Il paraît qu’Emmanuel Macron et Carlos Ghosn ne s’appréciaient guère. Curieuse animosité entre deux hommes devenus conjointement emblématiques des dérives qui frappent la façon contemporaine de gouverner.
Chacun l’a en effet bien compris : au-delà d’un ras-le-bol fiscal, la fronde des gilets jaunes exprime un profond rejet des Français pour leurs élites de toutes natures.
En se dressant contre la hausse des taxes sur le diesel, les gilets jaunes ont cristallisé une colère d’une bien plus vaste ampleur. Saisissante cohérence de l’opinion commune : 75 % des Français soutiennent les gilets jaunes révèle un sondage tandis qu’un autre confirme que seuls 20 % ont encore une opinion positive du chef de l’État. Difficile de croire qu’un tel fossé puisse se combler par quelques concessions sur le prix du carburant… Dans les manifestations des gilets jaunes, le slogan phare n’est plus “stop aux taxes !” mais “Macron démission !”.
Parmi les images diffusées chaque week-end au fil des « Actes » successifs des gilets jaunes à Paris, les plus choquantes n’étaient pas celles des troubles se produisant sur les Champs-Elysées : voilà longtemps que nous sommes, hélas, habitués à ces scènes de débordements lors des manifestations de toutes natures. Ce sont plutôt les images de quartiers entièrement bouclés par les forces de l’ordre parce qu’ils abritent les institutions qui frappaient l’imagination. Terrible tableau d’un pouvoir se rendant inaccessible à son propre peuple !
De la sorte éclatait une triste vérité : ce ne sont pas tant, comme on le dit parfois, les citoyens qui se réfugient dans un prétendu entre-soi individualiste, égoïste ou corporatiste que ceux qui font profession de diriger le pays. D’un côté un peuple soudainement uni par-delà les préférences partisanes, les ancrages géographiques, les classes sociales. De l’autre des dirigeants qui se flattent de “ne pas en être”, au point de considérer que leur légitimité est inversement proportionnelle à leur proximité avec leurs administrés. D’un côté une colère montant d’un territoire, de l’autre des élites désinvoltes ne voyant dans le pays qu’une carte à jouer dans une carrière, autour de repas à 200 euros (sans le vin) ou s’excusant d’être trop intelligents et trop subtils.
En dépeignant à Copenhague les Français sous les traits de “Gaulois réfractaires au changement”, Emmanuel Macronavait imprudemment vendu la mèche. En une seule phrase méprisante, il avouait se sentir davantage en connivence avec ses homologues scandinaves qu’avec ses propres compatriotes, qu’il aurait d’ailleurs bien troqués contre des “Danois luthériens”. Les Français ont ainsi découvert que, pour leurs dirigeants, ils n’étaient pas à la hauteur et ne les méritaient pas. Exagération ? Difficile à soutenir alors que, concomitamment, un autre candidat à la fonction suprême annonçait finalement sa décision de poursuivre sa carrière à Barcelone sous les applaudissements de ses collègues parlementaires. Lui non plus ne devait plus trouver les Français à la hauteur de son génie…
Les Français ont certainement beaucoup à redire des mesures prises par leurs gouvernants. Mais leur rejet trouve sa source dans le constat plus fondamental que leurs dirigeants ont fait sécession, qu’ils sont, comme ne manquent pas de l’affirmer les gilets jaunes lorsqu’on veut bien leur tendre un micro, “déconnectés du réel” et “hors sol”, etc. Autant de critiques qui ne visent hélas pas la seule classe politique mais l’ensemble des “élites”. Signe des temps et de la profondeur du malaise : dans le langage courant le terme d’élite ne désigne plus les individus qui ont été choisis pour leurs qualités ou leur dignité mais ceux qui se mettent hors de portée de tout jugement. L’élite était une émanation de la communauté. Elle se signale aujourd’hui par son entre-soi.
Ce grave travers ne concerne pas les seuls politiques. Les sourds reproches qui montent du peuple s’adressent aussi aux journalistes qui oublient que leur profession consiste à assurer une médiation avec le réel plutôt qu’à décider ce qu’il devrait être ; aux juges qui trouvent hilarant d’épingler des justiciables sur un révoltant “mur des cons” ; aux syndicats fonctionnarisés plus soucieux de leurs prébendes que de la défense des salariés. Hélas, ils concernent aussi nombre de dirigeants d’entreprises, trop souvent tentés de considérer qu’ils n’ont, eux non plus, aucun compte à rendre aux membres de leur entreprise.
C’est ici qu’intervient la figure de Carlos Ghosn, si emblématique du versant économique de la déconnexion avec ses rémunérations si mirobolantes qu’elles avaient même choqué ses actionnaires. C’est que, pour le patron de Renault et ex dirigeant de Nissan et Mitsubishi le territoire disparaissait sous la carte. Il se faisait même de cette déconnexion un motif de fierté et s’imaginait très probablement qu’il serait apprécié pour cela.
En 2003, rédigeant son autobiographie, significativement titrée “Citoyen du monde”, Carlos Ghosn s’y félicitait de n’être de nulle part et de s’être toujours senti étranger partout. “Au Liban j’étais particulier puisque j’étais né au Brésil et que je parlais portugais. Je n’étais pas le Libanais “lambda”. Quand je suis venu en France, j’étais encore très particulier. […] J’ai toujours été quelqu’un de différent. Je n’ai jamais vécu dans un endroit où je pouvais me dire que je faisais partie intégralement du groupe en étant comme les autres.”
“Ne pas faire partie intégralement du groupe.” Voilà précisément ce que les Français reprochent à leurs dirigeants. C’est bien cette crise de la représentation, de l’exemplarité et de l’autorité qui explique la fronde de nos compatriotes. Fronde tapageuse des citoyens qui ne consentent plus à l’impôt. Fronde pour l’instant silencieuse des salariés qui se désengagent de leur travail, mais qui pourrait demain prendre une forme d’autant plus virulente qu’ils ne se reconnaissent pas davantage dans leurs syndicats.
Il ne faut toutefois pas s’y tromper : dans l’entreprise comme dans la cité, les Français ne réclament pas seulement d’être compris. Ils n’en peuvent plus des séances de calinothérapie qui les infantilisent et sont écœurés par la pommade qu’on leur passe. Ils ne souhaitent pas être maternés et ne rejettent nullement l’autorité ni même les défis. On l’a assez peu noté, mais la fronde des gilets jaunes rassemble des travailleurs qui ne réclament pas “plus d’aides” mais “moins de taxes”. Elle témoigne ainsi d’une énergie et d’une capacité d’engagement qui ne demandent qu’à s’exprimer. Et qui donnent toute leur mesure lorsqu’elles rencontrent des chefs à la hauteur des enjeux.
Puisque l’irruption des gilets jaunes s’est produite à l’occasion d’une taxation sur le diesel, on me permettra de citer l’exemple d’un autre Carlos : le beaucoup plus discret Carlos Tavares, patron de PSA. Pas le genre d’hommes à éluder les défis et les enjeux. Dans un récent entretien au Monde, il prévenait ainsi : “D’ici à 2030, nous allons vivre une période extrêmement chaotique, pleine de risques et d’opportunités, typiquement darwinienne. Et, pour survivre dans cet environnement, il faudra être capable de se transformer et d’écarter la peur du changement. Nous sommes devenus des psychopathes de la performance.” Un discours d’exigence parfaitement bien reçu par ses salariés parce qu’il exprime une volonté de réussite collective plus que personnelle, mais aussi parce qu’il est servi avec une posture personnelle simple, loin des goûts de nabab de C. Ghosn. D’ailleurs, comme le relevait récemment le magazine Challenges, Carlos Tavares est “l’un des dirigeants automobiles les moins bien payés”.
Surtout, loin d’être hors sol, ce dirigeant garde le contact avec les préoccupations de ses salariés, de ses clients et de ses concitoyens. Ainsi à propos de la transition énergétique il n’hésitait pas à mettre en garde le gouvernement en des termes bien peu politiquement corrects : “Il faut bien comprendre que la mobilité propre, comme la nourriture bio, c’est plus cher. Ce qui nous préoccupe, ce n’est donc pas PSA, qui saura s’adapter, mais la dimension sociétale de cette question. […] Nous saurons proposer à nos clients des objets qui protègent leur liberté de mouvement, mais si, à coups de normes et de ponctions fiscales, la charge économique les rend élitistes, il faudra inventer la société qui va avec. Nous devons avoir une approche 360 degrés de la place de l’automobile, comme instrument d’accès à la vie, à l’emploi, à la formation.”
Des propos prémonitoires qui démontrent que des dirigeants enracinés dans le pays et le réel ont bien la capacité d’éviter au pays les crises comme celle que nous vivons actuellement. À l’heure où nous écrivons, les gilets jaunes ont, à grands coups de klaxons, sonné le glas des gilets Ghosn. Reste maintenant à savoir si leur énergie trouvera à s’incarner dans un élan positif. À l’échelle du pays comme à celle des entreprises, la balle est dans le camp des dirigeants.
Philippe Schleiter