Le dictionnaire définit ainsi la douleur : « Souffrance de l’âme, produite par une déception, un deuil, un chagrin, une peine, qui compromet plus ou moins gravement la quiétude, le goût, le bonheur de vivre ». Un sujet médical, psychologique, social même, si l’on veut, mais aussi bien au-delà : philosophique.
Le film d’Emmanuel Finkiel est adapté du recueil de récits autobiographiques éponyme publié en 1985 par Marguerite Duras, inspiré par les cahiers qu’elle tenait durant l’occupation allemande alors que son mari Robert Antelme avait été fait prisonnier politique entre juin 1944 et avril 1945.
L’adaptation joue sa fidélité sur la voix off durassienne de Mélanie Thierry qui noie intelligemment les passages inventés ou rajoutés dans de longues citations du texte. Elle est épaulée par un Benjamin Biolay déguisé en lui-même, amant insaisissable, et par un Benoît Magimel dont le jeu sert fidèlement celui de la reconstitution.
Au milieu, le langage cinématographique, parfaitement maîtrisé, donne une nouvelle dimension à ce classique littéraire.
Plongée dans les paradoxes de la psyché humaine
Marguerite, résistante aux côtés de son mari, a une liaison avec un autre résistant depuis plusieurs années. Le fait est connu. Son mari est dénoncé et fait prisonnier par les nazis. Abattue de peur et de chagrin, Marguerite attend son retour avec angoisse tandis qu’elle délaisse ses relations pour mieux plonger dans la spirale accablante de sa douleur. Elle manque de se laisser mourir durant les longs mois d’attente. Jusqu’à ce qu’au retour de son mari, dévasté par les traitements infligés dans les camps, affaibli, déformé, défiguré, elle le soigne avec dévouement avant de le quitter pour vivre avec son amant.
Entre le récit de Duras et le film de Finkiel s’est opéré un déplacement du sujet. Si Duras s’attarde sur la douleur du retour de ce mari presque agonisant, dont elle fait une description clinique effrayante, Finkiel s’est concentré sur l’attente si douloureuse de ce retour.
On voit alors la profondeur du sujet traité : la douleur de l’attente, celle de la culpabilité et enfin la douleur de voir l’état catastrophique de celui qu’elle croyait mort et qui ne vaut guère mieux.
Marguerite se complaît dans cette douleur. Elle s’y complaît, comme pour se punir, ce qui pousse son entourage à prendre soin d’elle, quand elle n’a plus le courage ou la volonté de le faire seule.
Elle souffre de son attente, de honte, elle angoisse, hallucine, joue avec le danger et la mort. Elle vit un enfermement psychologique. Mais du jour où elle retrouve l’objet tant fantasmé, elle est déculpabilisée par les soins qu’elle lui prodigue. La douleur était-elle fictive ?
Ce paradoxe met finalement en exergue l’absurdité du sentiment humain. Ou toute tentative d’y insuffler du sens.
Reconstitution historique, reconstitution sociologique
Mélanie Thierry est née pour le rôle. Elle est le pendant féminin de l’Étranger de Camus. Impérieuse et fragile. Envoûtante et frustrante. Extérieure aux évènements du monde, aussi joyeux soient-ils. Il n’y a rien à dire de plus que l’interprétation frôle la perfection.
Benoît Magimel, dont le personnage rappelle le très polémique film de Louis Malle : Lacombe Lucien, est inquiétant. Ni trop dangereux, ni trop sympathique. Il est la figure de ce collabo qui, au milieu de la recherche de son propre intérêt, se trouve une forme de conscience sociale, et éventuellement l’amour.
Benjamin Biolay, personnage plein d’ambiguïté est peut-être le point faible du casting. Son interprétation, bien que loin d’être mauvaise, est un peu plate. Sa présence est néanmoins indispensable, il lit dans le cœur de Marguerite comme dans un livre : « À quoi êtes-vous le plus attachée : à Robert ou à votre douleur ? »
Enfin l’apparition surprise de Shulamit Adar en mère désespérée, pleine d’illusions, miroir inverse du comportement de Marguerite, sert merveilleusement le propos.
On ajoutera un Grégoire Leprince-Ringuet peu présent. Mais campant parfaitement la figure historique du Mitterrand résistant (nom de code Morland), chef de réseau.
Deux mots sur la reconstitution.
L’attention portée à la reconstitution du « Paris noir » de l’époque (parce que non ravalé) est remarquable. De même, les costumes, les coiffures, les objets… et jusqu’à l’attitude des soldats nazis. Tout est crédible et pourtant dénué de ce réalisme si pesant habituellement.
Il y a également l’omniprésence d’une tension sociale, déjà présente depuis l’avènement du socialisme intellectuel au siècle précédent, et excitée par la dualité collabo-résistant (dont Mitterrand est d’ailleurs une figure majeure). On la voit culminer par cette phrase de Rabier : « Les gens comme vous ça méprise les gens comme moi ». Marque d’un choc entre deux mondes.
On ne peut faire un film sur la guerre, sans parler de ses effets, de ses désastres. L’attitude psychologique des vainqueurs de la guerre, leur ignorance volontaire des horreurs nazies et le dégoût que cela inspire à Marguerite sont retranscrits avec une certaine sobriété qui donne toute l’ampleur qu’il fallait au propos pour traduire la douleur de la mémoire vive face au déni et à l’oubli.
Au sommet de l’art cinématographique français
La réalisation de Finkiel sublime le propos. Au delà de la beauté des images (et il faut ici saluer le travail du chef opérateur Alexis Kavyrchine), il a recourt à plusieurs artifices cinématographiques pour mettre en valeur la vision subjective de Marguerite.
C’est d’abord l’utilisation de très longues focales étirées au maximum : le temps et l’espace s’en voient altérés, distordus. Le monde s’éloigne, se brouille et s’efface régulièrement, ne reste alors que le visage vivant de douleur de Mélanie Thierry. Plus rien d’autre n’a d’importance.
C’est aussi le dédoublement de Marguerite, permis par l’imagerie numérique. Seule, plongée dans les méandres de la complexité de ses pensées, elle se retrouve avec elle, face à elle ou en dehors d’elle. Elle est déphasée.
Cela amène à penser que la douleur après tout, c’est la fragmentation de l’esprit.
C’est enfin la partition. Rare, courte et anxiogène. On pourrait même parler d’anti-partition. Il s’agit plutôt d’un concerto pour hautbois en désordre. Chacun suit son plan, ses notes, ses envies indépendamment des autres. Une méthode que l’on peut entendre, par exemple, dans le Cantus Arcticus du compositeur finlandais Einojuhani Rautavaara, un contemporain. Les notes sont désorganisées à la manière des pensées de Marguerite. On ne peut que sombrer avec elle dans le chaos.
Mais Finkiel va plus loin. Il ajoute par-dessus, et de manière très subtile, sa propre subjectivité. Il est l’esprit qui souffle dans les rues et se cache dans les recoins des appartements. Le maître est dans les détail.
Cela s’illustre par une hypersensibilité totale, à fleur de peau si l’on peut dire. Il redonne, pour ne citer que quelques-unes de ses nombreuses particularités, tout son sens à l’expression « bain de lumière », il nous fait apprécier la beauté d’une simple mèche prise dans un courant d’air, à un moment opportun, et surtout s’attarde sur la texture des peaux. Il scrute les ombres, les grains et le moindre détail de ce visage parfait d’imperfections naturelles qu’est celui de Mélanie Thierry. Par la peau, il communique la peur, l’excitation, l’ennui. Tout un langage épidermique.
Il fallait cependant s’y attendre ; ces artifices, si prodigieux et uniques soient-ils, ont un prix. Ce sera certainement le plus grand écueil de ce film, son seul déséquilibre : la fascination du réalisateur pour sa muse. Il n’y en a que pour elle, son visage, ses envies, sa douleur. Certes, il s’agit de l’histoire de Marguerite par Duras, mais la chose est poussée plus loin que l’extrême. Tout s’efface (littéralement) pour ne laisser de place qu’à l’actrice fétiche. Car après tout, le rôle douloureux dans lequel s’est plongé Mélanie Thierry n’est-il pas hypnotique ?
Statut : Conseillé
Sébastien Conrado