Partons d’une interprétation largement partagée dans le monde intellectuel et médiatique : Trump, l’oligarque américain, est une catastrophe sur tous les plans, écologique, économique, géopolitique et sur le plan de l’égalité entre hommes et femmes, et entre groupes ethno-raciaux. Ce postulat ne sera pas remis en question ici.
Cependant, ceux qui s’opposent à lui, ou disent s’opposer à ses politiques, sont souvent pris dans des contradictions et des alliances fort étranges. Dès avril 2017, Matt Taibbi, un journaliste qui parle russe, avait évoqué un « Putin derangement syndrome », une forme d’hystérie de masse évoquant une conspiration qui affectait les médias américains. Le dérangement politique n’a cessé de s’aggraver.
Il y a tout d’abord « l’opposition inauthentique », selon le mot de Sheldon Wolin[1], c’est-à-dire tous ceux qui appartiennent au parti démocrate mais votent les crédits militaires ou encouragent Trump à déplacer l’ambassade américaine à Jérusalem, voire l’encouragent à faire la guerre à l’Iran ou la Corée du Nord.
Chuck Schumer est le représentant de cette tendance et il a applaudi le transfert de l’ambassade américaine. Cette opposition inauthentique a aussi contribué à certifier les nominations à la Cour suprême de juges plus que réactionnaires ou de Mike Pompeo en tant que secrétaire d’État et de Gina Haspel qui avait couvert la torture en Thaïlande à la tête de la CIA.
Cette opposition inauthentique existe de puis longtemps et le phénomène n’est pas apparu avec l’élection du bonimenteur en chef. Gore Vidal avait déclaré qu’aux États-Unis : « il n’y a qu’un seul parti, le parti des possédants avec deux ailes droites, les Républicains et les Démocrates ». Pour Upton Sinclair le romancier du début du XXème siècle, les deux partis étaient les « deux ailes du même oiseau de proie ».
Parmi les Républicains qui s’auto-définissent comme « jamais Trump », beaucoup votent les réductions d’impôts pour les plus fortunés qui représentent le vol du siècle. Ils ou elles sont donc contre la vulgarité de Trump, ce qui est fort louable, mais pas contre la ploutocratie triomphante.
Les médias dominants de qualité sont quasiment tous opposés à Trump qu’ils dénoncent à longueur de colonne et à longueur d’antenne assurant ainsi la publicité gratuite qui réjouit l’ancien animateur de TV réalité. Ce que ses médias dénoncent est souvent fort juste mais leur indignation est sélective.
L’organisme américain d’analyse des médias nommé FAIR (Fairness and Accuracy In Reporting) note par exemple que MSNBC, la chaîne dite progressiste, a parlé en un an 455 fois de la prostituée Stormy Daniels avec qui Trump a eu une relation et qu’il a cherché à faire taire en achetant son silence (ce qu’elle avait d’abord accepté), mais pas une seule fois de la guerre au Yémen alors que les États-Unis fournissent les armes et le soutien diplomatique à l’agresseur, l’Arabie saoudite. Donc, là encore, la personne Trump est visée, à juste titre, mais pour sa goujaterie misogyne pas pour son militarisme, qui pourtant est responsable de centaines de morts et de la famine qui tue des enfants au Yémen.
Le parti de la guerre domine les médias
On parle de « parti de la guerre » (war party) aux États-Unis pour évoquer tous ceux, dans les deux partis, qui préfèrent la guerre à la diplomatie. Il est clair que le parti de la guerre a de fervents soutiens parmi ceux qui se décrivent comme progressistes. Hillary Clinton en fait partie, elle a encouragé Obama à faire la guerre en Libye, s’est vantée en rigolant de la mort de Kadhafi, mais n’a jamais exprimé de remords concernant non seulement les milliers de morts d’innocents mais aussi le chaos mondial que cette guerre a causé. Elle avait soutenu la guerre de Bush en Irak qui avait déjà mis le feu au Moyen-Orient et contribué à l’émergence de l’État islamique.
Le parti de la guerre est le jouet du complexe militaro-industriel américain mais se soucie fort peu des conséquences humanitaires, politiques et économiques de la guerre permanente menée par les États-Unis contre une multitude d’États.
En anglais, une phrase de Shakespeare dans la pièce The Tempest (misery acquaints a man with strange bedfellows) est souvent reprise avec de légères modifications pour indiquer que souvent des gens se retrouvent alliés avec de bien étranges comparses. On remplace souvent le mot « misère » par « politique », car effectivement le jeu politique conduit à des alliances ou connivences que l’on pourrait croire contre nature.
Russiagate, l’affaire russe, est un de ces cas notoires. S’il est clair que la Russie espionne les États-Unis, comme les États-Unis espionnent la Russie et écoutent le monde entier par l’intermédiaire de la NSA, il est aussi clair que l’élection américaine de 2016 n’a pas été décidée par les interférences aux effets minimes de la Russie autocratique.
Les facteurs qui expliquent l’échec de la candidate démocrate sont connus et tous américains : système électoral inique et archaïque qui permet à un candidat qui a moins de voix de gagner grâce à un collège électoral injuste, influence démesurée de l’argent favorisé par la décision de la Cour suprême dite Citizens United qui autorise des dépenses quasi-illimitées pour un parti politique et surtout élimination de plus d’un million d’électeurs, surtout noirs et latinos, des listes électorales, triche organisée par le GOP (parti républicain) dans les États dirigés par ce parti.
Ajoutons à ces facteurs la présence d’une mauvaise candidate militariste et trop proche des milieux d’affaires pour les Démocrates, Clinton, qui n’a pas jugé utile de s’adresser aux perdants de la mondialisation dans les États clés, triche interne au parti démocrate visant Sanders, révélée par Wikileaks mais immédiatement gommée par des accusations visant la Russie.
Dès la révélation de la triche interne au parti démocrate, la Russie a été accusée. L’accusation a permis d’éliminer du débat public le fait, avéré, que l’équipe Clinton avait triché pour éliminer Sanders. Puis, la défaite de Clinton a conduit à une focalisation médiatique sur les interventions, réelles ou supposées, de la Russie.
Avec la focalisation sur la Russie, il n’est plus besoin de parler du racisme qui a permis de purger les listes électorales d’électeurs noirs, plus utile de parler des interférences israéliennes ou pro-israéliennes dans la vie politique américaine. Ainsi Netanyahou s’est rendu aux États-Unis pour parler au Congrès sans en aviser Obama et pour critiquer la politique étrangère du pays dont il était l’hôte (2015). Il se vante également d’avoir déterminé la politique de Trump sur le retrait de l’accord sur le nucléaire iranien.
Le New York Times, qui est la voix officielle des liberals et le journal de référence des élites intellectuelles et politiques, évoque très peu les problèmes que pose le parti de la guerre dont il a fait partie en ce qui concerne l’Irak, mais est focalisé sur les pitreries, mensonges et magouilles de Trump, qui bien évidemment sont nombreux mais servent aussi à occulter des phénomènes importants.
La goujaterie sexiste de Trump est évidemment significative, mais le réchauffement climatique et la casse environnementale de son administration devraient certainement retenir tout autant l’attention médiatique.
Les médias dominants de qualité ont répété à l’envi que Flynn avait dû démissionner car le FBI avait enregistré ses conversations avec l’ambassadeur russe et qu’il avait menti sur celles-ci. Vrai, mais très incomplet. Flynn, qui est un islamophobe réactionnaire, était cependant un agent d’influence pour la Turquie et sa conversation du 22 décembre 2016 avait été cornaquée par Jared Kushner et Netanyahou qui souhaitaient que la Russie mette son veto à une résolution à l’ONU à laquelle l’administration Obama n’avait pas l’intention de s’opposer. Il y avait donc bien eu interférence d’une puissance étrangère mais, en l’occurrence, il s’agissait de celle d’Israël et la Russie n’avait pas écouté les conseils de Flynn.
L’affaire russe gomme tous les problèmes américains
Dans ce climat de guerre froide dans lequel la Russie est le thème central des débats américains, de biens étranges rapprochements s’opèrent. La gauche, ou ce qu’il en reste, s’est mise à vénérer les services secrets américains, ce que déplore Jeremy Scahill du site The Intercept. Alors que l’histoire de ces services secrets et leurs activités récentes montrent que la gauche est dans le collimateur de ces services, elle soutient ceux-ci et considèrent l’enquête du procureur Mueller comme essentielle dans sa lutte contre Trump.
Récemment James Comey, que les liberals vénèrent après l’avoir honni, s’est permis de donner un conseil politique aux Démocrates : « surtout ne vous précipitez pas vers la gauche socialiste », certainement en réaction au succès, lors d’une élection primaire, d’une démocrate new yorkaise, Alexandria Ocasio-Cortez, bien plus à gauche que Clinton. Cette citation montre qu’il n’y a pas impartialité des services secrets qui s’opposent toujours aux idées de gauche.
Les échanges entre deux ex-agents du FBI, Peter Strzok et Lisa Page avaient déjà montré que les services secrets voulaient empêcher Trump d’accéder au pouvoir et donc n’étaient pas impartiaux. La gauche semble incapable de dépasser un cadre purement manichéen pour appréhender la catastrophe ploutocratique qu’est Trump et a adopté en miroir une technique simpliste du président bonimenteur.
On sait que Trump est animé d’une hostilité envers Obama qui le conduit à tenter de faire tout le contraire de qu’avait fait le premier président noir. Les Démocrates adulent tous ceux qui critiquent Trump et en viennent à saluer McCain pour ses saillies anti-Trump, oubliant que celui-ci est un leader du parti de la guerre qui, comme Trump, pousse pour que les États-Unis fassent la guerre à l’Iran. Même le terrible George W. Bush qui, avec Cheney, a mis le feu au Moyen Orient et suscité un regain du terrorisme a droit à des égards.
Le simplisme réactif d’une grande partie des médias dits progressistes s’énonce ainsi : « Trump, mauvais, pas-Trump, bon ». Donc même Sanders, que le camp Clinton avait déjà commencé à accuser d’être une marionnette de Poutine, est pris dans ces filets manichéens et vénère le procureur Mueller dont on sait pourtant qu’il fait partie de ceux qui ont affirmé au Congrès que l’Irak avait des armes de destruction massive, un mensonge ou un signe d’incompétence massif.
Avec le Russiagate une partie de la gauche est devenue maccarthyste, alors même que, comme le montre la citation de Comey, elle est une des cibles de ce nouveau conformisme imposé. Déjà en 2017, le Washington Post avait publié la liste de 200 sites accusés par une organisation qui avançait masquée sous le nom de PropOrNot d’être des lieux de propagande russe et incluait de très nombreux sites de gauche qui n’expriment aucune admiration pour Poutine, mais refusent les récits officiels des services secrets américains. La fréquentation de ces sites a baissé depuis l’apparition d’accusations de collusion avec la Russie et sa propagande.
Le néo-maccarthysme ressemble à l’ancien
Durant le maccarthysme des années 50[2], on sait que dans le cas des époux Rosenberg, seul Julius était un agent soviétique, d’importance très moyenne, mais sa femme Ethel, était innocente. Elle a été utilisée par les services secrets pour obtenir une confession de son mari, mais elle fut exécutée comme lui.
Un autre espion soviétique, Klaus Fuchs, fut arrêté en Grande-Bretagne et condamné à neuf années de prison. La Grande-Bretagne a montré qu’il était possible de lutter contre l’espionnage de façon rationnelle et juste. Les États-Unis eux avaient choisi d’utiliser un cas d’espionnage pour en faire un instrument de contrôle politique général. La lutte contre le communisme, qui n’était pas très présent aux États-Unis, a surtout permis de saboter toute pensée de gauche. Le FBI, par exemple, n’a pas hésité à accuser Martin Luther King ou Nelson Mandela d’être des communistes ou terroristes.
La lutte contre le communisme aux États-Unis n’avait qu’un lointain rapport avec la compétition géopolitique avec l’Union soviétique totalitaire mais a servi à casser les idées progressistes. Aujourd’hui nous assistons à un phénomène très semblable avec la Russie autocratique, mais qui n’a pas les moyens de décider ce qui se passe sur la scène politique américaine.
Les mêmes techniques de propagande ont été employées pour l’Irak : Saddam Hussein, que l’Occident adorait lorsqu’il semblait être un rempart contre l’Iran, fut soudain comparé à Hitler et présenté comme un danger pour le monde entier. Il n’était qu’un voyou local encouragé par ses soutiens occidentaux et arabes, mais il fut constitué en menace existentielle ce qui permit de faire la guerre dans l’espoir de remodeler le Moyen Orient. Le chaos actuel vient en grande partie de cet hubris et de la propagande qui l’a accompagné.
Ainsi, les quelques marques d’espionnage russe, qui sont sans commune mesure avec ce que font les États-Unis eux-mêmes ou encore la Chine et Israël, servent à délégitimer Trump l’individu mais surtout la gauche et ses idées, et comble de l’ironie ou exemple de la décomposition de la pensée, les progressistes, en grande partie, collaborent à leur propre éradication.
Ray McGovern, un ex-agent de la CIA cite souvent une phrase d’un ancien directeur de ce service secret, William Casey, disant que « Nous saurons que notre programme de désinformation sera terminé lorsque tout ce que le public américain croira sera faux » Il s’agit peut-être d’une boutade mais Casey, qui est décédé en 1987, a quasiment obtenu gain de cause avec l’affaire russe qui, non seulement fait de Poutine un Superman, mais élimine toute discussion suivie et rationnelle des nombreux problèmes qui affectent les États-Unis.
Glenn Greenwald, le journaliste américain qui, avec Laura Poitras, a permis les révélations, aujourd’hui oubliées, d’Edgar Snowden sur la NSA, fait partie de ceux qui déconstruisent bien l’affaire russe, ce qui lui vaut d’être calomnié et accusé d’être la dupe de Poutine ou même un agent russe.
Chomsky quant à lui considère que cette histoire est une blague sans approuver la Russie qu’il juge, à juste titre, brutale. Ces voix de gauche n’ont jamais été aussi minoritaires, écrasées par la propagande soi-disant progressiste de MSNBC où Rachel Maddow est obnubilée par Poutine et cesse littéralement de penser.
Pour l’immense majorité des médias américains, il n’y a plus de politique mais un spectacle hollywoodien avec un seul méchant, Trump-Poutine, et des États-Unis exceptionnels, vertueux et démocratiques. Un conte de fée qu’autrefois la gauche déconstruisait.
Pierre Guerlain
[1] Voir son livre : Democracy Incorporated: Managed Democracy and the Specter of Inverted Totalitarianism, Princeton : Princeton University Press, 2008.
[2] Lire : Ellen Schrecker, Age of McCarthyism: A Brief History With Documents, Boston, Bedford/St Martins, 2002 ainsi que son article dans The Nation du 21 mai 2018 : « Trumpism Is the New McCarthyism », dans lequel elle compare Trump à McCarthy et mentionne Roy Cohn qui fait le lien entre eux.