Partie 1 : Décryptage d’un mythe moderne
« La violence étant toujours une option de l’action humaine, il est inévitable que des solutions violentes soient trouvées […] à des problèmes dus aux changements de l’environnement » 1. Qu’il s’agisse de « guerres pour les ressources » ou de « guerres de conviction », la violence serait donc « promise à un grand avenir dans ce siècle » selon le psychosociologue Harald Welzer 2…
Le changement climatique est-il nécessairement source de conflits ?
Cette question divise les mondes politique et académique. Le rapport d’information parlementaire sur le thème « Dérèglements climatiques et conflits » de janvier 2021 note sans ambages que « l’augmentation de la compétition pour l’accès aux ressources amplifie le risque de conflit ». Cette position est globalement défendue par le personnel politique de tendance écologiste. En témoigne cette analyse de Nicolas Hulot :
« Le changement climatique accroît la pression sur les ressources naturelles. Il accroît la rareté qui résulte déjà de la démographie. Cela vaut pour les terres arables ; or le contrôle de la terre est historiquement le premier déterminant des conflits. […] Si le climat n’est pas maîtrisé, nous allons passer d’un monde d’abondance (relative et bien mal répartie au demeurant) à un monde de rareté et bientôt à un monde de pénurie. Je crains que le vernis d’humanité qui existe dans nos sociétés n’y résiste pas longtemps et que la compétition qui en résultera soit de plus en plus violente. » 3
Des scientifiques lèvent le voile sur « l’imposture hydrologique »
L’eau est certainement la première ressource dont le manque potentiel a alimenté des norias de pronostics en matière de « guerre du climat ». En 2007, l’hydropolitologue Aaron Wolf a recensé tous les litiges connus depuis cinquante ans sur 215 rivières transfrontalières : plus de 1 800, parmi lesquels seulement 37 conflits ouverts (dont 27 opposant Israël à la Syrie). Il en a déduit une tendance à la coopération pour les bassins transfrontaliers. En 2012, Jean de Kervasdoué et Henri Voron vont plus loin en dénonçant une « imposture hydrologique » 4 qui consisterait à « annoncer des guerres de l’eau qui n’auront pas lieu ». Le géopolitiste Bruno Tertrais rappelle à ce sujet que le changement climatique n’implique pas nécessairement une diminution de la ressource hydrique globale – l’augmentation des précipitations devant même, selon lui, accroître la disponibilité de cette ressource dans certaines régions du monde.
David Blanchon souligne de son côté que « loin des idées reçues, l’Afrique est un continent où les ressources en eau sont relativement abondantes, si l’on excepte le grand désert du Sahara et ceux plus modestes du Namib et du Kalahari ». Outre les grands lacs, des nappes souterraines, dont l’exploitation à grande échelle n’a pas commencé, existent sous les déserts. Le problème tient davantage à la variabilité des précipitations – cette Afrique de la variabilité climatique, c’est essentiellement la bande sahélo-saharienne, particulièrement conflictogène – et à la faible capacité d’adaptation face aux aléas climatiques (manque d’infrastructures, excepté en Afrique du Sud et en Égypte). On peut finalement distinguer trois grands risques hydrologiques en Afrique :
- les inondations, qui sont l’effet d’une mauvaise planification urbaine et de la pratique consistant à construire dans les bas-fonds ;
- les famines liées aux sécheresses, qui résultent de pénuries alimentaires prévisibles mais mal gérées ;
- les maladies touchant les populations n’ayant pas les moyens de se raccorder au réseau d’eau potable et s’approvisionnant en eaux usées (tournant de la Déclaration de Dublin en 1992, qui fait de l’eau un produit marchand : nécessité de payer pour consommer de l’eau potable).
D. Blanchon identifie donc plusieurs conditions à réunir pour que les risques « hydrologiques » se meuvent en risques « hydropolitiques » :
- partage de bassins versants entre plusieurs États ;
- opposition entre une puissance hydro-hégémonique 5 et des États « château d’eau » plus faibles (ex : Afrique du Sud face au Lesotho), ou des États qui tendent à s’affirmer en tant que puissances hydro-hégémoniques émergentes (ex : l’Égypte face à l’Éthiopie) ;
- présence de conflits d’ordre strictement « politiques », ethniques, religieux ou de frontières.
Étayant le point de vue de l’ex-sénatrice écologiste Leïla Aïchi 6, qui insiste sur la « montée des tensions entre l’Égypte et l’Éthiopie, suite à l’annonce de la construction du barrage éthiopien Grande Renaissance sur le Nil Bleu », D. Blanchon souligne que le bassin du Nil présente le risque hydrologique et hydropolitique le plus marqué, du fait des divergences qui entourent le traité de 1959 permettant la construction du barrage d’Assouan. Dès lors, « l’eau s’insère dans un ‘complexe de risques’ qui va de la protection de l’environnement à la géopolitique ». Aussi, quel poids donner à l’environnement en tant que tel dans la conflictualité ?
Guerre et climat, un lien qui ne va pas de soi
De facto, toute l’ambiguïté du débat sur les « guerres du climat » tient à la difficulté de mettre en évidence une chaîne d’impact entre les faits climatiques et les conflits. Le politiste Bruno Tertrais, auteur de l’essai Les Guerres du climat. Contre-enquête sur un mythe moderne (2016), rappelle à cet égard qu’« historiquement, c’est dans les périodes ‘froides’ que les ressources agricoles sont plus rares. Toutes choses égales par ailleurs, les climats froids génèrent davantage de famines que les climats chauds ». Données chiffrées à l’appui, B. Tertrais démontre que la courbe des conflits ne suit aucunement celle du réchauffement planétaire. « À la frontière du Kenya et de la Somalie, les conflits sont plus nombreux lorsque la ressource est abondante… De manière générale, la sécheresse conduit rarement à la famine, et la famine est rarement une cause de conflit ».
B. Tertrais critique également la notion de « réfugié climatique », absente du droit international. À ses yeux, « ses connotations dramatisantes n’ont pas lieu d’être », dans la mesure où « les déplacements liés au changement climatique sont progressifs et dépendants des opportunités économiques qui se présentent ailleurs ». En outre, « certaines évolutions locales du climat peuvent être associées à une augmentation de la productivité » ayant pour corollaire une diminution des flux migratoires. « Les causes principales des conflits contemporains sont avant tout d’ordre sociétal, et non naturel. La nature de l’État est bien plus importante que l’état de la Nature. », conclut-il.
Selon le Climate Change 2014, Synthesis Report, Summary for Policymakers du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), « le changement climatique peut indirectement accroître les risques de conflits violents en amplifiant des facteurs connus de conflits tels que la pauvreté et les chocs économiques ».
Le géopolitiste Frédéric Encel souligne de surcroît que les catastrophes climatiques « n’ont déjà pas – et n’auront sans doute pas à l’avenir – les mêmes incidences selon les cas ». En témoigne « l’exemple croisé et emblématique des Pays-Bas et du Bengladesh, deux États présentant des similitudes en termes de menaces hydriques dues à la montée des océans, mais situés aux antipodes sur le spectre des trois réalités suivantes : l’importance accordée à l’intérêt collectif par l’État, ses dirigeants et ses grands commis ; le niveau de technicité et d’ingénierie des entreprises nationales ; les capacités de mobilisation financière de la puissance publique. Dans le cas néerlandais, les catastrophes climatiques à venir pèseront certes sur le PIB et affecteront peut-être une partie de la population mais dans des proportions acceptables, tandis que dans le cas bangladais on peut craindre que des dizaines de millions de citoyens soient directement affectés, et avec eux une part considérable des ressources budgétaires du pays. Et, par ricochet, des centaines de milliers de réfugiés Rohingyas – comme d’autres minorités sociales, religieuses ou culturelles – en pâtiront directement. Prenez le cas du Sahel – la zone déjà la plus pauvre du monde – qui, en cas de réchauffement dépassant les 3 degrés, connaîtrait un état caniculaire permanent. Au sein de chacun des cinq États sahéliens, les citoyens les plus nantis disposeront certes d’appareils de climatisation (eux-mêmes contributeurs du réchauffement !), mais quid de la grande majorité ? Des pans de la population se révolteront ou émigreront… dans les zones à peine moins pauvres et frappées que sont l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne, constituées d’États faillis et/ou déjà instables ! En définitive, je ne crois pas à de véritables guerres climatiques au sens conventionnel du terme, mais plutôt à la multiplication des foyers de déstabilisation, essentiellement en Afrique et en Asie du Sud. » 7
Le Professeur Cullen Hendrix rappelle pour sa part l’incertitude fondamentale sur le risque de conflit relatif associé au changement climatique : si les effets du changement climatique sur les conflits peuvent être importants, ils ne constituent presque jamais le facteur causal décisif. Il est extrêmement difficile de soutenir qu’un conflit en particulier a été « causé » par le changement climatique. Des motivations multiples (à la fois énoncées et non énoncées) sont toujours présentes. Le changement climatique agirait donc avant tout comme un « multiplicateur de menaces », exacerbant les facteurs de conflit existants tels que la pauvreté, la faible capacité de l’État, les inégalités intergroupes et les chocs économiques 8.
L’impact des aléas climatiques sur la géographie pourrait cependant rebattre les cartes de ce que certains nomment « le grand échiquier », en changeant les axes prioritaires des politiques étrangères. Devenu inhospitalier, le Moyen-Orient ne pourrait-il pas s’effacer au profit d’une autre zone stratégique ?
L’Arctique, poudrière de demain ?
Compte tenu des prévisions des climatologues, l’Arctique constitue un topos majeur des théoriciens de la guerre du climat. L’accessibilité grandissante de cette région convoitée, due à la fonte des glaces, pourrait en faire le nouveau centre névralgique des rivalités entre grandes puissances. Un rapport de l’US Geological Survey (USGS) de 2008 estime ainsi que 29 % des réserves de gaz et 10 % des réserves de pétrole encore à découvrir s’y trouveraient. C’en serait donc fini de l’« exceptionnalisme arctique » [D. Jalili et Z. Leoni, 2021], période au cours de laquelle ces étendues désolées étaient gérées comme une « zone dépolitisée », peu touchée par les intrigues géopolitiques.
Dans le sillage du Brexit, le gouvernement britannique mise sur la stratégie d’une « Global Britain », pourvoyeuse de nouvelles opportunités économiques en dehors de l’Union européenne. Si elle n’est pas encore mentionnée dans le cadre de la doctrine ou de la stratégie de l’armée britannique, l’Arctique fait l’objet de développements dans des documents clefs. La Revue intégrée de sécurité, défense et politique étrangère publiée en mars 2021 fait du Royaume-Uni « le plus proche voisin de la région arctique » et souligne sa volonté de « contribuer au maintien de la région en tant que zone de forte coopération et de faible tension », ce qui doit se traduire par une gestion « sûre, durable et responsable » de la région et de ses ressources 9.
Le fait que la puissance navale soit susceptible de jouer un rôle crucial dans le maintien de la sécurité et du commerce dans « le nouveau royaume arctique » représenterait un appel clair pour les élites politiques britanniques qui cherchent actuellement à réaffirmer le principe d’une politique mondiale. Bien qu’il s’effectue dans un cadre otanien, le déploiement de huit cents Royal Marines et de quatre Eurofighter Typhoon de la Royal Air Force en Arctique illustre cet intérêt croissant. Cela dit, une nouvelle stratégie britannique pour l’Arctique et le Nord élargi pourrait aggraver les tensions croissantes entre Londres et Édimbourg…
Pour la Chine, l’Arctique ouvre la voie de la « Route de la soie polaire », qui fournirait à l’Empire du Milieu des moyens plus rapides et moins chers pour transporter des marchandises vers l’Europe occidentale. Dès lors, les points d’accès chinois dans la région se multiplient, tandis qu’un statut d’observateur permanent au Conseil de l’Arctique fait débat. Compte tenu de la rivalité sino-américaine, cet expansionnisme chinois est perçu comme une menace par les États-Unis, qui ont redéployé une centaine de chasseurs F-22 et F-35 en Alaska pour contribuer à la dissuasion et aux patrouilles. Aux yeux de l’administration américaine, qui vient de mettre à jour la Stratégie Arctique de l’U.S. Army (mars 2021), cette menace est d’autant plus préoccupante que des programmes militaires conjoints sino-russes dans l’Arctique ne sont pas exclus. Forte de la plus grande frontière arctique, la Russie constitue en effet une puissance militaire majeure dans cette région polaire. Ses cinquante brise-glaces (par rapport aux deux signalés pour les États-Unis) lui permettent de faire valoir des allégations selon lesquelles la route maritime du Nord est une voie navigable interne non sujette aux règles qui prévalent dans les eaux internationales.
Cette crise globale et protéiforme que constitue le changement climatique aura dès lors des impacts pluridimensionnels sur les rivalités inter-étatiques. Mais les relations internationales sont-elles pour autant condamnées à subir une dégradation proportionnelle à celle de l’environnement ? Rien n’est moins sûr.
Alexandra Nicolas
Lire la partie 2, « De la collapsologie à la coopération » :
Certains analystes voient dans le changement climatique un facteur de popularité pour les théories hobbesiennes : un monde surpeuplé en proie à la rareté des ressources serait potentiellement plus belliciste. Dès lors, les « États voyous climatiques », dont l’action nuirait gravement à l’environnement, catalyseraient cette agressivité. Néanmoins, la multiplication des catastrophes naturelles pourrait au contraire nourrir la solidarité inter-étatique au profit d’un multilatéralisme renforcé. Plus que le fait climatique, c’est donc sa perception et les valeurs qui la sous-tendent qui déterminent le basculement ou non dans le conflit.
Sources
AÏCHI Leila. « COP21 et défense » [entretien], Revue Défense Nationale, octobre 2015, pp. 12-16.
BOUQUET Christian et BLANCHON David (dir). « L’eau en Afrique : source de conflits ? », Dynamiques environnementales n°29, publié en 2012.
DE KERVASDOUÉ Jean, VORON Henri, Pour en finir avec les histoires d’eau : l’imposture hydrologique, 2012, 320 p.
HENDRIX Cullen. “Climate change as an unconventional security risk”, War on the Rocks [en ligne], publié le 23/10/2020, consulté le 25/10/2020. URL: https://warontherocks.com/2020/10/climate-change-as-an-unconventional-security-risk/
HULOT Nicolas. « Climat de guerre, chance pour la paix », Revue Défense Nationale, octobre 2015, pp. 7-11.
JALILI Duraid et LEONI Zeno, “Britain’s Arctic Conundrum (Part 1): Climate Change and Strategic Uncertainty”, Defence-in-Depth [en ligne], publié le 04/02/2021, consulté le 10/02/2021. URL : https://defenceindepth.co/2021/02/04/britains-arctic-conundrum-part-1-climate-change-and-strategic-uncertainty/
JALILI Duraid et LEONI Zeno, “Britain’s Arctic Conundrum (Part 2): Great Powers and Naval Gazing”, Defence-in-Depth [en ligne], publié le 10/02/2021, consulté le 12/02/2021. URL : https://defenceindepth.co/2021/02/10/britains-arctic-conundrum-part-2-great-powers-and-naval-gazing/
NICOLAS Alexandra. « Entretien avec Frédéric Encel. Les choix stratégiques des États-Unis ! », publié le 15 janvier 2021. URL : https://alters-media.fr/2021/01/15/les-choix-strategiques-des-etats-unis/
TERTRAIS Bruno. « Un climat de guerre ? », Revue Défense Nationale, octobre 2015, pp. 17-22.
WELZER Harald, Les guerres du climat : Pourquoi on tue au XXIe siècle, tr. fr. Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 2012, 448 p.
1. Harald Welzer, Les guerres du climat : Pourquoi on tue au XXIe siècle, tr. fr. Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 2012, p. 15.
2. Harald Welzer, Les guerres du climat : Pourquoi on tue au XXIe siècle, tr. fr. Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 2012, p. 13.
3. HULOT Nicolas. « Climat de guerre, chance pour la paix », Revue Défense Nationale, octobre 2015, pp. 7-11.
4. DE KERVASDOUÉ Jean, VORON Henri, Pour en finir avec les histoires d’eau : l’imposture hydrologique, 2012, 320 p.
5. Dans leur article publié en 2006, Hydro-hegemony – a framework for analysis of trans-boundary water conflicts, Mark Zeitoun et Jeroen Warner définissent la puissance hydro-hégémonique comme « un État qui possède suffisamment de pouvoir au sein d’un bassin versant pour assurer la direction du contrôle des ressources en eau et agir ainsi comme le leader vis-à-vis des autres pays riverains du bassin ». L’Afrique du Sud en fournit l’exemple type.
6. AÏCHI Leila. « COP21 et défense » [entretien], Revue Défense Nationale, octobre 2015, pp. 12-16.
7. Extrait d’un entretien avec Frédéric Encel publié sur Alters Média.
8. HENDRIX Cullen. “Climate change as an unconventional security risk”, War on the Rocks [en ligne], publié le 23/10/2020, consulté le 25/10/2020. URL: https://warontherocks.com/2020/10/climate-change-as-an-unconventional-security-risk/
9. Gouvernement du Royaume-Uni. « Global Britain in a competitive age. The Integrated Review of Security, Defence, Development and Foreign Policy », publié en mars 2021, section « The UK in the world: a European country with global interest », p. 64. URL : Global Britain in a competitive age (publishing.service.gov.uk). Cette nouvelle revue intégrée établie également que « le changement climatique et la préservation de la biodiversité sont la priorité internationale du Royaume-Uni pour la décennie à venir ».