Fin connaisseur des arcanes de la politique américaine, Dick Cheney a réussi, sans faire de bruit, à se faire élire vice-président aux côtés de George W. Bush. Devenu l’homme le plus puissant du pays, il a largement contribué à imposer un nouvel ordre mondial dont on sent encore les conséquences aujourd’hui…
Adam McKay avait un tour de force à son actif : The Big Short. Une comédie au casting 4 étoiles qui réussissait l’exploit du didactisme sur la technicité de l’absurde. On nous expliquait, à renfort d’astucieux artifices de mise en scène : les rouages de la finance, la logique des produits dérivés, le pourquoi de la crise des subprimes. On riait, on s’affligeait, on riait de nouveau. Une œuvre importante, virtuose et profonde preuve d’empathie avec le spectateur
Vice, n’est pas moins important. C’est un cas d’école. Il prend toutes les forces du premier, les étire, les amplifie, les multiplie, et finit par les transformer en faiblesses.
Ironie : le métrage est à l’image de cet entassement de porcelaine en équilibre dont il fait un usage malhabile. Rien ne tient. La structure narrative est artificiellement décousue. Le récit se perd en anecdotes (dont la véracité est d’ailleurs encore à établir), se confond en leçons de morales à peine déguisées, coupe les scènes d’intérêt avant qu’elles n’atteignent leur climax… L’oeuvre devient sinueuse, inutilement déphasée, presque épileptique.
Les idées s’enchaînent. Le quatrième mur se brise sans venir appuyer un impératif de narration, le montage se hache, les styles se confondent, même la charte graphique change à plusieurs reprises. L’humour et la satire, armes atomiques dans The Big Short, fonctionnent plus difficilement. Avec une certaine balourdise. La musique suit ce schéma chaotique : le décidément très talentueux Nicholas Britell éparpille sa composition originelle pour servir au réalisateur tous les styles et les déclinaisons qu’il exige. C’est anachronique, c’est disparate, c’est dommage.
Hyperactif, Adam McKay est incapable de suivre son fil d’Ariane et se perd dans son labyrinthe. Heureusement pour lui, le casting de son film est impeccable. Aussi virtuose qu’on l’attendait. Christian Bale transformiste passé professionnel, stoïque et mélancolique, Amy Adams à la fois compagne superbe et discrète, Steve Carell jouissif et émouvant, sont méconnaissables. Et Sam Rockwell en George W. Bush, quel acteur !
Ce qui anime Vice, ce n’est pas l’histoire qu’il raconte, trop tourmentée pour capter l’auditoire. C’est son message politique.
Mais encore faut-il réussir à l’identifier.
Dick Cheney est un opportuniste totalitariste égo-centré à la solde des intérêts des lobbys du pétrole ? Il bombarde des innocents ?
Propagande démocrate !
Hillary Clinton l’a soutenu dans son initiative guerrière au point de véhiculer ses mensonges ?
Propagande républicaine !
Dick Cheney déteste l’environnement, la constitution, les libertés ?
Propagande démocrate !
Il apprend qu’il a une fille lesbienne et l’accepte sans difficultés ?
Propagande républicaine !
Chaque fois que l’on croit avoir la réponse, une scène vient contredire la précédente. Le film se ponctue sur un monologue machiavélique, digne des plus grands discours de Franck Underwood, justifiant chaque prise de position, chaque réaction. Il incrimine le spectateur, mal à l’aise car il ne manque pas de faire le lien avec une situation plus contemporaine.
Générique.
Puis, de nouveau une scène qui met tout en cause.
Malgré une absence totale de finesse, McKay ouvertement démocrate et social, comprend bien les nuances du personnage qu’il dépeint et en joue avec dextérité. Il le déteste autant qu’il l’admire. Il ne voit dans son jeu politique, et a fortiori l’ensemble de la mécanique étatiste, qu’un ballet cynique au service d’un pragmatisme opportuniste à la fois destructeur et salvateur. Il n’y a pas de camp.
« Government is a necessary evil », nous disait Thomas Paine il y a trois cents ans déjà. Faut-il nous y résoudre ? Adam McKay nous jette en tous cas notre responsabilité au visage.
Statut : Pourquoi pas.
Sébastien Conrado