« Ne tenons pas pour rien la liesse collective qui s’emparera d’une grande partie de la population en cas de victoire de la France à l’issue de ce Mondial de football », mettait en garde le philosophe Robert Redeker. L’engouement populaire dont ont bénéficié les Bleus cet été recèle en effet quelques enseignements pour tous ceux qui ont la tâche redoutable de diriger des groupes humains, à commencer par les managers.
Comment expliquer la ferveur suscitée par la coupe du monde ?
Comment manager les Français ?
1) L’insolente santé du patriotisme
Commençons par l’évidence ! Le déploiement de drapeau tricolore, les visages maquillés aux couleurs nationales, le plaisir et la fierté de porter le maillot bleu disent d’abord la persistance d’un puissant sentiment patriotique. Comme le précise Robert Redeker, cette liesse est inséparable de son objet : « la rivalité entre la France et une autre nation » [1]. Le soir de la victoire contre la Belgique, les Français ne sont pas descendus dans la rue pour crier leur amour du football mais leur amour de la France et leur jubilation de la voir gagner. Expert en communication, Arnaud Bouthéon estime que « le sport démontre, par la théâtralisation de l’émotion un besoin profond de liturgie, de communion populaire, d’enracinement patriotique et de dépassement de soi » [2]. Nul doute que dans la compétition économique aussi, nos compatriotes aimeraient pouvoir porter haut les couleurs de leur pays !
2) Le profond besoin de faire corps
Les supporters au coude à coude dans les stades, les bistrots et sur les places de villages révèlent aussi un profond besoin de faire corps. Pour Robert Redeker, les Français ont retrouvé « le bonheur d’éprouver ensemble les mêmes affections, les mêmes passions, de communier à travers elles, de vibrer des mêmes enthousiasmes et des mêmes déceptions », en précisant que « le peuple uni comme une famille est le vrai contenu du rêve footballistique ». La remarque n’est pas anodine : elle rappelle que la cohésion des groupes humains ne peut reposer exclusivement sur de froids liens contractuels. Les membres d’une nation sont liés par quelque chose de plus fort que le contrat social. De la même façon, les travailleurs qui rejoignent une entreprise espèrent y trouver des liens excédant en intensité et en fraternité les seuls termes de leur contrat de travail !
3) Le goût du collectif et de la camaraderie
L’engouement pour les Bleus reflète aussi un goût jamais démenti pour l’esprit d’équipe. « Avant la Coupe du monde, l’équipe de France nous a été présentée comme une équipe qui avait des chances d’aller loin en raison de ses individualités. On voit que ce n’est pas ou peu le cas. En réalité, ce qu’on a vu c’est une solidarité inconditionnelle entre les joueurs. C’est un état d’esprit qu’a obtenu Deschamps en imposant une philosophie du groupe », observe le chroniqueur Éric Naulleau [3]. Autant les Français méprisaient l’individualisme, le narcissisme et la cupidité de la sélection de Domenech de 2010, autant ils apprécient le sens du collectif des joueurs de Deschamps. Cette différence radicale dans les sentiments est un choix de valeurs. Elle exprime un goût jamais démenti pour la simplicité, l’engagement et la camaraderie qui ne se limite certainement pas aux jeux de ballon.
4) Le désir d’autorité et de verticalité
« Deschamps a réparé toutes les blessures, réelles et symboliques, reconstruit le lien entre l’équipe et la nation », constate Robert Redeker. Ces liens ne sont pas seulement horizontaux. Ils procèdent également du respect pour ce qui nous oblige et nous dépasse. « Il y a un besoin de communion mais aussi de transcendance », diagnostique Arnaud Bouthéon. Un avis partagé par Éric Naulleau : « Je crois que ce qui se passe dans le football national ressemble à ce qui s’est passé en politique, notamment avec le rétablissement de la verticalité. Celle-ci avait disparu en politique avec Sarkozy et Hollande, qui incarnaient chacun à leur manière des présidents comme les Français ne veulent pas les voir. De même dans le football avec Domenech, qui lisait devant tout un pays effaré la lettre des grévistes millionnaires en Afrique du Sud. Le sélectionneur avait abdiqué toute forme d’autorité et même de simple respect de sa fonction officielle. Ce rétablissement de la verticalité a suivi une route parallèle dans le football avec Deschamps et dans la politique avec Macron ». Une leçon à méditer par les apologues de l’entreprise sans chef : les Français aiment l’autorité lorsqu’elle s’exprime dans la dignité.
5) La soif d’épopée… et de victoire !
Ne nous leurrons pas. Les Français aiment aussi les Bleus de 2018 parce qu’ils ont été victorieux. Éric Naulleau ne s’en cache pas : « Je fais partie d’une génération gavée du romantisme des défaites de l’équipe de France en 1982 et 1986 en Coupe du monde […] J’ai fini par me lasser de ce lyrisme qui consistait à dire qu’on était les meilleurs tout en s’inclinant à chaque fois. » Dans un contexte morose, ce désir de victoire est sain et rassurant : il démontre qu’au fond d’eux-mêmes, les Français ne sont pas résignés au déclin ou au déclassement. En se projetant dans la marche de leur équipe vers la Coupe, ils disent leur désir d’étonner et leur plaisir de vaincre. « Le tournoi auquel notre équipe participe est similaire à la quête chevaleresque d’un Graal. Leur victoire sera aussi la mienne. Nous sommes comme embarqués dans une épopée », analyse Arnaud Bouthéon. À travers le football, c’est aussi une soif d’épique que manifestent les Français. Les entreprises ne seraient-elles pas avisées d’y répondre ? Après tout, conquérir un marché, affronter un concurrent, remporter un contrat peut apporter une joie et une fierté au moins aussi intense qu’un match de football !
Philippe Schleiter
[1] Figaro Vox, 11/07/18.
[2] Figaro Vox, 09/07/18.
[3] Figaro Vox, 11/07/18.
Voir aussi Peut-on encore aimer le football ?, Robert Redeker, Le Rocher, 2018, 258 p. ; Quand la coupe déborde, Éric Naulleau, Stock, 2018, 324 p. ; Comme un athlète de Dieu, manifeste sportif et chrétien, Arnaud Bouthéon, Salvator, 2017,192 p.