Aristote a marqué la science en stipulant que « la nature a horreur du vide ».
Ce principe a traversé les siècles depuis l’antiquité. Il est vrai que la matière et le vivant semblent avoir la manie de remplir un espace, de le combler et de tomber. Comme si la nature était douée d’un principe propre, celui de « remplir » ce qui n’est pas elle. La physique a remplacé ce principe par des équations.
Quelle désillusion !
La nature n’a horreur de rien. Elle est inerte, et c’est même son inertie qui permet de comprendre ses propriétés spatiales. Une pierre n’a pas horreur du vide et n’est pas « pesante », elle répond à la loi d’attraction universelle décrite par Newton. La physique moderne dé-personnifie la nature et permet par là de mieux la comprendre.
Soit.
Mais si la nature n’a plus « horreur du vide », elle nous offre plusieurs manifestations de sa fâcheuse tendance à « déborder ». Qu’elle soit vivante ou non, elle surgit souvent là où nous ne l’attendons pas. Notre rapport à la nature est souvent celui-ci : l’étonnement de notre incapacité à la traiter comme une chose, une machine, un automate. Le loup revient spontanément, le sanglier traverse l’autoroute, la mer monte, les fleuves sortent de leurs lits, les parasites sautent entre les espèces, les moustiques prennent l’avion… l’actualité nous le rappel sans cesse : la nature déborde.
Propriété moderne de la nature ? Horreur des « bords » plutôt que du « vide » ? Quelles lois physiques et biologiques permettront cette fois de comprendre ce « débordement » quasi systématique de la nature ?
Une part de la solution est une nouvelle fois donnée par la science, qui peut, à loisir, dé-personnifier la nature et requalifier ce soi-disant débordement. L’écologie scientifique montrera que pour la nature vivante ce débordement n’est que l’expression de la dispersion des individus, de leur sélection d’un habitat optimal, du hasard, et la mécanique des solides et des fluides fera le reste.
La nature ne déborde pas, elle est sans cesse reconfigurée par sa dynamique propre, qu’elle soit inerte ou vivante. Nouvelle désillusion. Certes. Mais la science ne dit pas tout, elle n’explique pas notre frénésie à vouloir tout « border » justement. La nature ne déborde pas, nous la bordons.
L’écologie scientifique sort tout juste de cette idée d’équilibre, de stabilité de la nature. La règle c’est l’instabilité. Admettre cette dynamique du vivant et de la matière est un premier pas.
Mais il semble pourtant que nous restions tous très attachés à ce que la nature soit bien maintenue « à sa place », « en ordre ». Sommes-nous capables d’accueillir cette nature en excès de notre manie, à nous, de tout dominer, maîtriser, gérer, contrôler ?
Accepter cette part de liberté des phénomènes naturels, la surprise qu’ils déclenchent en sortant de nos espaces organisés par et pour nous-mêmes a quelque chose de stimulant. La tolérance, le respect de la différence de l’autre, de la spontanéité, de la surprise, ne s’ancre-t-elle pas, déjà, dans le respect de ce qu’il y a de sauvage, de non dominé dans les processus naturels ?
La nature ne déborde pas, nous la bordons. Or ces bornes se resserrent. Les milieux permettant l’expression de cette spontanéité et de cette altérité naturelles se font de plus en plus rares.
Quand la nature déborde, c’est l’occasion pour nous de penser individuellement et collectivement notre respect de la différence.
Vincent Devictor
Chargé de recherche au CNRS en écologie et biologie de la conservation
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