En France, l’espionne est un personnage rarement estimé : femme émancipée, femme vénale, femme galante dans l’imaginaire collectif, elle agit au mépris de la morale. Prononcer ce mot sans même le situer dans un espace temporel, c’est s’entendre répondre Mata Hari, l’un des mythes les plus exploités par la presse, le roman populaire, le cinéma. Nous n’en parlons que pour tenter d’expliquer l’exploitation médiatique au moment de son exécution, en octobre 1917 et pourquoi elle a suscité tant de légendes et de fantasmes dans l’entre-deux-guerres.
Qui sont ces espionnes ?
Pourquoi suscitent-elles le mépris ?
Des femmes ont accepté d’être espionnes pour des motivations variables : la valeur morale, le désintéressement, le patriotisme, la religion, leur permettant de se dépasser et de se montrer héroïques. Ces aventurières – pour l’opinion publique – ces professionnelles du renseignement – pour les services secrets, les historiens, les sociologues – sont seules contre tous, contraintes de rester perpétuellement sur leurs gardes, de supporter le double langage, la solitude, de vivre à l’ombre de leur vraie personnalité.
Il ne s’agit pas d’en faire des saintes comme au moment de leurs funérailles (nationales pour la Belge Gabrielle Petit), ni de les considérer comme des victimes. En cas de réussite de leur mission, elles ne récoltent guère d’éloges : l’agent double Mathilde Lebrun, veuve avec trois enfants, a exécuté ses treize missions en France et en Allemagne avec un sang froid inouï qui lui ont apporté d’obséquieux hommages en Allemagne et des humiliations en France.
Si Marthe Richard, autre agent double, a obtenu la Légion d’Honneur en 1933 pour services rendus à la France, c’est parce que Georges Ladoux, chef du Service Central des Renseignements, avait besoin de se mettre lui-même en valeur pour gommer certaines de ses activités troubles en 1917, en exagérant sans aucun doute les exploits de « son » espionne.
Dans l’esprit de Ladoux, l’espionne ne peut être que « perverse » au sens où il est convaincu que sa seule chance de réussite passe par l’usage de sa sensualité et ce jusqu’à l’emploi d’une sensualité débridée.
Face à lui, une autre femme, la responsable de la Section France au Service des Renseignements Allemands du centre militaire d’Anvers, Elsbeth Schragmüller, dite Mademoiselle Docteur : non pas médecin qui torturait les prisonniers alliés et qui a suscité les fantasmes les plus délirants, mais docteur en sciences politiques, première promotion de femmes ayant soutenu une thèse de doctorat dans une université allemande, en 1913, femmes « obligées » à l’excellence. Remarquable organisatrice, jamais espionne, mais formatrice d’espionnes.
Dans les pays envahis (la Belgique) ou les régions occupées par les Allemands, comme le Nord de la France, la résistance s’organise rapidement. Quelques grandes figures se détachent dès 1914 : la Belge Pauline Carton de Wiart, l’infirmière anglaise Edith Cavell (première femme fusillée par les Allemands en 1915). Ces deux femmes n’agissent pas seules, les premières organisations se mettent en place pour utiliser les châteaux des nobles du pays et les hôpitaux.
Espionnes, résistantes, la ligne de partage des rôles est très mince, mais les espionnes agissent plus activement. Elles rappellent qu’elles sont avant tout les égales des soldats dont elles partagent le service de la patrie. Trois destins retiennent particulièrement l’attention : la Belge Gabrielle Petit, la Française Louise de Bettignies, fondatrice d’un réseau et multipliant les tâches entre la France, la Belgique et les Pays-Bas, et Marthe Cocknaert / McKenna, Belge mais vivant complètement en milieu allemand.
Il y a également les passeuses de messages codés dans et autour des villes qui « grouillent » d’agents des services de renseignements allemands : Madrid, et surtout Genève, ville interlope par excellence pour l’aristocratie vraie ou fausse d’Europe centrale notamment – avantage : elle est polyglotte.
Genève, rendez-vous des suspectes, car la frontière franco-suisse est le passage idéal pour les passeuses de messages. Femmes « ordinaires », d’origine modeste ou désargentées par l’absence d’un mari au front, contactées par des recruteurs au service des Allemands qui se disent riches et profitent de leur bonne foi pour leur faire passer des papiers : Marguerite Francillard, exécutée à Vincennes en 1917, bien qu’elle ait permis, lors de son arrestation, de dévoiler six espions dangereux.
Il y a les transmetteuses de renseignements comme Jeanne-Antoinette Tichelly, fusillée, elle aussi, à Vincennes, en 1917, qui ont des missions très précises au sein même des lieux les plus surveillés : les usines de la défense, où elles se font embaucher en changeant de lieu de travail tous les 15 jours.
Nous n’oublions pas les prostituées, les cartomanciennes, certaines marraines de guerre, sources non négligeables de renseignements puisqu’elles reçoivent les confidences des civils et des soldats en permission, ni les demi-mondaines, les danseuses et les actrices, en France, en Suisse, en Espagne : elles jouent un rôle important par leurs relations et leur vie errante entre théâtres et hôtels.
Lorsque des femmes passent en conseil de guerre pour espionnage, les juges insistent avec acharnement sur leur immoralité comme si elle était la preuve de leur culpabilité. Or, pour Mata-Hari, « il n’y avait pas de quoi fouetter un chat » : ce sont les propres termes d’André Mornet, substitut du « commissaire du gouvernement » (procureur) au 3e Conseil de guerre qui a condamné Mata-Hari à mort.
Ces juges, sanglés dans leur uniforme, ne projettent-ils pas leurs propres frustrations sexuelles sur ces femmes « libres », antithèses rêvées de la femme vertueuse et soumise ? L’exécution de Mata-Hari est perçue comme un exorcisme nécessaire, psychologique, moral et politique.
Ancêtres des résistantes en territoire occupé pendant la Deuxième Guerre mondiale, à laquelle certaines ont par la suite participé, leur action ne peut pas être oubliée, ni comptée comme une activité secondaire ou vaguement paramilitaire.
Chantal Antier et Marianne Walle