à la fois une qualité et un défaut aux yeux de ses contemporains. Elle suscite le respect au sens où elle a su élever son âme au-dessus de la féminité, mais elle effraye et dérange par sa transgression. Je pense que cette vision perdure jusqu’à aujourd’hui : les femmes de pouvoir continuent de se donner des traits virils, elles se masculinisent, cherchent à montrer qu’elles sont comme les hommes… A cet égard, je recommande le livre de l’antiquisante Mary Beard, Les Femmes et le pouvoir : Un manifeste, qui retrace l’histoire tumultueuse du pouvoir des femmes en Occident de l’Antiquité à nos jours.
Je regrette que l’on fasse aujourd’hui trop souvent l’éloge de la femme victime ontologique de l’homme. C’est quelque chose qui me semble contreproductif dans le féminisme. Je pense qu’on a au contraire intérêt à cultiver cette âme virile et à montrer qu’on peut être à l’égale des hommes sur leur propre terrain. Il n’y a pas de sens à vouloir être « écrivaine » ou « autrice » ; l’écrivain n’a pas de sexe, c’est une fonction. En témoigne George Sand, qui fumait et s’habillait en homme à l’époque où les femmes n’étaient pas acceptées dans le milieu des lettres.
L’important est d’éduquer les femmes sans leur faire sentir que leur féminité est un frein. Sous l’influence des gender studies et du communautarisme américain, on tend à créer des catégories, à cloisonner de plus en plus les identités sexuelles, ce qui ne me semble pas pertinent conceptuellement. La société aura fait un bond en avant quand la liberté ne consistera pas à s’enfermer dans une case, mais à affirmer ce que l’on veut, sans être obnubilé par le jugement d’autrui.
« C’est en cela que Théodora était perçue comme une femme dangereuse. Elle avait trop de velléités masculines et se comportait en véritable castratrice. »
Finalement, les Byzantins du VIe siècle n’étaient-ils pas moins misogynes qu’on pourrait le croire ? Quand on voit le pouvoir que Justinien laissait à son épouse, ou encore l’ascendant qu’Antonina a eu sur le général Bélisaire, de quinze ans son cadet, il semble que l’influence des femmes soit tout de même assez importante.
Martial disait « Je veux Lucrèce le jour et Laïa la nuit ». Quand on pense aux femmes, il y a souvent cette dichotomie entre mère et putain. Prostituée puis impératrice, Théodora est un personnage atypique. Face à elles, deux types de personnes : ceux qui la vénèrent et ceux qui la détestent pour sa supériorité. Antonina est quant à elle la transgression à part entière. Elle humilie publiquement son mari en parlant avant lui lorsqu’ils reçoivent des invités.
Au sein des classes dominantes, les femmes intelligentes peuvent avoir une influence sur la vie sociale et la vie publique. Cette vie sociale se joue aussi à l’ombre du domus. C’est se fourvoyer que de croire qu’elles sont oppressées : au quotidien, certaines tirent leur épingle du jeu du fait d’être infantilisées et déresponsabilisées. Seule une minorité d’entre elles se battent pour avoir plus de droits.
A Byzance, la frange traditionnelle de la population donne une place prépondérante à l’homme, le paterfamilias, mais dans le cadre du mariage chrétien, d’autres mettent l’accent sur le fait que la femme est sa première partenaire de vie. Cela est très prégnant chez Justinien : Théodora est sa première partenaire politique. Tandis que Justinien joue le rôle de l’empereur accessible et avenant, sa femme est froide et hiératique. Il est chalcédonien et elle monophysite. Cette distribution des rôles est quelque chose de concerté : il y a beaucoup de monophysites dans l’empire, c’est bien qu’ils se sentent protégés. Théodora héberge de nombreux moines monophysites dans le palais impérial. C’est un atout politique pour se partager le problème religieux. Ils sont de facto deux à la tête de l’Empire.
« Ils avaient choisi de fonctionner en couple au pouvoir, ce qui laissait une belle place à Théodora sur la scène politique. Au sein même de leur couple, chacun tenta de s’imposer, selon les événements, comme l’élément dominant de leur association. »
Dans une société misogyne, les femmes qui se font le plus remarquer sont les femmes à l’âme virile. Loin de se complaire dans un statut de victimes, elles sont les pionnières du féminisme car elles ont été les premières à transgresser les règles.
Propos recueillis par Alexandra Nicolas
[1] Dans la Grèce antique, la métanoïa signifiait « se donner une norme de conduite différente, supposée meilleure ». (Source : Wikipédia)
[2] Le monophysisme est une doctrine christologique selon laquelle le Christ n’a qu’une seule nature, divine. Elle est condamnée lors du concile de Chalcédoine de 451, qui affirme que le Christ est à la fois Dieu et homme.
[3] Nika est un cri de ralliement qui signifie « victoire » ou « sois vainqueur ! » en grec. La sédition Nika est un soulèvement populaire qui a fait vaciller le trône de l’empereur Justinien Ier en 532. Alors que Justinien songe à fuir, Théodora aurait déclaré que « La pourpre est un beau linceul pour mourir ! » et convaincu son époux de mater la révolte manu militari. Plus de 30 000 séditieux sont massacrés dans l’hippodrome.