C’est le choix du changement dans la continuité. Appelés à se prononcer, dimanche 24 février, sur la nouvelle constitution destinée à remplacer celle de février 1976, les Cubains l’ont approuvée, à une écrasante majorité. Ainsi, près de 87 % des 7,8 millions d’électeurs qui se sont rendus aux urnes dans l’île caribéenne ont voté en faveur du texte, lequel, avant d’être soumis à référendum, a fait l’objet, trois mois durant (du 13 août au 15 novembre 2018), d’un débat dans les entreprises, les écoles, les universités et les quartiers. Le taux de participation s’est élevé à un peu plus de 84 %, selon les chiffres de la Commission électorale nationale.
La nouvelle constitution est-elle porteuse de changements ?
Cuba est-elle en train de se démocratiser ?
L’ampleur de ce soutien n’est toutefois guère étonnante, à l’aune des efforts déployés au cours des dernières semaines par le régime pour amener les citoyens à dire « oui ». Que ce soit sur les réseaux sociaux ou à la télévision, les autorités de La Havane – pour qui cette consultation avait valeur de test – n’ont eu de cesse de marteler le même message : #YoVotoSi (« Je vote oui »).
Même les bus et les commerces locaux ont servi de relais à l’argumentaire gouvernemental. La voix de l’opposition, à l’inverse, a été bâillonnée, muselée par une censure qui, après plusieurs décennies de castrisme impénitent, reste prégnante dans le pays. De fait, le slogan #YoVotoNo a été largement banni des médias.
La nouvelle constitution, qui doit encore être proclamée par le Parlement lors d’une session en avril, ne porte en germe aucun changement de cap radical sur le plan politique. Pour l’essentiel, elle se borne à reconnaître le rôle du marché, de l’activité privée et des investissements étrangers dans une économie nationale à la peine, et dont les secteurs stratégiques demeurent sous la coupe étroite des militaires.
Surtout, elle permet d’entériner, par la voie légale, l’actualisation du modèle économique lancée en 2010 par le président d’alors, Raul Castro, lequel avait autorisé des particuliers à se mettre à leur compte, comme travailleurs indépendants ou autoentrepreneurs. Aujourd’hui, les cuentapropistas représentent environ 13 % de la population active, soit près de 600 000 personnes.
Cet assouplissement, consenti davantage par nécessité que par volonté, ne remet cependant pas en cause le dogme en vigueur, et que rappelle l’article 5 de la constitution de 1976 (elle aussi adoptée, en son temps, par référendum, mais à près de 98 %) : « Le Parti communiste de Cuba [PCC] (…) est la force dirigeante de la société et de l’Etat, qui organise et oriente les efforts communs vers les objectifs suprêmes de la construction du socialisme et de la marche en avant vers la société communiste. »
Le nouveau texte, qui vient de recevoir l’imprimatur populaire, ne transige pas sur le caractère unique du PCC, pas plus qu’il n’ébranle ses fondations idéologiques. En effet, il réaffirme que « l’être humain n’atteint sa pleine dignité que dans le socialisme et le communisme ». Dans un pays marqué au fer rouge, la démocratisation du système ne serait-elle donc qu’un vœu pieux ?
« Il existe aujourd’hui davantage d’espace politique qu’auparavant pour débattre et même défier le gouvernement sur certaines questions. Néanmoins, ceux qui remettent en cause la structure fondamentale du système sont toujours considérés comme des dissidents contrerévolutionnaires. Les changements, au niveau politique, sont donc réels, mais ils ne représentent en aucun cas une transition vers une démocratie multipartite », explique William LeoGrande, professeur de gouvernance à l’université américaine de Washington et expert de l’Amérique latine.
L’alignement du président Miguel Diaz-Canel sur les principes édictés par le PCC n’a, en tout cas, rien de surprenant. Car l’homme de 58 ans, un pur apparatchik ayant gravi avec méthode tous les échelons du pouvoir, s’est toujours inscrit dans les pas de ses modèles, Fidel et Raul Castro (qui conservera les rênes du PCC jusqu’en 2021).
Dès son intronisation par le Conseil d’Etat, le 19 avril 2018 – jour anniversaire de la victoire face aux Etats-Unis dans la baie des Cochons, en 1961 –, cet ingénieur de formation avait rendu un hommage appuyé à « la génération historique [des frères Castro] » et déclaré sans ambages : « Au cours de ce mandat, il n’y aura pas de place pour ceux qui aspirent à restaurer le capitalisme. Nous défendrons la révolution et poursuivrons le perfectionnement du socialisme. » Un discours à l’orthodoxie affichée et assumée de la part de celui qui, dans deux ans, devrait prendre les rênes du PCC. « M. Diaz-Canel est un vrai président, pas un pion ou un homme de paille », observe M. LeoGrande.
A l’instar de ses prédécesseurs, le dirigeant n’escompte pas céder le moindre pouce de terrain, en particulier face aux visées de son « puissant voisin impérialiste ». Mais a-t-il les moyens de ses ambitions ? Sur le plan géopolitique, Cuba se trouve dans une posture difficile. Son allié vénézuélien traverse une grave crise intérieure, à la fois politique et économique, dont l’issue est incertaine. Au surplus, ses relations avec le Brésil sont tendues, surtout depuis l’élection de Jair Bolsonaro, tenant d’une droite dure et décomplexée, à la tête du géant sud-américain, en octobre 2018.
Sur le réseau social Twitter, le successeur de Michel Temer a mis en doute la qualification des médecins cubains envoyés dans son pays dans le cadre du programme « Mais Medicos » (« Plus de médecins »), exigeant qu’ils soient soumis à « des tests d’aptitude » et qu’ils bénéficient de « leur plein salaire », dont la majeure partie « est aujourd’hui destinée à la dictature [cubaine] ».
A cela s’ajoutent des crispations avec l’administration de Donald Trump, lequel a assuré il y a peu que « les jours du communisme » étaient « comptés au Venezuela, mais aussi au Nicaragua et à Cuba », trois pays formant, aux yeux de Washington, « la troïka de la tyrannie » – une rhétorique qui rappelle « l’axe du mal » (Corée du Nord, Irak, Iran) vilipendé en janvier 2002 par George W. Bush lors de son discours sur l’état de l’Union.
Les temps ont changé, et le fond de l’air s’est nettement refroidi de part et d’autre du détroit de Floride. En mars 2016, à l’occasion de sa visite historique à Cuba (sous embargo états-unien depuis 1962), Barack Obama avait affirmé vouloir « enterrer le dernier vestige de la guerre froide dans les Amériques ». Il avait dit « [croire] en le peuple cubain », dont « l’avenir est entre ses mains ».
Que reste-t-il de cet espoir ? Pour le professeur LeoGrande, tout n’a pas été mis au rebut, tant s’en faut. « Les deux gouvernements continuent de discuter et de coopérer sur des sujets d’intérêt mutuel. En outre, aucun des vingt-trois accords bilatéraux signés au cours des deux dernières années de mandat de Barack Obama [en 2015 et 2016] n’a été abrogé par les Etats-Unis », tempère-t-il.
Dans l’île, où, pour survivre au quotidien, la débrouillardise est de mise, les citoyens ordinaires s’intéressent en priorité à l’économie. Beaucoup sont mécontents que les réformes engagées n’aient pas entraîné une augmentation perceptible de leur niveau de vie. « Cela se traduit par de la frustration et de l’impatience, conclut William LeoGrande. Mais la plupart d’entre eux ne recherchent pas la confrontation politique avec le gouvernement. Ils veulent simplement que celui-ci assure plus rapidement la croissance de l’économie. »
Aymeric Janier