En février dernier, l’adoption de la loi visant à interdire l’emploi de l’expression « camp de la mort polonais » a soulevé de nombreuses critiques. Pour comprendre les enjeux que soulève cette polémique, il convient d’analyser l’Histoire polonaise. Entretien avec Pierre-Étienne Penot, docteur en Histoire contemporaine ayant vécu huit ans en Pologne, auteur d’une thèse sur la Pologne de Solidarność¹.
Voir la partie I : Quid de l’antisémitisme polonais ?
Que font les dirigeants polonais face à la défaite de 1939 ?
En 1939, quand la Pologne est partagée, le gouvernement polonais s’exile à Angers jusqu’à la défaite de 1940, puis à Londres. Il n’a pas collaboré avec les occupants : aucun policier polonais ne fut en charge de la surveillance des camps ou des rafles — contrairement au cas français. Les Polonais n’étaient pas plus antisémites que les Français ; ils ont été nombreux à résister.
Comment se traduit cette résistance polonaise ?
La résistance polonaise fut la plus grande résistance européenne. L’Armia Krajowa (« l’armée de l’intérieur », AK) était composée de près de 400 000 hommes et formait l’aile armée du gouvernement polonais en exil, dit l’État polonais clandestin (Państwo Podziemne). Son action la plus célèbre est l’insurrection de Varsovie, organisée du 1er août au 2 octobre 1944, dans le cadre du plan militaire national « action Tempête » (Burza). L’organisation Żegota (nom de code de la Commission d’aide aux juifs, qui dépend de l’AK) a caché environ 100 000 juifs, dont de nombreux enfants. À cet égard, la Pologne est le pays qui compte le plus grand nombre de Justes, dont les noms sont d’ailleurs inscrits sur le bâtiment des Justes du mémorial israélien de Yad Vashem².
Symbole de la résistance polonaise, le catholique Jan Karski est fait prisonnier par la Gestapo en 1940, qui le torture dans l’hôpital de Nowy Sącz. Lorsqu’il s’échappe, il fait de la propagande noire dans le cadre de l’action N (Akcja N)³. Karski tente à de multiples reprises d’alerter les alliés sur le sort des juifs dans les territoires polonais occupés par les Allemands, en particulier auprès du gouvernement britannique, qui n’agit pas davantage. Mais les alliés ont d’autres intérêts. On a sacrifié la Pologne. Dans son récit Mon témoignage devant le monde — Histoire d’un État secret, publié en 1944, Yan Karski relate l’Histoire de l’État polonais clandestin et de la résistance polonaise. Il témoigne des massacres nazis en prenant appui sur une visite clandestine du ghetto de Varsovie et d’une autre dans le camp d’extermination de Belzec — cette dernière ayant néanmoins soulevé des doutes.
Marek Edelman, de confession juive, est un autre héros de la résistance. Combattant en second de l’insurrection du ghetto de Varsovie, il s’en sort vivant. Il sera plus tard membre de Solidarność⁴, ce qui lui vaudra d’être emprisonné pendant l’état de siège (1981–1983) instauré par le dictateur communiste polonais Jaruzelski. Edelman est le héros national par excellence. Il s’est toujours senti polonais avant d’être juif ; son refus d’émigrer en Israël a d’ailleurs suscité quelques critiques (renforcées par son soutien au peuple palestinien).
Vaincus, les Polonais n’ont pas les moyens de se défendre, mais ils s’engagent partout où ils le peuvent⁵. Toutefois, la guerre et la politique ne sont pas toujours morales. Les Polonais ont largement participé à la libération de l’Europe et ils ont été abandonnés aux Soviétiques en 1945. La Pologne a en effet été laissée à Staline pour que Staline nous aide…
Dès la conférence de Téhéran, fin 1943, la Pologne a été sacrifiée. Les frontières ont été bougées sans concerter les Polonais, alors même que Churchill hébergeait le gouvernement polonais en exil à Londres. En définitive, l’Occident vit dans le mensonge depuis 1945 ; il est difficile de se dire qu’on a été allié d’un salaud parfait contre autre salaud parfait. Certes, on n’aurait peut-être pas été libérés sinon, mais il faut garder à l’esprit que notre libération s’est faite au prix du sacrifice de l’Europe centrale. L’Europe centrale et orientale, c’est notre mauvaise conscience.
Le problème, c’est que nous n’avons pas de mémoire, et sans mémoire, pas de mauvaise conscience… À la place, nous affichons parfois une certaine condescendance et râlons quand l’Union européenne leur distribue des aides : « il faut leur expliquer la démocratie, etc. ». Or, nous n’avons pas beaucoup de leçons à leur donner ; la France est très corrompue, et n’a pourtant pas vécu cinquante ans de communisme. N’oublions pas que Staline leur a interdit de bénéficier de l’argent américain (Plan Marshall). Un calcul cynique que les Polonais ont payé et qu’ils continuent de payer.
La propagande allemande a nourri cette condescendance dès 1939, en faisant circuler l’image de soldats polonais à cheval et armés de lances dans une charge désuète pour affronter les panzers. Comment ce mépris s’est-il traduit lors de la conquête ?
Cette image d’Épinal figure même dans le documentaire Apocalypse, qui relaie des images de propagande allemande sans préciser qu’il s’agit de propagande. En réalité, l’armée polonaise se battait avec des blindés modernes. Elle a cependant dû faire face à l’aviation soviétique couplée à une invasion nazie par l’Ouest. Ces deux totalitarismes sont les héritiers des empires du XIXe siècle. Au mépris des Slaves s’ajoutent donc les volontés impérialistes russes et allemandes. Dans la partie allemande, la législation est particulièrement dure.
Dans quelle mesure les lois allemandes en vigueur sur le territoire polonais seraient-elles plus dures que dans les autres pays occupés ?
Le simple fait d’aider des juifs était sanctionné de mort. Ce régime d’occupation particulièrement sévère se traduit par la création de ghettos et l’application de la Solution finale sur le territoire, où sont construits l’essentiel des camps. Si les Polonais d’origine allemande sont intégrés dans le Reich et considérés comme aryens, les autres sont vus comme des sous-hommes. L’antipolonisme est virulent chez les nazis. Des prêtres ont été déportés à Auschwitz — qui signifie d’ailleurs « mort » en ancien allemand. Il est monstrueux de parler de « camp polonais d’Auschwitz ». Cela alimente le sentiment anti-polonais au sein de la communauté juive internationale, notamment en France et aux États-Unis. Lieu de la tragédie, Auschwitz fut un camp nazi, et non un camp polonais. Oublier que ce camp était géré par des nazis, des Allemands, est une tragédie pour la mémoire.
Lieu du massacre, la Pologne a fait un profond examen de conscience. Si le pogrom de Jedwabne de juillet 1941 a été occulté pendant des années, il a fait l’objet de nombreux débats entre historiens. Après avoir été longtemps attribuée aux Einsatzgruppen, la responsabilité de civils polonais (peut-être à l’instigation de troupes allemandes) a été mise en avant. C’est notamment le fait de l’historien et sociologue polonais Jan Tomasz Gross, qui a publié un livre sur ce pogrom : Les Voisins, Un Massacre de Juifs en Pologne, 10 juillet 1941. Ce fut un grand moment d’introspection pour la Pologne.
En 2006, dans La Peur : L’antisémitisme en Pologne après Auschwitz, il aborde l’antisémitisme et la violence contre les juifs dans l’après-guerre en Pologne, ce qui relance le débat historiographique sur l’antisémitisme soviétique et polonais. Gross y parle notamment du pogrom de Kielce. En effet, au sortir de la guerre, toute la Pologne passe sous le joug communiste et des pogroms ont lieu : le pogrom de Cracovie du 11 août 1945 et le pogrom de Kielce du 4 juillet 1946. Loin d’agir pour empêcher les massacres, le gouvernement communiste avait tendance à encourager l’antisémitisme populaire. Outre une culpabilité par indifférence, on peut souligner que les Russes ont mené nombre de pogroms dans la partie russe de l’empire — ce n’est pas un hasard si le mot pogrom signifie « détruire, piller » en russe.
Il ne faut pas oublier que la Pologne a été occupée jusqu’en 1989 et que l’Armée rouge ne quitte le territoire qu’en 1993. Le négationnisme qui a sévi en Pologne fut en grande partie le fait des communistes, dont les manuels scolaires évoquaient des « camps de travail ». Sous le joug de l’URSS, les parents emmenaient leurs enfants devant des mémoriaux où figuraient des inscriptions telles que « Ici sont morts des citoyens du monde ». On dénonçait l’hitlérisme, mais aucun gouvernement communiste n’a fait de plaque pour préciser qu’au-delà des camps de travail (1941–1942), il y avait eu des camps d’extermination, lesquels visaient particulièrement les juifs. Les communistes ne voulaient pas reconnaître la spécificité de la Shoah ; ils étaient ravis qu’Hitler ait exterminé les juifs d’Europe centrale et orientale. La Shoah a donc longtemps été niée par les communistes.
En 1967, les intellectuels polonais membres de l’opposition démocratique (parmi lesquels figure Karol Wojtyła) font porter la voix de leurs compatriotes juifs en lançant aux Soviétiques : « Nos juifs ont battu vos Arabes ». Parmi ces philosémites pro-israéliens, on peut citer le journaliste Jerzy Turowicz, proche des mouvements militants en faveur des Droits de l’Homme et de l’Église polonaise menée par Jean-Paul II, lui-même proche de la communauté juive. En mars 1968, les Soviétiques lancent alors une grande campagne contre les juifs, les « cosmopolites ». Il y en a alors 30 000 en Pologne. Ils vont presque tous partir. Les étudiants juifs qui descendent dans les rues sont mis en prison par les communistes. Depuis cette période, les Polonais souffrent d’un véritable complexe vis-à-vis des juifs.
Le gouvernement actuel est d’extrême-droite, mais on ne peut pas aller jusqu’à lui reprocher de réécrire l’Histoire. On ne peut accuser les victimes d’être responsables et coupables. Proportionnellement, la Pologne est le pays qui sort le plus meurtri de la guerre : 7 millions de morts, dont la moitié étaient catholiques et l’autre moitié juifs. 7 millions sur 35 millions d’habitants en 1939, c’est 20 % de la population. Une véritable saignée. À titre de comparaison, le pays qui compte le plus de morts, l’URSS, a perdu 20 millions d’habitants sur une population de 170 millions de personnes, soit 12 % de sa population.
En tant qu’historien, je pense que ce n’est pas à la loi de fixer la façon dont on écrit l’Histoire. Varsovie a raison sur le fond, pas sur la forme. Néanmoins, face à tous les gouvernements polonais successifs qui ont passé leur temps à dire qu’il y avait des camps nazis dans une Pologne brisée, les négationnistes me semblent être ceux qui parlent d’Auschwitz comme d’un camp polonais. Aujourd’hui, quand on pense Auschwitz on pense Pologne. C’est consacrer la réussite des nazis.
En quoi la création des camps d’extermination et de concentration en Pologne répond-elle à un calcul politique du Führer ?
Il y a une hypothèse selon laquelle installer des camps en Pologne est calcul politique d’Hitler, qui voulait ainsi laisser une souillure durable sur le pays, qui se relèverait d’autant plus difficilement si le IIIe Reich était amené à s’effondrer. Cela fait l’objet de désaccords entre historiens. Toutefois, c’est un fait, il n’y pas de camps d’extermination en Allemagne. Si les camps de concentration y sont construits dès les années 1934-1935, les chambres à gaz et les crématoires sont tous en Pologne. C’est un constat. Est-ce une idée brillante ou involontaire ? Quoi qu’il en soit, le mal est fait. Pour ma part, je pense que le fait que le lieu de cette horreur fût la Pologne est le fruit d’un choix volontaire et réfléchi. Hitler voulait cacher ses crimes le plus longtemps possible. Mais il y a deux écoles historiques. L’écrivain et universitaire français spécialiste de l’Europe centrale, Jean-Yves Potel, est en désaccord avec cette théorie.
Dans quelle mesure la polémique suscitée par Geremek en 2007 au sujet de la loi de lustration a-t-elle un impact sur la polémique actuelle ?
D’après un aphorisme polonais, « une bonne conscience est souvent le signe d’une mauvaise mémoire ». Il y a eu un grand travail national sur l’examen de l’Histoire. La question des archives est centrale dans un pays post-communiste. Plusieurs solutions s’offrent à un régime qui succède au totalitarisme : détruire les archives sans même les ouvrir ou construire le futur sur du solide en sanctionnant la collaboration. Cela peut néanmoins faire l’objet de dérives quand c’est utilisé à des fins politiques. En outre, les communistes étaient passés maîtres dans l’art de falsifier les archives, d’où la nécessité de les analyser avec précaution.
En avril 2007, la polémique autour de Geremek a toutefois eu un impact négatif important. En refusant de se conformer à la loi de lustration votée l’année précédente, ce député polonais du Parlement européen a mobilisé ses amis sociaux-démocrates contre les conservateurs polonais. Tourné vers l’Occident, il est alors soutenu par l’immense majorité des médias français.
Cette loi impose en effet aux personnalités publiques de déclarer leurs éventuelles anciennes activités avec la police secrète communiste (Służba Bezpieczeństwa, SB), dont le contrôle revient à l’Institut de la mémoire nationale (IPN), et non à la justice. Cette règle était donc la même pour tous et visait à épurer la fonction publique des collaborateurs. De confession juive, Geremek a quitté le Parti communiste en 1968, au moment du déclenchement de la vague de répression antisémite, avant de rejoindre le mouvement Solidarność en 1980⁶.
Suite à cette polémique, l’image de la Pologne est écornée : on la pointe du doigt comme un État fasciste. Geremek s’en rend compte et regrette.
Chercher une personne née entre 1970 et 1975 qui n’aurait pas entendu parler de Lech Wałęsa, de Solidarité ou de Jaruzelski, c’est impossible. Auparavant, la France s’intéressait beaucoup à la Pologne, les intellectuels et les artistes en parlaient, de Coluche à Desproges en passant par Indochine (Dizzidence politik, 1982). Il y a eu un retournement quand les Polonais, au lieu d’améliorer le communisme, ont voulu s’en débarrasser. Mitterrand s’est fâché ; on leur a reproché d’être pro-américains, trop libéraux…
La rupture avec la France a toutefois lieu en 2003, quand Jacques Chirac reproche aux Polonais leur alignement avec les États-Unis dans l’affaire de l’intervention en Irak. « Ces pays ont manqué une bonne occasion de se taire », dit-il en s’adressant à des États qui sortent de cinquante ans de totalitarisme… Or ce sont des pays indépendants, souverains ; ils ont le droit d’acheter du matériel auprès des Américains. Les relations se sont améliorées sous François Hollande, lorsque celui-ci a refusé de livrer des bâtiments militaires aux Russes.
Cependant, du côté polonais, le stéréotype d’une France lâche qui ne s’est pas battue pendant la guerre et a abandonné la Pologne après a la dent dure. En témoigne le mot de l’écrivain Andrzej Bobkowski : « Les Français avaient les moyens de se battre mais n’en avaient pas envie. Les Polonais avaient envie de se battre mais n’en avaient pas les moyens. »⁷ Il faut pourtant garder à l’esprit que la Pologne et la France sont les deux seuls pays à ne s’être pas faits la guerre. On pêche par indifférence. Et par méconnaissance. Cette loi n’est pas la réponse appropriée, mais ce n’est pas non plus une négation de l’Histoire. C’est un cri désespéré pour dire « c’est assez ! ».
Voir la partie I : Quid de l’antisémitisme polonais ?
Propos recueillis par Alexandra Nicolas
¹ La Pologne, de la naissance de Solidarité à la mort du POUP (août 1980–janvier 1990), à travers la presse française, thèse soutenue en 2011.
² Yad Vashem est un mémorial construit en 1957 à Jérusalem, en l’honneur des victimes de la Shoah.
³ L’action N est une série d’actions de sabotage, de subversion et propagande noire menées d’avril 1941 à avril 1944 par la résistance polonaise contre les forces d’occupation nazies.
⁴ Parfois appelé Solidarité en français, Solidarność est une fédération de syndicats polonais fondée en 1980 et dirigée à l’origine par Lech Wałęsa. Ce mouvement a joué un rôle clé dans l’opposition au régime de la République populaire de Pologne.
⁵ Ainsi, la Brigade indépendante de chasseurs des Carpates (Samodzielna Brygada Strzelcow Karpackich en polonais) fut créée au Levant sous mandat français à partir du 12 avril 1940 et placée sous le commandement du général Stanislaw Kopanski. Elle refuse l’armistice signé par Philippe Pétain le 22 juin 1940 et part en Palestine, alors sous mandat britannique. Les Polonais étaient également nombreux à participer à la campagne d’Italie. Le 18 mai 1944, ce sont les hommes du 2e corps polonais du général Anders qui remportent la bataille de Monte Cassino.
⁶ Geremek a lui-même avait voté une loi de ce genre en 1997, sous le gouvernement de centre gauche de Włodzimierz Cimoszewicz, et avait signé sa déclaration quinquennale en 2002.
⁷ BOBKOWSKI Andrzej, En guerre et en paix, journal 1940-1944, Noir sur Blanc, 1991