La conversion des « élites dirigeantes » à l’ordo-libéralisme semble n’épargner aucun continent. Dans un grand nombre de pays, les gouvernements déroulent des feuilles de route austéritaires qui présentent les régulations sociales comme des archaïsmes pénalisant l’activité économique, la rémunération du travail comme un coût excessif, les dettes publiques comme un legs intolérable pour les générations à venir, le syndicalisme comme un héritage lourd, nocif et rétif à des évolutions présentées comme indispensables autant qu’incontestables.
Au nom d’une prétendue modernité, ces discours tentent de faire basculer les sociétés humaines vers une configuration où le chacun pour soi écrase les solidarités. Dans un tel contexte, le syndicalisme est un rempart pour les plus travailleurs et leurs familles, et un mur à abattre pour les animateurs de ces politiques antisociales et rétrogrades.
Aperçu de la syndicalisation dans le monde
Selon les chiffres avancés par la Confédération Syndicale Internationale (CSI), près d’un demi-milliard d’hommes et de femmes dans le monde seraient « organisés », ce qui établirait le taux de « syndicalisation » global autour de 15 % des travailleuses et des travailleurs.
Bien sûr, cette statistique recouvre des réalités très différentes d’un pays à l’autre et on distingue de grandes disparités dans les formes, les pratiques et les finalités des organisations et structures qui fédèrent ces hommes et ces femmes. Un trait commun est néanmoins partagé par toutes : la défense des travailleurs, des travailleuses, de leurs familles, des conditions d’exercice de leur travail et de sa rémunération.
Ainsi défini sous un même générique, le fait syndical se retrouve au premier rang des engagements civils dans le monde et concurrence les grandes religions monothéistes. Parmi ce demi-milliard de « syndiqués », un peu plus de 200 millions appartiennent à des centrales nationales affiliées à la CSI. Quelques dizaines de millions sont adhérents d’organisations affiliées à la Fédération Syndicale Mondiale (FSM). Mais ils sont encore plus nombreux à se situer au sein d’organisations sans aucune affiliation internationale.
Le champ de syndicalisation qui s’ouvre aux internationales syndicales est donc gigantesque, puisque la première et principale internationale syndicale regroupe seulement moins de 7 % des travailleurs du monde. 85 % d’entre eux ne sont pas organisés, un grand nombre d’entre eux parce que le syndicalisme est entravé ou parce qu’il n’est pas présent dans leurs pays.
Plus inquiétant sans doute, ce faible taux de syndicalisation se double d’une absence quasi généralisée de dynamique de progrès. Partout, le fait syndical est attaqué et fragilisé et le taux de syndicalisation est, à de rares exceptions près, en situation de repli, sous les coups de béliers de l’ultra-libéralisme et de la répression qui, trop souvent, l’accompagne.
Même les pays qui, pendant longtemps, apparaissaient comme des eldorados syndicaux, connaissent ces tendances au reflux. Ainsi, les pays nordiques subissent-ils une érosion constante depuis une dizaine d’année. Si le taux de syndicalisation continue d’être élevé, tutoyant les 70 % dans le monde scandinave, cette performance repose largement sur les prérogatives institutionnelles confiées aux confédérations nationales dans les domaines de l’indemnisation du chômage et/ou de l’assurance maladie. Cette particularité explique aussi les taux, autour de 50 %, que connaissent des pays comme la Belgique, Malte ou la Norvège (qui a récemment décroché des autres pays scandinaves).
On retrouve un certain nombre de pays autour de 20 % : l’Italie, l’Uruguay, l’Irlande, l’Afrique du sud, l’Argentine, la Russie, l’Autriche, le Canada, le Royaume Uni, Israël… avec des histoires et des pratiques syndicales très diversifiées.
Mais c’est autour de 10 % que l’on retrouve le plus grand nombre de pays : le Japon, l’Allemagne, le Chili, la Bulgarie, la Pologne, le Mexique, le Brésil, les États-Unis – un grand nombre de pays africains et asiatiques se situant même en dessous de 10 %.
Pendant longtemps, la France apparaissait comme la lanterne rouge du peloton. Avec un taux récemment réévalué par la DARES à 11 %, elle est aujourd’hui légèrement en dessous de la moyenne mondiale, en grande partie parce qu’être syndiqué dans notre pays n’est pas sans risque pour le travailleur. La peur des représailles dans le secteur privé est le premier facteur mis en avant par les salariés lorsqu’on les interroge sur leur faible syndicalisation.
Le taux de syndicalisation, comme seul indicateur, ne suffit cependant pas à apprécier l’influence de la parole syndicale dans la vie sociale et politique d’un pays ou ses capacités de mobilisation. À cet égard, les immenses rassemblements et manifestations organisés en France sous différents gouvernements en ont surpris plus d’un à l’étranger, qu’il soit syndicaliste ou responsable politique.
De la division géopolitique…
Sur le plan international, le mouvement syndical a été divisé pendant des décennies. À partir de la fin des années 1940, sur fond de Guerre froide et malgré les prémices de la mondialisation, le mouvement syndical international souffrait d’un morcellement entre trois organisations internationales censées incarner l’unité des travailleurs du monde.
Balancés par la concurrence entre la FSM (Fédération syndicale mondiale) et la CISL (Confédération internationale des syndicats libres), les syndicats étaient poussés, du fait de cette césure en deux camps, à s’organiser selon une logique à dominante géopolitique. La FSM était censée regrouper les partisans du bloc soviétique, la CISL, ceux du modèle occidental. Une troisième internationale, la Confédération mondiale du travail, née en 1919 (et appelée jusqu’en 1968 Confédération internationale des syndicats chrétiens), regroupait celles des organisations se revendiquant de l’obédience chrétienne.
Les activités des organisations membres de ces internationales n’étaient cependant pas systématiquement indexées au clivage géopolitique entre les deux blocs. Rapidement, dès les années 60, le pragmatisme des syndicalistes confrontés aux logiques des firmes multinationales a su dépasser ces clivages pour assurer la défense des revendications des travailleurs concernés. Il demeure que, pendant trop longtemps, ces barrières organiques ont freiné les coopérations syndicales, le mouvement syndical prenant du retard sur la globalisation de ses réponses.
Dans la décennie suivante, il est devenu clair que face à la mondialisation économique, il fallait une mondialisation des droits, et pour la gagner un mouvement syndical international unifié. La création de la Confédération européenne des syndicats (CES) en 1973 – aujourd’hui forte de 45 millions d’adhérents en provenance de 89 organisations nationales implantées dans 39 pays européens – participe aussi de cette prise de conscience.
… à l’unification du mouvement syndical
Mais c’est surtout avec la création de la CSI à Vienne en novembre 2006 que le syndicalisme tente de se doter d’une internationale ayant vocation à réunir en son sein le plus grand nombre de centrales nationales. Le congrès de fondation réunissait un peu moins de 300 confédérations nationales regroupant 168 millions de membres issus de 153 pays.
Près de 12 ans après, la CSI revendique presque 208 millions de membres. Mais ce chiffre ne suffit pas à dresser le bilan d’une organisation qui se trouve parfois pénalisée par la somme de ses contraires. Sa fondation fut le résultat d’un long et laborieux processus de recherche d’unité et d’efficacité entre des organisations nationales aux parcours très divers, provenant des trois grandes internationales qui ont marqué l’histoire syndicale au cours de la Guerre froide.
L’ambition de la CSI était à la fois d’assumer l’héritage de chacune de ses composantes en structurant, dans le même mouvement, une nouvelle force susceptible, par sa pluralité et son fonctionnement démocratique, d’unir le mouvement syndical a l’échelle de la planète. Force est de constater que, malgré son caractère massif, elle n’y est pas encore parvenue.
À l’heure où « l’internationale du capital » fait des ravages dans les droits sociaux, « l’internationale du travail » doit construire une riposte à la hauteur des attaques.
Pour agir et peser, le syndicalisme international est essentiel pour organiser les travailleurs au-delà de leurs cadres nationaux respectifs, en particulier à l’échelle des chaînes de production et de sous-traitance découlant de l’activité des grandes firmes multinationales. Plus globalement, il a la responsabilité de coordonner une riposte cohérente et vigoureuse, à même de défendre les intérêts des travailleurs partout dans le monde.
Pierre Coutaz
Conseiller confédéral de la CGT, conseiller de Bernard Thibault auprès de l’OIT