Auteur de l’article
  Pierre Guerlain est professeur émérite à l'université Paris Nanterre. Son champs d'expertise est la politique étrangère des Etats-Unis. Il travaille aussi sur la vie politique américaine et l'observation transculturelle. Il publie des articles sur les Etats-Unis dans divers médias.
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Comment la guerre néocoloniale en Afghanistan est devenue « humanitaire »


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L’argument fallacieux de la cause des femmes

Le 25 juillet 2010, le Guardian, qui était encore un journal de gauche à l’époque, publiait, ainsi que deux médias dominants, le New York Times et Der Spiegel en Allemagne, des informations révélées par WikiLeaks et notamment son fondateur Julian Assange. Le titre de l’article était : « Afghanistan war logs: Massive leak of secret files exposes truth of occupation ». Ces documents secrets révélaient que les forces de la coalition américano-afghane étaient responsables de la mort de centaines de civils et que les Talibans, bien armés, contrôlaient de nombreuses zones et étaient eux-mêmes responsables de morts de civils. En 2011, le Guardian publiait même un portrait flatteur de Julian Assange.

Le 9 décembre 2019, le Washington Post publiait un dossier sur la guerre en Afghanistan, The Afghanistan Papers (en référence aux Pentagon Papers), et dont l’auteur principal Craig Whitlock a récemment publié un ouvrage éponyme. Ce dossier montrait que les généraux comme les responsables politiques n’avaient cessé de mentir sur la guerre en Afghanistan et n’avaient aucune idée claire de la mission des forces américaines.

Ces documents importants n’ont cependant eu pratiquement aucun impact sur la façon dont les grands médias ont rapporté les grands événements de cette guerre. La principale technique de désinformation, soit volontaire, soit résultant d’une cécité idéologique inconsciente, est le silence sur les informations qui ne cadrent pas avec la pensée dominante, qui se réduit à un « nous sommes bons et humanitaires, ils sont violents et dangereux ».

Ainsi après l’annonce par le président Biden, qui suivait le plan de Trump, trop velléitaire pour le mettre en pratique, de retrait des troupes américaines d’Afghanistan, la très grande majorité des médias dominants, oubliant parfois leurs propres publications, se sont retournés violemment contre Biden qu’ils avaient idéalisé ou même présenté en quasi-dieu qui sauvait le monde. Même des publications qui se présentent comme à gauche comme Mediapart ont suivi les grandes lignes du récit du Monde ou du New York Times.

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Ce récit insiste, à juste titre, sur le caractère violent et misogyne des Talibans mais tait l’histoire de l’implication américaine puis occidentale, notamment par le truchement de l’OTAN, pourtant dans un pays fort éloigné de l’Atlantique Nord. L’accent est mis sur les Afghans qui veulent fuir les Talibans, ce qui est compréhensible bien évidemment, mais passe sous silence le fait que ces Talibans sont arrivés au pouvoir sans combattre. Cette victoire par défaut tient au fait que, comme le révélaient Assange et WikiLeaks il y a onze ans, les forces afghanes étaient corrompues et mal ancrées dans la majorité des régions de l’Afghanistan. Les États-Unis ont ouvert le robinet à dollars pour soutenir une armée fantoche et kleptocratique qui n’avait plus aucune crédibilité face à des Talibans islamistes extrêmes mais perçus comme patriotiques car luttant contre une occupation étrangère. La guerre du Vietnam aurait pu servir de leçon mais il n’en fut rien, ni pour les dirigeants politiques ni pour les médias.

La complexité de la guerre néocoloniale en Afghanistan a été réduite à un problème de moralité. Si les Talibans étaient affreux, ce qui est indéniable, alors l’armée américaine était humanitaire. Le nombre de morts parmi les civils, probablement plus de 100 000, est passé sous silence ainsi que l’impact négatif des multiples assassinats par drones et exactions des troupes afghanes ou américaines. Le petit nombre d’Afghans qui, surtout à Kaboul, ont pu mener une vie à l’occidentale grâce à l’occupation ont été présentés comme les seuls représentants du peuple afghan qu’il ne faut pas abandonner. La peur légitime de toutes celles et tous ceux qui ont travaillé avec les troupes occidentales a été érigée en phénomène central de la guerre. Il va sans dire qu’il est juste d’accorder l’asile à ces populations, mais l’approche humanitaire vis-à-vis de quelques-uns en fin de guerre n’est pas l’élément central d’explication de la guerre.

Un argument apparemment féministe est revenu en boucle dans les médias dominants : les libertés des femmes étaient mises en danger par l’arrivée des Talibans. Argument séduisant car l’on connaît la brutalité des Talibans à l’égard des femmes, mais qui se révèle fallacieux lorsque l’on analyse l’histoire de l’implication américaine dans ce pays. Les États-Unis ont activement soutenu des groupes djihadistes misogynes lorsqu’il s’agissait de s’opposer aux gouvernements afghans de gauche, puis ensuite à l’URSS. Les femmes avaient conquis des droits sous ces gouvernements de gauche et les États-Unis ont choisi l’alliance avec les pires misogynes contre ceux qui avaient donné le droit aux femmes d’étudier et de se vêtir comme bon leur semblait. Les États-Unis en soutien principal de l’Arabie saoudite n’ont aucune crédibilité en matière de défense des droits des femmes.

Comme le note Julie Hollar, les médias dominants ont soudain découvert les femmes pour en faire une justification de l’occupation américaine de l’Afghanistan. Durant l’occupation, les forces américaines ont laissé les multiples viols commis par leurs alliés afghans impunis et les médias n’ont pas évoqué les attaques dont les femmes étaient la cible. Un article publié par le magazine The Nation dit clairement que les féministes blanches soutenaient l’intervention américaine mais que les femmes afghanes n’avaient jamais demandé de frappes aériennes américaines1.

Cette invocation tardive du droit des femmes sert à légitimer une intervention néocoloniale, et cette technique est connue depuis la guerre d’Algérie : les femmes des généraux Salan et Massu s’étaient lancées dans une campagne pour que les femmes algériennes enlèvent leur voile, ce qui n’était en rien féministe mais tout à fait colonial2.

Le fait que les États-Unis aient activement soutenu des groupes terroristes est aussi effacé des analyses actuelles de la guerre en Afghanistan, qui se focalisent sur le chaos puis l’attaque terroriste de Daech mais gomment l’histoire. Le 15 janvier 1998, le Nouvel Observateur avait publié un entretien avec Zbigniew Brzezinski, conseiller du président Carter et auteur influent dans le domaine des relations internationales (Le Grand Échiquier). La citation suivante éclaire la collusion entre djihadistes et États-Unis :

Le Nouvel Observateur : Vous ne regrettez pas non plus d’avoir favorisé l’intégrisme islamiste, d’avoir donné des armes, des conseils à de futurs terroristes ?

Zbigniew Brzezinski : Qu’est-ce qui est le plus important au regard de l’histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l’empire soviétique ? Quelques excités islamistes où la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ?

Le Nouvel Observateur : Quelques excités ? Mais on le dit et on le répète : le fondamentalisme islamique représente aujourd’hui une menace mondiale.

Zbigniew Brzezinski : Sottises. Il faudrait, dit-on, que l’Occident ait une politique globale à l’égard de l’islamisme. C’est stupide : il n’y a pas d’islamisme global.

Dès le départ, les États-Unis ont pactisé et instrumentalisé des groupes terroristes. Entre 1994 et 1996 les États-Unis ont même activement soutenu les Talibans. C’est une approche habituelle mise en œuvre en Syrie également ou avec des groupes néo-nazis en Ukraine. Ces alliances tactiques visent à faire tomber les dirigeants des pays en conflit avec le champion de la mondialisation capitaliste et n’ont évidemment aucun lien avec une éthique quelle qu’elle soit. En Afghanistan, comme en Irak, les États-Unis ont souffert de ce que l’on appelle en anglais le « blowback » (« retour de flamme »). La presse dominante n’en parle pas et ne mentionne pas les enjeux des guerres coloniales. Au contraire, en mettant l’accent sur la minorité de la population qui a tiré profit de l’occupation, elle rétablit une approche manichéenne dans laquelle la guerre coloniale devient humanitaire et féministe.

Les médias dominants parlent d’erreurs de la part des dirigeants américains ; mais comment ces erreurs ont-elles pu être répétées pendant vingt ans alors que toute la classe politico-militaire savait que la guerre asymétrique était ingagnable ? Le même type de mensonges a occupé les médias lors de la guerre du Vietnam. Le point essentiel déjà souligné par WikiLeaks et Julian Assange il y a plus d’une décennie, c’est tout simplement que les États-Unis étaient engagés dans une guerre permanente, pas une guerre qu’il s’agissait de gagner. La défaite américaine est donc surtout une grande victoire pour le complexe militaro-industriel. Les grandes sociétés d’armement ont vu leurs commandes exploser, si l’on peut dire, ainsi que leur bénéfices et cotations en bourse. Si le but de la guerre était de la faire durer, alors le complexe militaro-industriel a gagné une grande victoire en dépit de la défaite politique sur le terrain3.

Les médias taisent aussi le coût de la guerre, coût humain en termes de vies humaines ou de blessés, coûts en termes financiers. Le site Costs of War de l’université Brown indique que les États-Unis ont dépensé ou devront dépenser 6 400 milliards de dollars pour leurs guerres en Afghanistan, Irak, au Pakistan et ailleurs. Pour l’Afghanistan, les coûts s’élèvent à presque 2 300 milliards de dollars. En sus des vies humaines perdues ou mutilées, y compris celles de soldats américains souvent issus des classes dominées, les sommes littéralement astronomiques englouties dans la guerre auraient pu être utilisées aux États-Unis pour mettre sur pied une assurance santé universelle, rendre les universités gratuites et améliorer les infrastructures, ce qui aurait aussi amélioré la vie de millions de femmes américaines. Seuls les médias progressistes font état de ce gâchis antisocial.

La fin de la guerre en Afghanistan, tout au moins la fin de l’occupation mais pas forcément la fin des actes hostiles, ne conduit pas les médias à s’interroger sur leur rôle dans le désastre humanitaire de cette guerre. Au contraire, les artisans des guerres comme Bush ou Blair, ou les penseurs qui ont recommandé la guerre comme Kissinger sont fréquemment invités sur les plateaux de télévision alors que les lanceurs d’alerte comme Daniel Hale, qui a dénoncé les assassinats de civils, sont emprisonnés. Les héros qui écoutent leur conscience sont appelés « traîtres », quand les criminels de guerre ou leurs conseillers sont traités en héros4.

Au lieu de célébrer Assange et WikiLeaks pour leur travail d’investigation, les médias dominants se taisent sur son emprisonnement et la torture qu’il subit pour avoir révélé les crimes de multiples acteurs. Le « féminisme militaire » est un acte de propagande cynique tout comme les images de militaires sauvant des bébés. Les médias dominants dénoncent Biden qu’ils adoraient car il a poursuivi le retrait promis par Trump et vendent un discours néocolonial et impérialiste sous couvert d’intersectionnalité ou de droits des femmes.

L’immense chaos humanitaire qu’est cette guerre depuis vingt ans devient, grâce à la propagande orwellienne, une opération de sauvetage des plus fragiles. Parfois, à gauche, l’accent est mis sur la nécessité d’accueillir les réfugiés, ce qui est éminemment juste mais, si ce discours n’est pas accompagné d’une dénonciation de la guerre coloniale, il ne sert qu’à en atténuer les effets, voire à justifier les interventions militaires. Les guerres coloniales ne sont pas humanitaires. À la fin de la guerre en Algérie, il fallait, par décence, accueillir les Harkis, mais cela ne justifiait pas la guerre coloniale. Julian Assange est un authentique humanitaire, comme toutes les personnes opposées à la guerre. Certains discours humanitaires actuels, amplement véhiculés par les médias dominants, ressemblent aux discours sur les bienfaits de la colonisation.

La guerre en Afghanistan, pas plus que celle en Algérie ou au Vietnam, n’a aidé les populations locales en les bombardant. En 1935, le général Butler fit cette déclaration qui reste d’actualité :

« J’ai passé trente-trois ans et quatre mois en activité dans les forces armées et, pendant cette période, j’ai passé la plupart de mon temps à agir comme un gros bras d’élite pour les grandes entreprises, pour Wall Street et les banquiers. En bref, j’étais un racketteur, un gangster travaillant pour le capitalisme. »

Pierre Guerlain


1. ZAKARIA Rafia. « White Feminists Wanted to Invade. Afghan women never asked for US air strikes. », The Nation, publié le 17 août 2021. Lire aussi : CHATTOPADHYAY Shreya. « As the US Leaves Afghanistan, Anti-War Feminists Push a New Approach to Foreign Policy », The Nation, publié le 9 août 2021.

2. EL HADJ Karim, BRETONNIER Marceau et VANDE CASTEELE Adrien. « Algérie, 1958 : quand la France poussait des musulmanes à retirer leur voile malgré elles », Le Monde, publié le 8 août 2021. Les parallèles entre ce que montre cette vidéo d’archives et la guerre américaine en Afghanistan sont saisissants.

3. Lire l’article de Jon Schwarz : « $10,000 Invested in Defense Stocks When Afghanistan War Began Now Worth Almost $100,000 », The Intercept, publié le16 août 2021.

4. Lire l’article de Chris Hedges : « Bless the traitors », Scheerpost, publié le 12 juillet 2021.

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