Tout le monde ou presque connaît cet aphorisme attribué à Jean Cocteau : « Les Français sont des Italiens de mauvaise humeur… » Aujourd’hui, la mauvaise humeur est partagée. En cause, les centaines de migrants qui, à partir des côtes libyennes, tentent de gagner l’« eldorado européen ». Certes, leur nombre est en net recul depuis trois ans car le flux des réfugiés syriens et irakiens s’est heureusement tari. Mais chacun sait que le flux des ressortissants soudanais, érythréens ou maliens n’est pas prêt, lui, de s’assécher.
Immigration en France et en Italie : quelles caractéristiques ?
Une entente entre Emmanuel Macron et Giuseppe Conte est-elle possible ?
L’Afrique comptera 2,5 milliards d’habitants en 2050 et, comme l’explique très bien le journaliste et universitaire Stephen Smith dans son livre La ruée vers l’Europe1, ses habitants les plus jeunes feront ce que les Européens ont fait dans le passé : ils vont quitter en masse leur continent pour rechercher ailleurs de meilleures conditions de vie. Les Européens avaient choisi jadis l’Amérique ou l’Australie, les Africains ont jeté leur dévolu sur la vieille Europe…
Les tensions actuelles entre dirigeants français et italiens se nourrissent de l’impuissance européenne face au problème migratoire. Symbole de cette impuissance : la petite île italienne de Lampedusa. Sa proximité avec la Tunisie et la Libye en fait un point d’entrée privilégié pour les clandestins depuis plus de… 25 ans ! Et les catastrophes humanitaires s’y succèdent : 285 morts dans un naufrage à Noël 1996, 366 en octobre 2013. Certaines statistiques parlent de 3.000 disparus depuis 2002.
Cette triste réalité est donc loin d’être nouvelle et les mêmes causes produisent les mêmes effets. A ceci près que la donne politique a changé en Italie : au nom des électeurs qui l’ont récemment porté au pouvoir, le gouvernement de Guiseppe Conte considère qu’il ne peut plus accueillir toute la misère du monde et que charité bien ordonnée commence par soi-même. Dans un registre plus classique, la France rappelle, au nom du droit et de la morale, que les conventions en vigueur imposent de porter secours aux malheureux qui risquent la noyade en Méditerranée.
Morale internationale versus respect des urnes : Paris et Rome sont confrontés à deux exigences opposées mais légitimes. En France, la République en marche (LREM), majoritaire au Parlement, est une formation « ni de droite ni de gauche », attachée aux valeurs libérales, aux droits de l’homme et à la construction européenne. En Italie, la Ligue et le Mouvement 5 étoiles ont constitué une coalition « populiste » et « anti système » pour diriger un pays inconstant et surmené. Des deux côtés des Alpes, les dirigeants s’efforcent de défendre la politique pour laquelle ils ont été élus. Qui pourrait s’en offusquer ? Les promesses de campagne sont faites pour être tenues.
Cela dit, l’histoire de l’immigration dans les deux pays est de nature très différente. En Italie, c’est l’immigration de l’intérieur qui a longtemps prévalu, autrement dit celle des habitants pauvres du mezzogiorno (Pouilles, Campanie, Sicile) qui sont montés vers le nord plus prospère (Lombardie, Piémont) pour y trouver du travail. En France, à partir de la décolonisation, l’immigration est venue du Maghreb et d’Afrique noire. L’industrie tricolore avait besoin de bras et l’arrivée de cette main d’œuvre bon marché a été longtemps encouragée par le patronat et amplifiée par la politique de regroupement familial instaurée sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing.
Aujourd’hui, si l’Italie dit « basta » à l’afflux massif de migrants sur son sol, c’est qu’elle obéit, d’abord, à un réflexe identitaire. Mais c’est aussi parce qu’elle ne peut pas changer de situation géographique ! Au cours de ces cinq dernières années, elle a accueilli 700.000 clandestins venus s’échouer sur ses côtes. Avec plus de virulence que ses prédécesseurs, le gouvernement actuel dénonce le règlement de Dublin de 2013 qui fait peser sur les pays dits « d’entrée » – Italie et Grèce, surtout – toute la charge de l’accueil, de la prise en charge et des demandes d’asile, alors que la plupart des réfugiés rêvent de s’installer en Allemagne, en Suède ou en Grande-Bretagne…
Emmanuel Macron n’ignore rien de ces déséquilibres. De même qu’il connaît le rôle trouble joué par certaines ONG dans les eaux de la Méditerranée. Dans une interview récente à la revue Politique Internationale2, Fabrice Leggeri, le directeur exécutif de Frontex (l’Agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes), déclarait : « Le respect du droit de la mer ou des secours en mer ne doit pas alimenter un modus operandi criminel. Trop souvent, les interventions des ONG – ou supposées telles – compliquent l’action des autorités de sécurité européennes ». Il évoquait une « une possible collusion entre les réseaux qui font partir les migrants de Libye et les navires privés qui les récupèrent en mer comme le feraient de simples taxis… »
A Rome, le 26 juin, le chef de l’Etat français n’a pas dit autre chose. Il a critiqué l’ONG allemande Lifeline qui, a-t-il affirmé, « est intervenue en contravention de toutes les règles » faisant ainsi « le jeu des passeurs ». Pour Emmanuel Macron, « c’est d’un cynisme terrible ». Il a été rejoint par le chef du gouvernement italien Guiseppe Conte qui a annoncé une « enquête » sur le navire humanitaire allemand dont les passagers seront finalement récupérés par les Maltais, les Italiens, les Français, les Espagnols et les Portugais… Comme quoi, après les invectives de ces derniers jours, il existe des terrains d’entente entre Européens et, notamment, entre Paris et Rome.
Influence bénéfique du pape François ? Le président français s’est montré très à l’aise avec le souverain pontife lors de son séjour romain : longue entrevue, même souci de la solidarité et embrassades chaleureuses au moment de se quitter… Si le courant est passé entre le pape argentin et l’ancien élève des jésuites d’Amiens, cela ne signifie pas pour autant unanimité des points de vue. Leurs agendas – spirituel pour l’un, temporel pour l’autre – diffèrent forcément. Et le pape François, qui se veut au service des plus pauvres et s’était rendu à Lampedusa en 2013 pour prêcher la bonne parole, continue de considérer l’Europe comme un continent riche et égoïste.
Il a même comparé l’Europe, voici quelques mois, à « une grand-mère peu féconde » : l’allusion à la baisse de la natalité qui affecte la plupart des pays de l’Union, à commencer par l’Italie, est évidente. Est-ce aussi une invitation à accueillir plus de migrants pour combler le déficit démographique chronique du vieux continent ? C’est probable, même si le pape n’a pas son pareil pour tantôt piquer les hommes au pouvoir, tantôt les ménager en louant leur « prudence »… Au vu de ses démêlés avec la curie romaine, il est bien placé pour savoir que l’art de gouverner est difficile !
L’échec aux élections législatives du printemps 2018 de Matteo Renzi, leader du parti démocrate italien et ancien président du Conseil, est là pour le rappeler. La presse le décrivait comme un « nouveau Tony Blair », il voulait envoyer « la vieille classe politique italienne à la casse » et avait promis « une réforme par mois » dès son arrivée aux affaires, à commencer par la réforme du marché du travail, comme un certain Emmanuel Macron plus tard… Or, il n’a pas tenu longtemps : à peine deux ans de 2014 à 2016. La roche tarpéienne est près du Capitole…
L’Italie a beaucoup de défauts, à commencer par un Etat faible et une instabilité chronique : 63 chefs de gouvernement depuis 1946 ! La France a un Etat fort et des gouvernements plus solides. Mais que l’on ne s’y trompe pas : sans le système électoral de la Vème République qui bannit la proportionnelle aux législatives, qui dit qu’elle n’aurait pas un gouvernement à l’italienne ? En tout cas, le Rassemblement national de Marine Le Pen et la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon auraient des bataillons d’élus bien plus fournis au Palais Bourbon.
Bien sûr, il est difficile d’imaginer une entente entre la fille du « menhir breton » et le tribun parachuté à Marseille pour former, demain, une coalition gouvernementale à Paris à la manière de Luigi Di Maïo et Matteo Salvini sur les bords du Tibre. Comparaison n’est pas raison. Il n’empêche : la vague « populo-souverainiste » est une réalité en Europe et pas seulement en Italie, en Autriche et dans les pays du groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, Slovaquie et République tchèque)…
Les prochaines élections européennes, dans un an, serviront de révélateur et diront mieux que tous les sondages d’opinion si cette vague déferlante a atteint son apogée ou non.
Baudouin Bollaert
Ancien rédacteur en chef du Figaro