« Connaître, ce n’est point démontrer, ni expliquer. C’est accéder à la vision. », disait Antoine de Saint-Exupéry. Au contraire, la méconnaissance nous aveugle. Elle a tôt fait de faire de nous des êtres intolérants, peureux, faibles. La méconnaissance est la principale cause de notre désarroi face à celui que nous surnommons à tort le « mangeur d’homme ».
Le spectre des dents de la mer nous hante depuis Hérodote. Mais depuis quatre cents millions d’années, le requin façonne l’océan, en forçant ses proies à s’adapter.
Nous faisons grand cas des quelques dix attaques fatales causées par les squales chaque année dans le monde. Dans le même temps, des dizaines de millions de ces seigneurs des mers périssent dans le silence.
Nous craignons les dents acérées du monstre vorace. L’animal craint nos filets, nos hameçons, nos machettes, et jusqu’à notre simple silhouette dans le grand bleu.
Nous le percevons comme un trouble-fête sur nos côtes ; lui nous identifie à des étrangers sur son territoire.
Baigneurs, surfeurs, chasseurs sous-marins et plongeurs fréquentent les mêmes eaux que les grands prédateurs. Dès lors, la question n’est pas « pourquoi attaquent-ils ? », mais « pourquoi n’attaquent-ils pas plus souvent ? ». Peut-être ne sont-ils tout simplement pas les monstres que l’on prétend.
En les côtoyant, on découvre en effet des animaux timides, furtifs, mystérieux. Ils sont là, ils vous jaugent, et enfin ils vous oublient. Il n’y a plus de gueule béante, juste une créature fascinante.
Derrière la silhouette fugace se cache le gardien du monde sous-marin, ce monde serein d’où la vie jaillit sous ses formes les plus diverses, ses couleurs les plus chatoyantes. Nous avons hérité de ce monde et pouvons à notre guise plonger dans cet univers ; de quel droit en priverions-nous nos enfants et petits-enfants ?
Celui qui s’est autoproclamé Sapiens ne peut raisonnablement accepter le massacre d’une espèce dont sa survie dépend. Les squales éliminent les poissons malades, les animaux génétiquement déficients et les cadavres. Ce rôle d’épurateur biologique est vital pour l’équilibre des océans.
Sans eux, le plancton végétal sera à la merci de mille prédateurs dont les populations exploseront. Or, ce phytoplancton fournit plus de 50 % de l’oxygène que nous respirons.
Les premiers effets se font déjà sentir : le nombre de requins blancs a été réduit par 80 % en vingt ans, entraînant une augmentation exponentielle des cheptels de phoques, leurs proies favorites. Par ricochets, les petits poissons mangeurs de plancton prolifèrent.
Il faut toujours des garde-fous, et la nature a pensé à tout. Elle n’a pas fait le requin pour alimenter nos cauchemars, mais pour veiller sur la chaîne alimentaire.
Quand on connaît le requin, on ne redoute pas de le croiser, mais de le voir disparaître.
Alexandra Nicolas