Le Botswana, qui abrite la plus grande population d’éléphants africains au monde, s’achemine vers la levée de l’interdiction de la chasse aux animaux sauvages. En 2014, sous la pression internationale et malgré une forte opposition interne, le pays avait accepté d’interdire la chasse à l’éléphant, mammifère qui se trouve sur la liste rouge des espèces menacées selon le WWF et l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN).
Cependant, alléguant que la population de pachydermes est désormais trop importante et qu’ils posent des problèmes aux agriculteurs locaux, le gouvernement opte pour écarter l’avis des défenseurs de la faune et légalise la chasse. Cette nouvelle pourrait être vue de manière isolée, mais elle s’inscrit en réalité dans un débat qui date des années 70, quand les prohibitionnistes, enclins à interdire in toto l’abattage des animaux en péril d’extinction, se sont heurtés aux réglementaristes, qui jugeaient qu’il était mieux de réguler que de prohiber. Parmi les réglementaristes on trouve certes l’Angola, la Zambie ou encore le Pérou, mais aussi des pays bien plus prospères et engagés, du moins nominalement, pour la préservation de l’environnement, tel que le Japon, qui a légalisé la chasse à la baleine l’année dernière, ou encore la Norvège ou l’Islande. Cette controverse reste très vive et soulève une série de questions.
Peut-on considérer que l’interdiction de la chasse est la seule manière de protéger les éléphants ? La « chasse éthique », un oxymore ? La faune est-elle une ressource économique comme les autres ?
Un contexte botswanais riche en contrastes
Le Botswana est un pays de l’Afrique australe qui abrite un tiers des éléphants africains, ce qui constitue environ 135.000 individus. Sachant que le territoire du pays est de 581.726 km2 et que la population y a atteint les 2.209.208 hommes, on peut affirmer qu’au Botswana il y a 16 personnes par éléphant et 0,23 éléphant par kilomètre carré.
Ces chiffres records sont le résultat d’une politique de préservation solide de la part de l’État et d’un engagement actif des ONG. Cette nation est ainsi devenue un refuge pour le mammifère terrestre le plus gros du monde, et le plus intelligent d’après certains scientifiques. Cependant, cet état de choses est menacé depuis quelques mois et pourrait, à croire les récentes déclarations des représentants botswanais, être complètement bouleversé.
En effet, Frans van der Westhuizen, ministre botswanais du Développement rural, qui dirige le comité créé par le président actuel pour évaluer l’impact de cette interdiction, a avancé qu’un abattage régulé et limité devrait être autorisé. Ceci permettrait, d’après lui, de réduire une population de pachydermes qui est devenue trop nombreuse et qui cause des dégâts considérables auprès des communautés d’agriculteurs du nord du pays. Ces derniers, se sentant délaissé pendant des années par un gouvernement central qui serait plus sensibilisé par l’avenir des animaux que par le leur, réclament depuis longtemps un changement vis-à-vis de cette question.
Il semble de prime abord étonnant qu’un pays internationalement reconnu pour son compromis au nom de la faune locale renverse si soudainement sa position. De fait, cela tient principalement à la passation de pouvoir effectuée l’année dernière à Gaborone. En effet, Ian Khama, qui a dirigé le pays pendant une période de dix ans allant de 2008 à 2018, a cédé sa place à Mokgweetsi Masisi, actuel président du Botswana.
Bien qu’ils appartiennent au même parti, leur point de vue diverge à propos de la protection de la biodiversité. Khama, membre de Conservation International 1, est un ardent défenseur des éléphants qui, non satisfait de l’interdiction totale de la chasse établie en 2014, est allé jusqu’à mettre en place une politique controversée de « shoot to kill » 2 pour arrêter le braconnage. Cette attitude lui a valu une grande reconnaissance au sein des pays occidentaux mais l’a mis en porte-à-faux avec des membres de son gouvernement et une partie non négligeable de son électorat. Masisi, dans un élan qui peut être interprété comme une volonté de se détacher de son prédécesseur, jugé peu conscient des réalités locales, n’a pas tardé à remettre en cause l’adéquation de cette interdiction, que plusieurs voient comme imposée de l’extérieur et nuisible aux agriculteurs botswanais.
Ainsi, un exercice de perceptions croisées s’avère ici propice pour comprendre l’opposition entre les deux camps. Les partisans de la légalisation accusent la communauté internationale (occidentale) d’avoir une vision limitée et idéalisée du Botswana, qui serait une espèce de nation-safari où les éléphants peuvent flâner dans des vastes forêts en toute tranquillité sans déranger personne. Les défenseurs de l’interdiction dénoncent quant à eux une stratégie électoraliste et une dérive démagogique du gouvernement de Masisi, et se disent guidés par les principes de la défense de la biosphère. Là où les uns perçoivent une ingérence extérieure, les autres voient une preuve d’engagement pour l’environnement.
La chasse régulée, logique perverse ou solution pragmatique ?
Les pays voisins du Botswana, eux aussi concernés par la préservation des espèces en danger sur leur territoire, ont apporté à ce défi une réponse riche en controverses. Ils ont tous admis qu’il était nécessaire de réagir face aux menaces subies par leur faune et, pour ce faire, s’affranchissant des critiques des prohibitionnistes, ils ont légalisé la chasse aux trophées d’animaux sauvages.
Aussi contradictoire que cela puisse paraître, dans le but de protéger des espèces en danger, des pays comme la Namibie ou l’Afrique du Sud autorisent l’installation de fermes où ces mêmes animaux peuvent être abattus, moyennant le versement d’une somme considérable d’argent et respectant un certain nombre de règles 3. Il s’agit de ce qu’ils appellent la chasse « responsable » ou « éthique ».
Ce modèle tient compte d’un facteur que les prohibitionnistes oublient assez souvent : la préservation de la faune est loin d’être gratuite. Ce constat peut nous aider à comprendre pourquoi certains pays africains se montrent frileux ou bien ouvertement hostiles à l’interdiction « imposée » de la chasse. Dans leur optique, les pays riches exigent d’eux qu’ils garantissent la préservation des animaux sans leur donner les moyens nécessaires pour y parvenir.
Un certain nombre de rapports scientifiques 4 ont estimé que ce modèle de chasse « responsable » (ils se gardent bien de la qualifier « d’éthique ») peut effectivement contribuer à la sauvegarde de la biodiversité. Le commerce que cela génère est si juteux qu’il permet non seulement de financer la politique de protection, mais peut aussi fournir les revenus nécessaires pour encourager les populations locales, dont les vies ont tourné pendant des siècles autour de l’exploitation de ces animaux, à s’engager pour la préservation de la faune.
Prenons un exemple concret. En 2014, la Namibie a vendu un permis de chasser un rhinocéros noir aux enchères à Dallas, aux Etats-Unis. Le produit de la vente a été de 350.000 dollars, soit l’équivalent de 256.000 euros, et l’animal destiné à être abattu était vieux, incapable de se reproduire et se montrait agressif vis-à-vis de ses congénères, allant jusqu’à les tuer. De cette manière, les Namibiens ont fait d’une pierre deux coups : ils se sont débarrassés d’un spécimen problématique et ont encaissé suffisamment d’argent pour entretenir leur modèle.
Dans la même ligne, Erik Verreynne, vétérinaire spécialisé en faune sauvage installé à Gaborone et défenseur de la légalisation proposée par le gouvernement de M. Masisi, affirme qu’en « sacrifiant 700 éléphants par an, nous allons probablement en sauver davantage ».
Bien que plusieurs ONG admettent que ceci pourrait être une option, elles martèlent toutes l’importance d’avoir un contrôle exhaustif du respect des règles imposées aux chasseurs et de la destination des sommes encaissées. Même les conservationnistes les plus résolus sont conscients du fait qu’il n’y a pas de protection de l’environnement possible sans développement économique des peuples.
Néanmoins, Mike Chase, spécialiste en écologie des éléphants et fondateur d’Elephants Without Borders 5, attire notre attention sur la fragilité des populations d’éléphants. Selon les chiffres qu’il a pu recueillir lors du plus grand recensement d’éléphants effectué dans dix-huit pays d’Afrique en 2016, le continent aurait perdu un tiers de ses pachydermes entre 2007 et 2014. La Tanzanie, pays qui autorise leur chasse pour financer ses vingt-et-une aires protégées, aurait perdu, selon cette étude, 60 % de ses éléphants en cinq ans. Cela nous invite à relativiser l’efficacité de ce type de politique.
La « glocalisation 6 de l’action » ou le besoin urgent d’une approche locale aux problèmes globaux.
Force est de constater que pour ce sujet épineux, les visions manichéennes, souvent appliquées, sont à éviter. La prohibition absolue de chasser, quoique farouchement défendue par l’opinion publique des pays plus développés, n’est pas une panacée car elle ne répond pas aux besoins des communautés locales.
Cette collision s’inscrit dans un questionnement que les environnementalistes se posent depuis déjà quelques années : comment encourager les populations locales à s’engager au nom des causes globales ? Sans développement économique il n’y aura pas de compromis possible, et le défi consiste précisément à trouver un équilibre entre les besoins des populations plus vulnérables et les devoirs que l’état actuel de la planète nous imposent.
Prescrire des solutions standardisées fermant les yeux sur les réalités locales ne peut qu’attiser les hostilités et compliquer la tâche des conversationnistes. Quand les habitants des villages du nord du Botswana, qui manquent de plusieurs services publics basiques, voient le zèle avec lequel on protège ces mammifères gigantesques qui mangent leurs grains, abîment leurs champs et tuent leurs animaux domestiques, ils ne peuvent s’empêcher de se sentir oubliés.
Ce sentiment d’abandon se métamorphose vite en indignation quand ils apprennent que les médias occidentaux écartent du revers de la main leurs revendications, les avilissent et continuent de prioriser la vie des éléphants. Les différentes tentatives venant notamment des États-Unis pour faire reculer Masisi, qui vont des pétitions online, comme celle lancée par Humane Society International, aux avertissements du type « we are watching you » d’Ellen DeGeneres, en passant par un appel à boycotter le tourisme, première source de revenus du pays, porté par la celebrity Kristin Davis, sont loin d’apaiser les tensions et tendent à renforcer le soutien des Botswanais à leur président.
Sans l’engagement des communautés locales, il est impossible de mettre en place une politique de protection de la faune qui soit efficace et viable. Il ne suffit pas de leur montrer les bienfaits de la préservation de la biosphère, il faut qu’ils soient intégrés dans le processus, que leur voix pèse et qu’ils puissent en tirer des bénéfices. Certes, cette tâche représente un grand défi mais on doit garder l’esprit ouvert et nous abstenir d’exclure toute proposition sans avoir minutieusement analysé au préalable ses conséquences sur les animaux et sur les habitants de la région.
Guillermo A. Vidarte
1. Organisation internationale à but non lucratif dont l’objectif est de protéger la biodiversité au niveau planétaire et dont le siège se trouve à Arlington, dans l’État de Virginie aux États-Unis.
2. Les gardiens des sanctuaires d’éléphants auraient été autorisés à tirer sur les braconniers si nécessaire, permission que les opposants de la politique inflexible de Khama ont dénommée « shoot to kill policy ».
3. Ce fait a servi d’inspiration au réalisateur français Gilles de Maistre pour son film « Mia et le lion blanc » sorti en 2018.
4. Celui-ci, datant de 2007, en est un bon exemple : https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/13880290590913705.
5. ONG fondée en 2004 et basée à Kazungula au Botswana, elle est vouée à la conservation de la faune et des ressources naturelles, en particulier la protection des éléphants et leur habitat naturel.
6. Néologisme né de la combinaison des termes « global » et « local », il fait référence à la devise « penser global et agir local ». Le terme est attribué à l’écologue et micro-biologue américain d’origine française René Dubos qui l’aurait utilisé en 1972 lors du premier Sommet de la Terre à Stockholm.