En 1996, alors que l’on pensait que la guerre froide était terminée et que les États-Unis en étaient le grand vainqueur, Benjamin Schwarz publiait un article intitulé « Why America Thinks It Has to Run the World » dans The Atlantic[1]. Il expliquait que les États-Unis continuaient à dépenser de fortes sommes pour défendre l’Allemagne et le Japon bien que ces pays aient les ressources pour assumer leur défense. C’était là le prix de l’hégémonie américaine qui traitait les pays protégés comme des enfants (adult supervision). Il s’agissait d’endiguer les alliés des États-Unis en les privant de la dimension militaire que leur puissance économique aurait pu leur laisser obtenir.
L’OTAN est-il obsolète ?
Peut-on encore parler d’hégémonie américaine ?
Aujourd’hui, Donald Trump, obsédé par sa conception d’un jeu à somme nulle dans les relations internationales, comme dans le monde des affaires, croit que dans un deal il y a inévitablement un gagnant et un perdant. Il s’ensuit donc, pour lui, que si les États-Unis assument 70% du budget de l’OTAN et « protègent » tous les autres, ils sont perdants. Il ne semble pas comprendre que l’hégémonie a un prix.
Cependant, si l’on se détache des discours manichéens qui fleurissent partout dans les médias, diverses questions se posent. Tout d’abord, les critiques de Trump semblent tous horrifiés à l’idée que l’OTAN serait une organisation obsolète, comme l’avait affirmé le candidat Trump dans une formule choc. L’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique nord) a pourtant depuis longtemps abandonné sa mission première de protection contre le communisme et l’URSS. Le Pacte de Varsovie n’existe plus et l’OTAN déborde le cadre de l’Atlantique nord pour intervenir ailleurs dans le monde, comme en Afghanistan et en Libye. L’organisation a donc changé de nature mais a retrouvé sa rhétorique d’opposition à la Russie depuis 2014 et l’invasion de la Crimée.
Les critiques de gauche de l’OTAN insistaient sur le fait que cette organisation de guerre froide assurait le leadership, c’est-à-dire la domination, des États-Unis sur leurs alliés. Ces critiques n’étaient pas tous des partisans ou admirateurs de l’URSS ; le président français de Gaulle en faisait partie, au nom de la souveraineté française. Aujourd’hui, face aux déclarations à l’emporte-pièce de Trump, il semble que toute critique de l’OTAN ait disparu de l’espace public dans lequel il n’y a plus que les bons défenseurs de l’OTAN face au président américain « grotesque et grossier » pour reprendre les mots de François Heisbourg.
Que le président américain soit grotesque et grossier ne suffit pas à déterminer une politique et l’on pourrait faire la liste impressionnante des grossièretés d’anciens présidents américains, russes ou français. Ce que les déclarations désolées du chœur des partisans de l’OTAN disent, c’est qu’un retour à la domination américaine du monde occidental est une bonne chose. Les défenseurs de l’OTAN voudraient le retour à l’hégémonie américaine et au parapluie militaire américain qui les transforme en enfants irresponsables.
Aujourd’hui Trump est contenu par son complexe militaro-industriel, « ses » généraux, le Sénat et de nombreuses forces de l’Etat de sécurité nationale. Il n’est absolument pas libre de faire ce qu’il veut vis-à-vis de l’OTAN comme vis-à-vis de la Russie. Pourtant ses paroles insultantes, qui semblent appeler au divorce entre États-Unis et Europe, peuvent être une chance à saisir.
L’OTAN est effectivement obsolète car la menace russe qui sert de justification à son existence n’existe pas vraiment. Le budget de la défense russe représente 10% de celui des États-Unis, l’économie russe n’est pas florissante et la comparaison des armes conventionnelles entre OTAN et Russie montre la force des premiers et donc la faiblesse des seconds. La Russie peut intervenir dans son étranger proche, qui faisait autrefois partie de l’URSS, mais elle n’a pas les moyens d’attaquer un pays d’Europe, membre de l’OTAN ou pas. Ceci ne veut évidemment pas dire que le régime russe soit un modèle de démocratie, mais là n’est pas la question. La Pologne, membre de l’OTAN, n’est pas plus démocratique et les États-Unis violent le droit international à Guantanamo et dans tous les black sites où ils pratiquaient la torture sous l’administration Bush.
Trump, comme tous ses prédécesseurs immédiats, a fait grimper le budget de la défense des États-Unis qui devrait atteindre 716 milliards de dollars en 2019. Ce budget dépasse celui de la Chine et de la Russie combinés (du reste qui dépasse celui des 7 suivants, France, Arabie saoudite et Grande-Bretagne comprises). Le budget de la défense américain et les guerres innombrables que lance ce pays, sans les gagner, sont une des raisons du déclin américain et de l’état catastrophique des infrastructures dans ce pays. Une des raisons pour lesquelles l’Allemagne et le Japon, puis depuis les années 80, la Chine, réussissent mieux sur le plan économique est précisément que ces pays dépensent beaucoup moins pour leur défense. Les États-Unis, comme les empires du passé, sont affectés par ce que Paul Kennedy a appelé « la surextension impériale » (imperial overstretch)[2].
Donc ce que veut Trump, l’augmentation des budgets de la défense à 4% du PIB dans tous les pays de l’OTAN, est la généralisation de la militarisation à outrance et la destruction de l’économie sociale. Le diagnostic d’une OTAN obsolète ne fait pas partie d’un plan cohérent pour y remédier mais, au contraire, conduit Trump à proposer des solutions qui ne font qu’aggraver les problèmes existants.
L’OTAN, c’est-à-dire ses dirigeants surtout américains, s’est rendu compte de son obsolescence avec la fin de la guerre froide officielle en 1989, mais elle a redéfini ses missions en les mondialisant. L’OTAN a servi à faire une guerre illégale au Kosovo, guerre qui a conduit à la construction d’une énorme base américaine dans ce nouveau micro-pays. L’OTAN a servi de couverture à la guerre en Libye en 2011 où la résolution de l’ONU qui l’autorisait, à laquelle ni la Russie ni la Chine ne s’étaient opposées, a immédiatement été violée par les puissances occidentales. La guerre en Libye, qu’Obama a regrettée par la suite, est en grande partie responsable, avec celle d’Irak en 2003, du chaos au Moyen Orient et des flux de réfugiés dont certains trouvent la mort en Méditerranée.
En Afghanistan, les États-Unis avaient invoqué l’article 5 de la charte de l’OTAN qui prévoit une réponse collective en cas d’attaque d’un des membres de l’alliance. Le 11 septembre 2001 avait constitué une telle attaque qui était un crime contre l’humanité. La réponse militaire américaine, sous couverture de l’OTAN, très loin de l’Atlantique nord et avec l’aide de divers pays, dont la France et la Grande-Bretagne, a été et reste un fiasco monumental. Les Talibans contrôlent une grande partie du pays, la culture de l’opium est florissante, le nombre de morts ne cesse d’augmenter et les drones, l’arme de choix depuis la présidence Obama, ne font que renforcer les groupes terroristes. L’OTAN, sous l’égide des États-Unis, a donc conduit à un coûteux échec et une guerre asymétrique ingagnable qui dure depuis 17 ans. L’OTAN ne protège pas mais favorise le danger terroriste.
Il est clair qu’il ne faut pas renforcer cet OTAN là et que la réponse à l’obsolescence n’est pas dans la mondialisation et la militarisation qui crée la dévastation et la pauvreté. Les Européens ont raison de s’opposer au président américain grossier et inculte, mais les termes de leur opposition montrent qu’ils n’ont eux-mêmes pas bien saisi les enjeux.
Il se trouve qu’une voix rationnelle a déjà été proposée dans le passé, par Mikhaïl Gorbatchev en 1995. Dans un texte intitulé « Plaidoyer pour une maison commune »[3], l’ancien président soviétique reprenait une de ses idées de 1985 et proposait de dépasser les antagonismes en Europe par la « création d’un système global de sécurité ». Gorbatchev prenait la mesure de l’obsolescence de l’OTAN mais suggérait un dépassement par une organisation plus pacifique des affaires du monde. Il suggérait que cette « maison commune » travaille en bonne intelligence avec l’ONU. En 1989, il avait déclaré à Strasbourg devant le Conseil de l’Europe : « Le temps est venu de mettre aux archives les postulats de la guerre froide, quand l’Europe était considérée comme une arène de confrontation divisée en zones d’influence et en zones tampons, comme site de confrontation militaire, théâtre de guerre »[4].
Gorbatchev qu’en 1989 le New York Times voyait en leader du monde[5] n’a non seulement pas été écouté mais il a été humilié par les puissances occidentales et, alors que le président Bush père avait promis de ne pas étendre l’OTAN au-delà de l’Allemagne, cette organisation n’a cessé d’avancer vers les frontières russes[6]. L’OTAN a donc tenté de dépasser son obsolescence en s’étendant et en pratiquant le « bear baiting » (spectacle montrant une attaque des ours par des chiens). La réaction russe doit se comprendre dans ce contexte. L’OTAN a retrouvé son ennemi traditionnel, ce qui a justifié les dépenses militaires et la domination du complexe militaro-industriel américain. Gorbatchev n’est pas plus populaire en Russie, où l’on considère qu’il a laissé les États-Unis le berner par grande naïveté.
Au lieu de regretter l’indéniable vulgarité de Trump, les Européens devraient dénoncer son militarisme destructeur. Au lieu de penser à sans cesse augmenter les budgets militaires, il faudrait, au contraire, penser que, comme le disait le président américain Eisenhower dans les années 50, chaque dollar dépensé pour les armes n’est pas dépensé pour les routes et les écoles. L’Allemagne et le Japon devraient servir de modèle pour dépenser moins en pourcentage de PIB et assurer la défense de façon efficace quand même. A quoi sert de pouvoir détruire la planète 500 fois si l’on a les moyens de la détruire 200 fois ?
La Russie ne peut pas attaquer la Pologne ou la France car elle risquerait de disparaître. Elle ne va pas se retirer de Crimée et les États-Unis ne vont pas fermer Guantanamo, Israël n’est pas près de respecter les résolutions de l’ONU sur ses occupations illégales. L’Iran ne pourrait utiliser une arme nucléaire sans être immédiatement vaporisé.
Les États-Unis, qui ont dépensé plus de 5.600 milliards de dollars pour les deux guerres d’Afghanistan et d’Irak, sont sur le déclin et ne semblent plus capables d’assumer le coût de leur domination hégémonique. Les Européens ont raison de ne pas financer cette domination mais ils ne devraient pas rêver d’un retour au parapluie américain, certes peu cher mais signe de domination. L’Europe est déjà assez forte pour se défendre contre toute menace. Il est inutile de se plonger dans un imaginaire de guerre froide renouvelée et il faut travailler aussi bien avec la Russie autocratique qu’avec les États-Unis en proie à un hubris militaire pour diplomatiquement tenter de régler les conflits du monde.
Ce n’est pas d’une OTAN renforcée dont nous avons besoin, mais d’une maison commune où la lutte contre la pauvreté et le réchauffement climatique sont centraux. Si tout l’argent dépensé pour faire la guerre en Afghanistan, en Irak, en Libye, au Yémen, en Ukraine était investi dans la défense de notre planète, le monde serait plus sûr, aurait moins de réfugiés risquant la mort et moins de catastrophes écologiques.
Il faut donc dire non à Trump et à sa proposition d’étouffement du monde par la dépense militaire, mais savoir lui dire non sans partager son fantasme de fuite en avant vers plus de bombes et vers de plus grosses bombes. Comme le dit Richard Sakwa, « l’OTAN existe pour gérer les problèmes créés par le fait qu’elle existe ». La proposition de Gorbatchev de Maison commune peut resurgir des oubliettes de l’histoire sous forme d’utopie positive.
Pierre Guerlain
[1] https://www.theatlantic.com/magazine/archive/1996/06/why-america-thinks-it-has-to-run-the-world/376599/
[2] Paul Kennedy, The Rise and Fall of the Great Powers: Economic Change and Military Conflict from 1500 to 2000. New York: Random House, 1987
[3] http://www.cvce.eu/obj/mikhail_gorbatchev_plaidoyer_pour_une_maison_commune-fr-93dc078a-78d8-4fed-aab7-1aeb3b1ce696.htm
[5] https://www.nytimes.com/1989/05/21/opinion/take-m#_ftnref4e-to-your-leader.html
[6] Les archives américaines déclassifiées en décembre 2017 ne laissent aucun doute sur la nature de la promesse non tenue.
Disponibles à cette adresse : https://nsarchive.gwu.edu/briefing-book/russia-programs/2017-12-12/nato-expansion-what-gorbachev-heard-western-leaders-early