En un peu moins de quinze ans, l’Ukraine a déjà connu deux révolutions : celle, « orange » [1], de 2004, lancée par les partisans du proeuropéen Viktor Iouchtchenko, en réaction à des accusations d’irrégularités lors du second tour de l’élection présidentielle de novembre qui l’opposait au prorusse Viktor Ianoukovitch (un « troisième tour » sera organisé et remporté par le premier le 26 décembre) ; et celle de 2014, dite « du Maïdan » [2], déclenchée en écho à la décision du gouvernement de ne pas signer un accord d’association avec l’Union européenne – choix radical qui aboutira à la destitution du président Ianoukovitch, le 22 février, par la Rada suprême, le Parlement.
Depuis lors, le pays vit sous tension politique permanente. Aux tiraillements intérieurs s’ajoute une épreuve de force engagée sur plusieurs fronts – en Crimée (Sud), mais aussi dans le Donbass (région russophone de l’Est) – contre la Russie de Vladimir Poutine. Ce duel, loin de connaître son épilogue, s’est au contraire exacerbé ces derniers temps, comme l’attestent les graves incidents survenus à la fin du mois de novembre entre les marines ukrainienne et russe dans le détroit de Kertch, qui relie la mer Noire et la mer d’Azov.
Viktoriya Zakrevskaya, analyste en affaires étrangères et consultante politique indépendante, revient sur les récents développements politiques en Ukraine – notamment l’imposition de la loi martiale dans certaines régions – et explicite les tenants et aboutissants du bras de fer qui se joue entre Kiev et Moscou.
[1] L’orange était, en 2004, la couleur du parti de Viktor Iouchtchenko, le Bloc Viktor Iouchtchenko « Notre Ukraine » (BVYNU)
[2] Maïdan fait référence à la place centrale de Kiev, la capitale de l’Ukraine
Que cache la décision de Petro Porochenko de décréter la loi martiale sur une partie du territoire ? Faut-il y voir une manœuvre politique ?
Viktoriya Zakrevskaya : Cette décision, en effet, s’appuie clairement sur des motivations politiques. La campagne électorale de Petro Porochenko [en vue de l’élection présidentielle censée se tenir le dimanche 31 mars 2019] est bâtie sur la notion de « présidence forte », laquelle repose sur trois piliers : l’armée nationale, la langue [l’ukrainien] et l’Eglise [orthodoxe].
Grâce à eux, il dicte son tempo. Les autres candidats en sont réduits à réagir, alors même qu’ils bénéficient d’une cote de popularité bien plus élevée. De fait, leur discours rencontre un écho plus faible et se trouve en quelque sorte marginalisé.
Personne n’apprécie vraiment Porochenko, mais il offre une sorte de « super-discours » qui a trait davantage à des notions abstraites telles que la foi ou la nation qu’à des questions pratiques ayant une incidence sur la vie quotidienne de la population. L’imposition de la loi martiale n’a pas seulement replacé la thématique de la sécurité nationale au premier plan, elle a aussi permis au président de se poser en rassembleur, et ce malgré le fait que les élites politiques, dans leur grande majorité, le rejettent.
Qu’en pense justement le peuple ukrainien ? Est-il divisé à ce propos ?
Trois semaines après l’instauration de la loi martiale, tout le monde a déjà oublié qu’elle existait. Les journalistes que je connais et qui se sont rendus dans des zones où elle était en vigueur n’ont rien observé d’autre que des exercices militaires d’entraînement destinés à améliorer l’efficacité tactique de l’armée.
La population, elle, continue de vivre simplement et de travailler dur en attendant les vacances du Nouvel An [le Noël orthodoxe est célébré le 7 janvier, le Nouvel An, le 14 janvier], qu’elle espère passer sereinement. Pour l’heure, les gens ne se préoccupent pas de politique. Ce qui domine, dans l’espace public, c’est l’unification de l’Eglise orthodoxe ukrainienne – une nouvelle dont certains se réjouissent, et que d’autres ignorent totalement.
Plus généralement, comment les Ukrainiens perçoivent-ils leurs dirigeants, et en particulier leur président ?
Le président Porochenko est celui qui suscite le rejet le plus virulent en vue du scrutin de mars 2019. En effet, 50 % des électeurs ukrainiens affirment qu’ils ne voteront pas pour lui, quelles que soient les circonstances.
La deuxième candidate à connaître un désaveu majeur est Ioulia Timochenko [ex-premier ministre de janvier à septembre 2005, puis de décembre 2007 à mars 2010], 27 % des sondés assurant qu’ils ne lui apporteront pas leur voix. A l’exception de la police et de l’Eglise, toutes les institutions sont considérées comme hautement corrompues et, partant, peu dignes de confiance.
Les élections à venir sont probablement les plus déprimantes de l’histoire récente, parce que, alors même qu’il y a une forte demande de renouvellement politique, les concurrents actuels incarnent le vieux système et les travers qui l’accompagnent. Les progressistes qui croyaient à l’esprit du Maïdan et aux valeurs politiques européennes qu’il véhiculait n’ont aucun candidat pour les représenter. Les gens ne savent plus à quel saint se vouer. Pour eux, cela se résume à un choix entre la terreur et la peur. C’est la raison pour laquelle la plupart des citoyens préfèrent se détourner de la politique.
Une nouvelle « révolution orange » est-elle possible ?
C’est difficile à dire. Jusqu’ici, les Ukrainiens ont préféré utiliser des méthodes pacifiques pour faire valoir leurs droits, ce qui signifie que le peuple reconnaît la légitimité du président et de ses décisions en tant que commandant en chef.
Pour ce qui est des élections à venir, nul ne sait ce qu’il adviendra. Si des fraudes de grande ampleur étaient observées, il est évident que les citoyens défendraient la démocratie. Dans ce cas-là, les actuels dirigeants de l’opposition que sont Ioulia Timochenko et Anatoli Hrytsenko [ancien ministre de la défense de Ioulia Timochenko, de février 2005 à décembre 2007] seraient susceptibles de prendre la tête des manifestations.
Les conséquences d’une telle situation seraient cependant désastreuses pour l’économie nationale, alors que l’Ukraine doit rembourser de très lourdes dettes extérieures en 2019-2020 [environ 12 milliards de dollars, soit 10,6 milliards d’euros].
Ces dernières années, l’Ukraine et la Russie ont été à couteaux tirés, notamment dans le Donbass et en Crimée. Une désescalade est-elle envisageable ?
Tout accord bilatéral est hautement improbable sous le mandat de l’actuel président. En effet, Petro Porochenko se montre particulièrement dissuasif : il y a peu, il a enterré le traité d’amitié et de coopération entre l’Ukraine et la Russie [signé en mai 1997, il était entré en vigueur en avril 1999, et était censé être automatiquement prolongé tous les dix ans] et l’accès au territoire ukrainien est interdit aux citoyens russes de sexe masculin âgés de 16 à 60 ans. Plus tôt cet automne, Vladimir Poutine, de son côté, a dit qu’il ne parlerait de paix qu’avec un autre président…
A ce propos, quelle est la stratégie du chef de l’Etat russe en Ukraine ?
La Russie s’efforce de préserver le statu quo en Crimée [qu’elle a annexée en mars 2014], de même que ses relations avec l’Ukraine et le monde extérieur. Elle fait aussi tout son possible pour que les sanctions qui la visent soient enfin levées.
En même temps, Moscou aspire à ce que les forces prorusses présentes en Ukraine obtiennent l’avantage le plus large possible dans le cadre des élections législatives qui se dérouleront dans le pays en octobre 2019. La Russie autorise diverses transactions pseudo-économiques avec l’Ukraine, pour mieux financer des forces politiques, des médias, etc.
Par ailleurs, la réticence de Vladimir Poutine à se lancer dans des représailles après les incidents survenus dans le détroit de Kertch laisse supposer qu’il se satisfait de la situation. L’argument à l’appui de cette thèse tient au fait que la stratégie électorale de Petro Porochenko est certes axée sur son « combat public » contre la Russie, mais qu’en pratique, il collabore étroitement avec Viktor Medvedtchouk, l’un des chefs de file de l’opposition prorusse, qui vient d’acquérir deux chaînes de télévision (Vladimir Poutine est le parrain de sa fille).
Le fait que Petro Porochenko affiche ouvertement son hostilité à la Russie et se focalise sur la sécurité nationale est pour lui la seule façon de prendre l’avantage face à Ioulia Timochenko et son projet de nouveau développement économique (« New Economic Course »).
Sur le plan géopolitique, la Russie souhaiterait tenir l’Ukraine à l’écart de toute influence politique et militaire occidentale, et, ce faisant, empêcher tout rapprochement avec l’Union européenne et l’OTAN.
L’Allemagne peut-elle jouer un rôle et désamorcer les tensions entre la Russie et l’Ukraine ?
L’Allemagne joue déjà le rôle de leader européen sur cette question. Fin octobre, la chancelière Angela Merkel s’est rendue à Kiev, où elle a délivré un message sur le besoin d’avoir des élections libres et équitables, ainsi que des médias indépendants. Elle a également insisté sur la nécessité de ne pas envenimer la situation en mer d’Azov. Pour les autorités de Kiev, la question la plus brûlante est celle du maintien des sanctions contre la Russie – sanctions que différentes voix au sein de l’UE appellent à lever.
Qu’en est-il de l’UE ? Se tient-elle toujours aux côtés de Kiev, comme elle l’a fait en 2014 ?
L’Europe est le principal partenaire diplomatique de l’Ukraine. Cependant, elle a largement perdu son enthousiasme d’antan en raison du manque d’efficacité des réformes menées et du niveau vertigineux de corruption qui sévit toujours dans le pays. Cela explique que l’Union privilégie une approche « attentiste » vis-à-vis de Kiev…
Comment analysez-vous la création d’une Eglise orthodoxe ukrainienne indépendante de Moscou ?
C’est assurément une bonne nouvelle pour l’Ukraine… à condition que cette indépendance se fasse pacifiquement, sans saisie d’église ni heurts violents. Cependant, il est certain que cette question va être politisée, non seulement par le président, mais aussi par ses adversaires et par la Russie.
Propos recueillis par Aymeric Janier