En vingt ans, à peine plus de 2 000 plaintes déposées, or la commission interministérielle en charge du dossier vient de révéler que 57 500 œuvres d’art sont manquantes dans les inventaires de l’Etat¹. Près de 10% se sont évaporées dans les musées de France, 15% dans les musées nationaux, 60% à l’étranger. Si certaines ambassades ont pu pâtir de troubles locaux, que dire de ce millier de disparitions qui a eu lieu à l’Élysée ?
Or son actuel locataire vient d’aggraver l’hémorragie en décidant tout seul (sans vote à l’assemblée, ni référendum) de mettre fin à la loi d’inaliénabilité du patrimoine. C’est grâce à cette règle d’or que l’Etat ne se comporte pas comme un collectionneur vénal qui revend selon ses caprices ou les intérêts d’un lobby. C’est à l’inaliénabilité que la France doit la conservation d’une richesse culturelle particulière. Ainsi, un conservateur américain disait à un collègue français : « En Amérique nous avons des chefs-d’œuvre, mais vous, en France, vous avez les chefs-d’œuvre et leur contexte ! »
A priori, M. Macron serait animé de généreuses intentions : restituer des œuvres africaines pillées du temps des colonies. Ce sujet délicat mériterait d’être approfondi, mais quelques réflexions montreront le terrain glissant où notre président nous entraîne. Car « restitution », ce mot au parfum d’équité, cache de bonnes intentions dont l’enfer est pavé. Par exemple, certaines ethnies ont migré à l’intérieur du continent africain : faut-il restituer à leur pays d’origine ou à leur pays d’arrivée ? D’autres sont établies à cheval sur le Burkina et la Côte d’Ivoire ; contenter les uns risquera de mécontenter les autres.
Mieux, comme nombre de musées africains, celui de Dakar possède des objets Bambara du Mali, des pièces de la Guinée, du Cameroun, de la Côte d’Ivoire, du Burkina Faso ou du Benin… dont l’obtention initiale peut être sujette à caution : va-t-il les restituer à ses voisins ? De par le monde, chaque pays a été tour à tour, envahisseur puis occupé, pillard puis pillé.
Le précédent créé par M. Macron risque d’entraîner une cascade de demandes réveillant rancœurs et antagonismes, tout en flattant le nationalisme le plus étroit ; les objets africains, aux Africains ; aux Chinois, les objets chinois, etc. Voilà qui sonnerait le glas du musée « universel » et obligerait à vider le coûteux quai Branly, payé par le contribuable (autre forme de restitution dont on ne parle jamais : les Occidentaux ont aimé, protégé, étudié, réparé, exposé aux yeux de tous, ces objets).
Monsieur Macron vient d’ouvrir une boîte de Pandore car tout objet d’art, aujourd’hui en dehors de son pays d’origine, n’a pas forcément été pillé ou volé. Mais comment prouver un don ou un achat loyal, des siècles après ? Les preuves risquent d’avoir disparues. La sagesse voudrait qu’on s’inspire de la législation appliquée aux individus : passé un certain délai, il y a prescription, ce qui participe à la paix civile. Il faudrait réfléchir à un délai pendant lequel les contestations seraient recevables (un siècle au moins) parce qu’on pourrait raisonnablement investiguer.
Mais cela suppose une réflexion collective mondiale et non de décider sur un coin de bureau jupitérien. Pourquoi une telle précipitation ? Selon Didier Ryckner, de la Tribune de l’art, les 26 restitutions du 23 novembre 2018 masqueraient un vulgaire copinage : « l’une des personnes les plus actives pour demander ces « restitutions» est Marie-Cécile Zinsou, fille de Lionel Zinsou, ancien Premier ministre du Bénin. Or, Lionel Zinsou et Emmanuel Macron se connaissent bien » pour avoir travaillé ensemble à la banque Rothschild. Mieux, Lionel Zinsou « a été l’un de ses soutiens de M. Macron durant la campagne présidentielle » au point que La Tribune Afrique le compte comme un des « hommes du Président ». Comme Marie-Cécile Zinsou ne fait pas mystère de l’état déplorable des musées béninois, de là à penser que les restitutions macroniennes atterrissent « sans tarder » à la Fondation Zinsou, il n’y a qu’un pas…²
Rebaptisé « tabou » voir « fétiche » par ses détracteurs, le verrou de l’inaliénabilité a donc sauté. Ce qui ouvre des perspectives aux ambitieux marchands ou amateurs d’art : vendre la Joconde, et plus si affinité, devient possible pour combler, tant soit peu, notre dette vertigineuse. Sothby’s et Christie’s seraient ravies, les grands collectionneurs aux anges. Les tabous et fétiches ont parfois du bon, les Africains ne diraient pas le contraire : ceux de l’inaliénabilité seront-ils restitués au peuple français ?
Christine Sourgins
¹ Toutes époques confondues, soit, sur un total de 467 000 oeuvres, près de 12%.
² Plus d’infos sur cette affaire et sur la « méthode » utilisée : un rapport demandé à deux universitaires qui ne sont spécialistes ni de l’art africain ni des musées !