Le chef gaulois Brennos, s’adressant aux Romains dont il venait de triompher au combat, leur scandait « Vae victis ».
Perdre la guerre en ces temps signifiait bien souvent perdre ses biens, sa famille, sa liberté et son honneur. Peu importent votre courage, vos qualités martiales, votre intelligence, car ceux-ci ne sont plus soumis qu’à l’appréciation de votre vainqueur. Un gaulois pétri de toutes ces nobles qualités, à l’exemple de Vercingétorix, est voué à n’être plus qu’une attraction de cirque, un exemple de la sauvagerie des ennemis de Rome. Son nom sera moqué par les historiens aussi longtemps que durera la puissance des vainqueurs, car ceux-ci écrivent l’histoire. Ainsi, écrire l’histoire, c’est se poser en juge de la valeur des vaincus, c’est avoir la force de légitimer ses positions et de vouer à la honte et au déshonneur celles de son adversaire. Ne dénigrons pas l’histoire car sa force politique est bien réelle.
En effet, c’est bien par l’expérience, par ce qui est passé et s’est déjà déroulé que tout un chacun envisage l’avenir et les problèmes futurs. Nous cherchons tous dans notre passé des solutions à notre avenir. Ainsi, écrire dans un manuel d’histoire que les rois de France étaient des tyrans sert un tout autre régime que la monarchie. L’histoire se veut objective, elle repose sur des faits. Nul ne va contre les faits. Écrire l’histoire, c’est assurer une stabilité de régime. De là l’affirmation que le camp du bien gagne toujours la guerre, le paradigme des vainqueurs devenant alors le seul possible.
C’est imprégné de ces considération que nous nous penchons sur notre histoire récente. Le grand vainqueur de 1945, puis de la Guerre froide, celui qui impose sans relâche, jour après jour, ses vues au monde entier, celui qui châtie ses opposants avec une sévérité à en faire pâlir Attila lui-même, nous le connaissons tous. C’est bien utile de dénoncer la perte des valeurs, de la foi, des traditions, sans envisager l’américanisation qui en est une des sources. Et c’est bien parce qu’ils jouissent d’une légitimité toute historique dans la conscience populaire, parce qu’ils sont assimilés à des hommes providentiels, à des libérateurs, que le peuple les suit.
En 1945, le premier réflexe des vainqueurs a été de créer des tribunaux militaires internationaux pour juger les crimes des vaincus. A Nuremberg comme à Tokyo, les criminels ont été jugés et punis à la mesure de leurs crimes. Mais qu’en est-il des crimes des vainqueurs ? Y a-t-il eu un procès de Londres pour juger les crimes de Bomber Harris 1 ? Non, pas à ma connaissance ; l’homme est un héros et dispose de sa statue de bronze à Londres. Alors que nous venons de commémorer, le 6 août dernier l’anniversaire du bombardement d’Hiroshima, il me vient à l’esprit que cet acte n’a pas non plus été jugé. Il n’y a pas eu de procès de Washington non plus. Dans le bois de Katyn, en 1940, le NKVD a exécuté 20 000 officiers de l’armée polonaise qui avaient été faits prisonniers. Pas de procès non plus. Les Soviétiques ont même essayé d’accuser les Allemands au procès de Nuremberg. Le bombardement par les alliés de la ville de Dresde, qui n’était pas un objectif militaire, me semble contraire à la Convention de Genève qui proscrit le meurtre de populations civiles.
Pour reprendre un fabuliste bien connu, la raison du plus fort reste toujours la meilleure. Intéressons-nous plus avant au bombardement d’Hiroshima. Le 6 août 1945, à 8 h 16 min 2 s, un bombardier B-29 de l’US Air Force, baptisé « Enola Gay » par son pilote le Colonel Paul Tibbets, largue sur la ville d’Hiroshima une bombe atomique : « Little Boy ». La ville compte quelque 340 000 habitants. Selon le mémorial de la paix d’Hiroshima, la bombe aura fait instantanément 140 000 victimes. D’autres victimes seront à dénombrer, notamment parmi la population irradiée qui décédera quelques jours, mois, années plus tard. Les Etats-Unis, créeront par la suite, non loin de la ville, un hôpital qui aura pour objet d’étudier l’effet des radiations sur le corps humain. Ils y admettront des patients survivants des bombardements à des fins d’étude et de thérapie.
Les Etats-Unis justifieront par la suite cet acte atroce en expliquant qu’il fallait mettre un terme à la guerre. Il est vrai que les Japonais n’avaient pas la volonté de se rendre, qu’ils se seraient battus jusqu’au dernier, île après île, maison après maison. Cela aurait occasionné la perte au champ d’honneur de nombreux soldats dans un camp comme dans l’autre. Mais la guerre n’est-elle pas du ressort des militaires ? Il ne me semble pas qu’il soit très chevaleresque d’attaquer et de massacrer des populations civiles afin de forcer son ennemi à se rendre sans combattre. Les Etats-Unis, par leurs bombardements ont préféré tuer des femmes, des enfants, des vieillards, afin de préserver la vie de leurs soldats. En plus d’être un comportement contraire à l’honneur d’un guerrier, cela constitue bien un crime de guerre.
Mathieu Lladères
1. Arthur Travers Harris commanda les forces britanniques de la Royal Air Force qui bombardaient l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale. Inventeur du concept de moral bombing (« bombardement ciblant le moral »), il ciblait systématiquement les populations civiles désarmées, ce qui lui valut le surnom de « Bomber Harris » ou « Butcher Harris ».