Le 11 décembre dernier, Cherif Chekatt a commis un attentat sur le marché de Noël de Strasbourg, faisant cinq morts et onze blessés. Au chauffeur de taxi qu’il a pris en otage, il a déclaré avoir « tué des gens […] Pour nos frères morts en Syrie ». Au-delà de la lutte contre le djihadisme menée sur notre territoire, cette événement questionne la politique étrangère de la France en direction du Moyen-Orient.
Entretien avec Frédéric Encel, géopolitologue, essayiste et maître de conférence à Sciences Po Paris.
Quel est l’état de nos relations avec l’Iran depuis la proclamation des sanctions économiques de Trump ?
Elles sont nécessairement mauvaises. La France a joué un rôle tout à fait constructif avant et pendant les négociations du traité du 14 juillet 2015 – des négociations qui ont réussi puisqu’elles ont abouti à ce traité. La France a été intraitable sur un certain nombre de points techniques liés à la capacité nucléaire potentiellement militaire de l’Iran, mais en même temps, depuis 2015, la France considère, et à mon sens à juste titre, que cet accord a été respecté par l’Iran.
Alors pourquoi ces relations sont-elles donc nécessairement mauvaises ? D’une part, agir frontalement contre la décision de Trump de se retirer de l’accord nous coûterait cher en termes de guerre commerciale, d’amendes frappant nos entreprises travaillant sur place, (notamment les entreprises automobiles, mais pas seulement) – plus cher que de ne pas investir en Iran.
D’autre part, dans le cadre de cet affrontement très dur qui prévaut au sein du monde musulman entre chiites et sunnites, la France a clairement choisi l’axe sunnite. On retrouve d’ailleurs l’illustration de cette politique avec la fermeté de la France vis-à-vis du Hezbollah, vis-à-vis bien sûr de Bachar el-Assad aussi, et donc malgré tout de l’Iran, même si Paris a beaucoup travaillé à l’accord. Ce choix n’est motivé ni par des raisons idéologiques, ni par des raisons culturelles, mais par des motifs surtout commerciaux, d’une part, et liées à la lutte anti-djihadiste d’autre part.
Sur le plan commercial, nous avons des accords très importants avec les Emirats arabes unis, qui sont même devenus de véritables alliés militaires, et avec l’Arabie Saoudite, même si le volume d’échanges global est un peu fantasmé (l’Arabie Saoudite nous achète beaucoup moins qu’à l’Angleterre et infiniment moins qu’aux Etats-Unis, mais ça porte quand même sur plusieurs milliards d’euros ces dernières années). Nous avons aussi des liens commerciaux forts avec le Maroc, avec l’Egypte, qui finance l’achat de bateaux et d’avions français avec l’argent saoudien, etc. Donc avec une majorité d’Etats arabes sunnites très opposés à l’Iran.
Quant à la lutte antiterroriste, le djihadisme qui frappe la France et auquel nous faisons la guerre (même si le terme est toujours très ambigu, très ambivalent…) s’inscrit dans le monde sunnite. Au fond, l’Iran n’est pas réellement lié au djihadisme qui frappe la France et beaucoup d’autres pays, y compris les pays musulmans. Donc la coopération antiterroriste ne peut se faire qu’avec des Etats qui eux-mêmes sont impliqués.
N’est-ce pas contradictoire de lutter contre le djihadisme tout en passant des accords avec des Etats comme l’Arabie Saoudite, qui sont les premiers financeurs du djihadisme mondial et font la promotion du wahhabisme ? N’aurions-nous pas une carte à jouer avec l’Iran, tant sur le plan économique que sur le plan idéologique ?
Je pense qu’à moyen ou long terme, il faudra que la France se rapproche d’un Iran dont le régime aura évolué. Seulement à moyen ou long terme, d’abord parce que ces prochaines années on est sur des contrats très lourds et une coopération anti-djihadiste qui vont nous maintenir auprès de nos alliés ou clients arabes sunnites. Mais également parce qu’on attend un changement de régime, ou un changement dans le régime. On peut très bien imaginer une sorte de gorbatchevisation, d’apaisement du régime des mollah – et au mieux un changement de régime.
Dans ces deux perspectives, vous avez tout à fait raison. Je pense que la France devra, à terme, être la première ou l’une des premières puissances à contracter une coopération – qui a déjà existé d’ailleurs – avec l’Iran. En effet, ce n’est pas l’Iran qui pose des problèmes en termes de djihadisme, même si le régime a parfois été très violent.
Par ailleurs, le pays présente des atouts sur le plan des nouvelles technicités, sur le plan de la conscience politique, sur le plan énergétique bien sûr, et sur le plan démographique : l’Iran à lui seul, c’est deux fois tous les pays du Conseil de coopération du Golfe ! Pour toutes ces raisons, et également pour des raisons géographiques (l’Iran ouvre sur le Caucase, où nous avons des intérêts – notamment en Arménie), l’Iran peut être le gendarme du Golfe persique…
Dès lors, les mesures que Trump impose contre l’Iran ne représentent-elles pas une menace directe pour notre souveraineté, notamment en termes de politique étrangère ? En effet, dans la mesure où il n’y a pas de politique étrangère européenne, les Français ne peuvent pas aller à l’encontre des décisions de Trump. N’est-ce pas finalement une manœuvre pour renforcer l’emprise américaine sur la scène internationale, quitte à entraver ses propres alliés ?
Un proverbe affirme que « quand on n’est pas les plus forts, il faut être les plus sages ». Donc si nous ne mettons pas les moyens (dont nous disposons!), nous, Français et Européens, en commun au service d’une détermination à nous doter effectivement d’une politique étrangère totalement souveraine pour nous opposer à ce genre de politique (celle de Trump), il faudra obéir. De ce point de vue-là, Trump a un avantage tout à fait certain : celui de mettre les Français et les Européens devant leurs responsabilités. Il nous lance un défi.
Jusque-là, pendant la guerre froide et après la chute du bloc soviétique, on n’avait pas à se poser la question. Mais aujourd’hui les choses changent. Et si Trump était réélu dans deux ans, on irait vers une sorte de fissure, sinon de fracture, qu’avait déjà craint et prédit feu le philosophe André Glucksmann en 2003, à l’occasion de la guerre d’Irak, dans son ouvrage Ouest contre Ouest.
Si l’Europe ne se construit pas comme puissance globale, c’est-à-dire politique et militaire, nous serons soumis aux influences voire aux diktats des puissances étrangères.
En Irak comme en Syrie, la lutte contre des dictateurs pose question. Notre politique du ni Bachar, ni les islamistes était-elle la bonne ?
On a choisi la moins mauvaise des solutions, ce que j’appelle la voie Le Drian : ni, ni. On ne peut pas admettre la légitimité d’un régime qu’on considère comme étant devenu hautement criminel. Dans le même temps, ce régime fait face à des islamistes radicaux qui nous frappent très directement et qui nous ont ouvertement déclaré la guerre.
Alors on ne vise pas directement Assad. On n’a ciblé une de ses bases qu’en avril dernier (attaque contre la base aérienne militaire de Shayrat), dans le cadre d’une riposte faisant suite à l’usage de gaz neurotoxiques. On a donc agi dans le cadre du droit international car les conventions de Genève, qui interdisent l’emploi d’armes chimiques, en particulier contre les populations civiles, avaient été violées.
Il n’y a pas d’absolu, ni dans la justice, ni dans la paix, ni dans la guerre. On se contente de bricoler ; et bricoler dans le dossier syrien, c’est ne pas marcher avec Assad et en même temps lutter, même si c’est sur son territoire et sans coopérer avec lui, contre ceux qui nous frappent (les djihadistes). C’est ce qu’on a fait en Syrie.
On a toutefois envoyé des contingents assez faibles par rapport aux contingents américains, russes ou iraniens.
Par rapport oui, mais je répète qu’il n’y a pas d’absolu. On n’est pas allié militaire d’un Etat menacé par Bachar el-Assad. On n’est pas allié militaire d’un Etat menacé par Daesh. En revanche, l’Iran est directement en guerre contre des partenaires de l’Arabie Saoudite, en guerre froide de plus en plus chaude… La Russie défend pour sa part un régime militairement allié, avec qui elle a des accords d’alliance depuis l’Union soviétique en 1959.
Ecoutez ; en Irak comme en Syrie, la France a tenu son rang en engageant des dizaines de chasseurs bombardiers performants, plusieurs batteries d’artillerie puissantes, des commandos et autres instructeurs. C’est beaucoup. Et nous agissons essentiellement dans le cadre du droit international, ici de la légitime défense (art. 51 de la Charte des Nations unies), là de protection de partenaires tels que la Jordanie ou les Emirats arabes unis. Ce n’est pas comme si on n’avait rien fait en Syrie ; depuis 2015, on ne s’est pas contenté de propulser seulement quelques obus !
Justement, 2015, n’était-ce pas déjà un peu tard ?
Si, mais Hollande voulait agir dès 2013. Seulement, Obama s’est rétracté et Brown n’a pas obtenu la majorité aux Communes. Il se trouve que notre président n’a pas à demander quoi que ce soit au Parlement – je ne sais pas s’il y aurait obtenu la majorité. En tout cas, François Hollande voulait intervenir, et il aurait peut-être dû le faire, même seul.
J’insiste car c’est important : nous sommes présents au Proche-Orient : on a une base en Jordanie, à proximité immédiate de Damas, sur laquelle sont posés une dizaine de chasseurs bombardiers. On a une alliance avec les Emirats arabes unis, on vend beaucoup d’armements dans la région et on participe à absolument toutes les réunions de parrainage liées à l’après-guerre en Syrie, sauf celles d’Astana (dominées par les Russes et les Iraniens), évidemment. Il ne faut pas se comparer aux Américains, ça n’a pas de sens.
Aujourd’hui ce sont d’ailleurs les Russes qui maîtrisent ce dossier, plus que les Américains, pour qui ce n’est pas une priorité.
Ce n’est pas leur priorité, mais en même temps on a quand même des soldats américains au sol, ce qui est moins le cas avec les Russes. Et les Américains soutiennent les Kurdes (les Français aussi) au sol. Et contre qui ? Contre les Turcs, qui pourtant sont officiellement nos amis…
Bachar est un criminel et ses agissements vont à l’encontre de nos valeurs ; cependant, si le gouvernement de Bachar et son clan était renversé, il se pourrait que les islamistes prennent le pouvoir. Serait-ce mieux pour le peuple syrien ?
Non, sans doute pas. Surtout pas pour les Alaouites, les Druzes, les Kurdes et les chrétiens. La peste face au choléra…
En Irak, on a renversé le dictateur Saddam Hussein et le pays a par la suite été aux mains d’Al Qaeda puis Daesh. Était-ce mieux ?
Pour la majorité chiite de la population, je vous garantis que c’est mieux ! Pour les Kurdes aussi, bombardements ou pas, qui avaient été martyrisés et gazés par Saddam, en 1988. Les Kurdes sont de facto indépendants, et les chiites sont désormais au pouvoir car ils sont très majoritaires. Je vous assure qu’aujourd’hui, la grande majorité chiite et kurde des Irakiens – soit environ 80% de la population – est moins malheureuse que sous la férule du tyran sanguinaire et belliqueux (invasion de l’Iran, annexion du Koweït, etc.) que fut Saddam Hussein.
Il y a tout de même eu l’intermède Daesh…
Oui, et alors ? Moi si j’étais chiite irakien, je serais très heureux maintenant. D’autant que Daesh n’a pas touché le Sud de l’Irak ; il n’a touché que le Nord sunnite, et pour cause. Les chiites s’étendent de Bagdad jusqu’au Sud. Finalement, tout dépend pour qui on pose la question. Pour les Yézidis c’était terrible, et à mon avis pire que sous Saddam. Mais comme disait Clémenceau, « la révolution c’est un bloc ».
Parfois, n’avons-nous pas tendance, en intervenant, à accroître l’ampleur des drames ?
Tout dépend où, quand et comment on intervient. Bush fils qui guerroie en Irak en 2003, ce n’était pas une initiative intelligente. De plus, elle était mensongère, justifiée par le 11 septembre et des armes de destruction massive, ce qui est ridicule. Là-dessus nous sommes d’accord.
Sur la finalité en revanche, si on pousse la logique de votre question tout au bout, les Etats-Unis ne devaient pas intervenir en 1941 contre les Allemands et les Japonais. Or la conséquence de cette intervention a été extraordinairement positive, et ce jusqu’à aujourd’hui.
S’ingérer n’est pas nécessairement négatif : tout dépend comment on le fait. Et en l’occurrence, l’Irak en 2003 était déjà dominé par un pouvoir cruel et brinqueballant, totalement vermoulu de l’intérieur depuis 1991. Je dis donc seulement que cette intervention n’a pas été – contrairement à ce qu’on entend trop souvent – l’origine du chaos, l’alpha et l’oméga de l’instabilité régionale.
Ne risquait-on pas de faire de la Syrie un Etat failli, comme l’Irak ou la Libye, en tentant de renverser Assad comme on a renversé Saddam et Kadafi ?
Je vous réponds par une question : c’est mieux ou moins bien pour les Libyens ? Les chars de Kadafi étaient à quelques heure de Benghazi. Et il avait annoncé qu’à Benghazi il y aurait des rivières de sang. Il avait un CV, Kadhafi ! On pouvait le croire, quand même. Alors si on n’était pas intervenus et que Benghazi avait été rayé de la carte, aujourd’hui vous me diriez « n’était-ce pas une nécessité d’intervenir en tant que pays des droits de l’Homme quand on savait ce que Kadafi s’apprêtait à faire ? ». Et je vous répondrais : « oui, j’ai honte ».
J’étais favorable à l’intervention française, qui était très polémique à l’époque, notamment à l’ONU. A mon avis la vraie faute tient au fait qu’il n’était pas dit qu’on devait faire chuter le régime (on ne l’a pas fait chuter, c’est sa population qui l’a fait chuter, mais nous on a aidé les opposants).
Il s’agissait de détruire ceux qui dans son armée étaient susceptibles de massacrer la population. Ce n’était pas son régime qu’on avait prévu de détruire, mais je reconnais qu’on y a contribué grandement. Et là, les Russes se sont mordus les doigts de nous avoir autorisés à intervenir – et c’est l’une des variables explicatives des postures de Pékin et Moscou aujourd’hui, qui ne nous font plus confiance. Ça, c’est un argument que je peux concevoir.
Toutefois, à partir de certaines limites on doit intervenir. Quelles limites ? Puisqu’il n’y a pas d’absolu, je pense qu’on ne peut pas laisser agir impunément un criminel de masse, y compris contre sa propre population. Et c’est une position philosophique, je ne dis pas que rationnellement elle va résoudre tous les problèmes. Dans une prise de décision, la morale est une variable, les intérêts sont la constante.
Début novembre, l’EI a revendiqué un attentat suicide contre des Coptes en Egypte. Nous venons de faire face à un nouvel attentat islamiste, lui aussi revendiqué par l’EI – bien que ce soit probablement par opportunisme. Daesh est-il véritablement mort ?
Sa forme étatique est moribonde, mais pas l’idéologie qui l’anime. Fondamentalement, Daesh, c’est l’expression d’une idéologie, celle de l’islamisme radical. Simplement, c’est un virus mutant, comme tous les fanatismes d’ailleurs, religieux ou politiques. L’islamisme radical a pris cette forme-là à ce moment-là et dans cette région-là parce que les conditions s’y prêtaient. Mais le virus mute ; en témoigne ce qui se passe au Nigéria, en Libye, et au fond ce qui se passe en Europe maintenant, avec des attentats beaucoup plus baroques, beaucoup plus artisanaux en quelque sorte, mais toujours sur la même idéologie.
Donc la forme est provisoirement morte, mais pas l’idéologie qui l’a sous-tendue. Preuve en est, Daesh a quand même attiré des dizaines de milliers de jeunes, des millions d’autres à travers le monde adoptent un salafisme radical, d’autres encore suivent les branches extrémistes des Frères musulmans. Il nous faut – nous autres démocrates de toutes origines nationales ou confessionnelles – lutter sans faille, et nous vaincrons ce fléau comme ont été vaincu d’autres fléaux totalitaires…
Propos recueillis par Alexandra Nicolas