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 La vérité est-elle la première victime de la guerre ? - Décodeurs 360 | Décodeurs 360
Auteur de l’article
  Pierre Guerlain est professeur émérite à l'université Paris Nanterre. Son champs d'expertise est la politique étrangère des Etats-Unis. Il travaille aussi sur la vie politique américaine et l'observation transculturelle. Il publie des articles sur les Etats-Unis dans divers médias.
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La vérité est-elle la première victime de la guerre ?


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Mettre fin à l’abomination de la guerre en Ukraine

Tout d’abord et afin d’éviter toute ambiguïté :  l’invasion russe qui provoque morts et destructions n’est pas acceptable sur le plan éthique et il faut la condamner de façon énergique. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait tous les candidats à la présidence, avec quelques modulations car les candidats d’extrême droite avaient exprimé de l’admiration pour le président russe Vladimir Poutine ou accepté de l’argent de banques russes.

La guerre et sa kyrielle de crimes, blessés et infrastructures essentielles à la vie détruites est rarement justifiée sur le plan éthique. En prenant la décision de passer au conflit militaire, V. Poutine porte la responsabilité de tous les morts et il est aussi responsable de la haine des Ukrainiens vis-à-vis de sa personne, son régime et aussi son pays qui n’est pas, cette fois-ci, solidement uni dans le soutien à sa politique guerrière. De très nombreux Russes défient la répression pour exprimer leur opposition à la guerre. Voir une lettre ouverte publiée dans Le Monde.

Il est fort possible que cette guerre débouche sur des réalités opposées à celles voulues par le président russe : renforcement de l’OTAN, une alliance qui cherchait sa nouvelle mission depuis la chute de l’URSS et la disparition du Pacte de Varsovie. Une alliance défensive à l’origine qui s’était muée en agent de la guerre, surtout de la guerre américaine, au Kosovo, en Afghanistan et en Libye. L’organisation était selon le mot du président français, Emmanuel Macron, en état de « mort cérébrale » et l’invasion russe lui redonne, aux niveaux des populations, une nouvelle légitimité.

Il faut faire l’inventaire des morts et destructions causées par l’invasion illégale, mais aussi s’interroger sur les origines de la guerre et examiner les stratégies pour mettre fin au désastre. Les guerres sont toujours un désastre, comme nous l’avait enseigné Goya dans sa série de dessins « désastres de la guerre ». La guerre russe en Ukraine est en cours et l’on ignore s’il y a une voie diplomatique pour y mettre fin – le bilan des morts et destructions ne pourra s’établir qu’à la fin. Des enfants innocents, comme dans toute guerre sont les victimes de celle-ci.

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Les racines du conflit

En ce qui concerne les origines du conflit, un récit médiatique s’est mis en place tendant à faire de la Russie l’unique responsable de la crise. S’il est juste de tenir V. Poutine pour responsable de la décision de lancer les opérations militaires, il est tout à fait erroné de gommer les responsabilités occidentales dans la crise que V. Poutine a fait déboucher sur une guerre. La ligne générale de cet article suit celle d’intellectuels comme Noam Chomsky (“US Military Escalation Against Russia Would Have No Victors”), Chris Hedges (“The Greatest Evil is War”), ou Yánis Varoufakis : condamnation sans réserve de la guerre lancée par V. Poutine et prise en compte du contexte et des responsabilités occidentales. Ces trois auteurs sont également opposés à une escalade militaire occidentale pour faire face à l’invasion russe. C’est, en France, la position du Monde diplomatique, notamment exprimée par son directeur Serge Halimi.

Afin de rendre les choses claires, procédons à une comparaison historique. Les historiens de la Première Guerre mondiale s’accordent à dire qu’à la fin de celle-ci les Alliés ont imposé des conditions de paix très dures et humiliantes pour l’Allemagne, lesquelles portèrent une grande responsabilité dans le déclenchement du second conflit. L’humiliation de l’Allemagne a favorisé la montée du nazisme, c’est un fait historique. Ceci ne gomme pas la responsabilité des nazis dans leurs crimes comme la Shoah. Contexte historique complexe où les responsabilités du conflit sont partagées, mais totale responsabilité des criminels.

Il faut procéder de la même façon pour comprendre comment le conflit russo-ukrainien s’est formé et a dégénéré en guerre meurtrière. En 1997, soit trois ans avant l’arrivée de V. Poutine au pouvoir à Moscou, le père de l’endiguement, George Kennan, avait publié un article dans le New York Times intitulé “A Fateful Error”. Il mentionnait le risque que des nationalistes anti-occidentaux et militaristes arrivent au pouvoir en Russie si l’OTAN s’étendait à l’Est. Il n’était pas dans une posture pro-russe, au contraire : il mettait son pays, et notamment le président Clinton, en garde contre une erreur géopolitique aux conséquences prévisibles et terribles.

Vingt-cinq ans plus tard, et alors qu’entre temps l’OTAN s’est étendu en diverses phases aux frontières de la Russie, on voit qu’il était particulièrement prescient. Un grand nombre de responsables politiques américains, dont Henry Kissinger ou William Perry, ancien secrétaire à la Défense, ont lancé un avertissement de même nature. Des politologues de renom comme John Mearsheimer et Stephen Walt, qui font partie de l’école réaliste en politique étrangère, n’ont cessé de dénoncer le danger de l’élargissement de l’OTAN. S. Walt souligne à juste titre que cette crise aurait pu être évitée par une diplomatie plus adepte. Toutes ces personnalités ne peuvent être soupçonnées d’une proximité idéologique avec V. Poutine. Une vidéo de Scott Horton retrace toute l’histoire de l’implication des États-Unis dans le conflit (“The History Behind the Russia-Ukraine War”).

Le récit médiatique dominant, qui s’articule autour d’un légitime effroi face à la guerre, cherche à gommer cette histoire pour transformer l’histoire du conflit en un manichéisme simple : V. Poutine est fou, paranoïaque et cherche à reconstituer l’URSS dont il regrette la disparition. Ce récit s’appuie sur quelques réalités mais passe sous silence tous les avertissements sur le point central de l’extension de l’OTAN, comme si évoquer cet aspect revenait à être l’allié de V. Poutine ou sa dupe.

Il faut aussi noter que les médias ont cessé de parler des massacres commis au Yémen au moment même où se déroule l’invasion meurtrière en Ukraine. Alors que les parallèles avec la guerre illégale américaine en Irak sont justifiés, ils ne figurent pas dans les médias, qui n’évoquent pas non plus les actions meurtrières de l’OTAN au Kosovo. V. Poutine est un homme d’une grande brutalité, comme George W. Bush : tous deux ont lancé des guerres injustifiées au bilan en vies humaines effroyable. Des criminels de guerre qui ne sont pas les seuls. Pensons au dirigeant saoudien Mohamed ben Salman. Gideon Lévy souligne quant à lui, dans Haaretz, les similitudes entre les terribles violations du droit commises par la Russie et par Israël (“The Israeli Kettle and the Russian Pot”). Il est clair qu’une atrocité ne dédouane pas les criminels qui en commettent d’autres ailleurs. Les crimes russes ne sont pas excusés par les crimes américains et vice versa. Une position éthique doit les condamner tous.

Nous savons aussi, grâce aux archives de la National Security américaine, que promesse avait été faite à Gorbatchev en 1990 de ne pas étendre l’OTAN « d’un pouce vers l’Est », promesse verbale, mais authentifiée dans de nombreux documents que tous les médias pourraient facilement consulter (“NATO Expansion: What Gorbachev Heard”). Aujourd’hui le récit médiatique dominant soit invisibilise cette promesse, soit affirme qu’elle ne concernait que l’ex RDA. La vérité est la première victime de la guerre et ceci s’applique tant V. Poutine qu’aux Occidentaux qui nient l’histoire pourtant consultable dans des archives. Le site Les Crises a publié tous ces documents sur l’expansion de l’OTAN.

Une fois encore, cette histoire de promesse non tenue et d’élargissement de l’OTAN ne dédouane pas V. Poutine, qui a lancé la guerre. Les médias qui tentent de faire croire que mentionner ces documents serait de la propagande russe sont eux-mêmes dans une posture propagandiste. L’OTAN s’est élargi jusqu’aux frontières de la Russie et une base en Pologne, équipée de missiles, n’est qu’à 160 km de cette Fédération transcontinentale. Les avertissements américains sur les dangers de l’élargissement n’ont cessé de se vérifier. En 2008, les États-Unis plaidaient à Bucarest pour inclure la Géorgie et l’Ukraine dans l’OTAN. La France et l’Allemagne s’y étaient opposées mais il fut décidé que ces deux pays, à terme, rejoindraient cette organisation.

Les grandes puissances n’acceptent pas que leurs rivales installent des bases ou des capacités militaires à leurs portes. C’est ce que J. Mearsheimer appelle “the tragedy of great power politics”. Lorsque l’URSS a voulu installer des missiles nucléaires à Cuba en 1962, la pression américaine a conduit à ce qu’ils soient retirés. Si le Mexique, pays pourtant souverain – en théorie tout au moins – invitait la Chine à établir une base avec des missiles sur son territoire, les États-Unis le lui interdiraient immédiatement.

L’élargissement de l’OTAN était donc reconnu comme un danger par des spécialistes américains et vécu comme une provocation par la Russie. En 2008 une guerre avait éclaté en Géorgie entre ce pays et la Russie, qui y soutenait des républiques séparatistes. La Géorgie avait attaqué en premier et, contrairement à la guerre actuelle en Ukraine, la Russie n’avait pas tenté de renverser le pouvoir géorgien. Escalade russe donc dans les réactions à ce qu’elle perçoit comme un danger à ses frontières.

Le stratège américain Zbigniew Brezinski avait formulé une idée concernant l’Ukraine dans son ouvrage majeur, Le Grand échiquier : la Russie ne pouvait être une grande puissance sans l’Ukraine. L’importance de ce pays dans la pensée russe était donc reconnue. Aujourd’hui la propagande de V. Poutine refuse de reconnaître l’existence de l’Ukraine en tant que pays souverain et indépendant.

Selon les théories réalistes, les pays souverains qui jouxtent les grandes puissances sont soumis aux pressions de ces puissances. Un pays comme la France qui affiche sa souveraineté et se pense puissant n’en est pas moins très dépendant des États-Unis, pour ses opérations militaires (comme au Mali), mais aussi sur les plans économiques et politiques. Des entreprises françaises sont littéralement rackettées par les États-Unis et la France laisse faire ; lorsque ses alliés la trompent, comme dans l’affaire des sous-marins australiens (AUKUS1), la France proteste puis accepte les rapports de force. Les relations internationales réelles sont un jeu de force dans lequel les déclarations d’amitiés ne sont que propagande et habillage rhétorique.

Le coup de force russe a fait rentrer E. Macron dans le jeu de l’Alliance atlantique et fait changer l’Allemagne de doctrine en matière de politique étrangère. Ces deux pays souverains ne peuvent résister aux demandes pressantes des États-Unis, un allié aux postures parfois agressives.

B. Obama s’était opposé à la vente d’armes à l’Ukraine, car il pensait que ce pays était dans la zone d’influence russe et que, par conséquent, la Russie serait toujours prête à mettre plus de moyens militaires dans sa défense que les États-Unis n’étaient disposés à en mettre pour un pays éloigné qui n’est pas essentiel à leur défense.

Depuis 2017, donc depuis l’arrivée de D. Trump au pouvoir, les États-Unis n’ont cessé de livrer des armes à l’Ukraine pour, selon un élu démocrate au Congrès, Adam Schiff, « combattre la Russie là-bas plutôt qu’ici ». Si l’on se réfère aux idées de B. Obama ou de J. Mearsheimer, on ne peut que conclure comme ce dernier : l’Ukraine risque d’être non pas protégée par ces armes mais au contraire dévastée (wrecked).

On le voit, la discussion historique et géopolitique se distingue de la discussion éthique. Comprendre n’est pas excuser. Un point nodal de désaccord dans ce conflit concerne les événements de 2014, que les Occidentaux et une grande partie des Ukrainiens appellent « la révolution de Maïdan », un soulèvement populaire qui a chassé un dirigeant corrompu, Viktor Ianoukovytch. Les Russes, mais aussi un certain nombre d’analystes occidentaux, parlent d’un coup d’État et citent les déclarations de Victoria Nuland choisissant les membres du futur gouvernement comme preuve.

L’espace manque pour une analyse détaillée de ces événements mais on peut considérer, à l’instar du journaliste américain de gauche Branko Marcetic, qu’il y a bien eu des manifestations démocratiques mais aussi un coup d’État organisé, entre autres, par des forces d’extrême droite, lesquelles sont responsables des tirs visant la population et la police de V. Ianoukovytch (“A US-Backed, Far Right–Led Revolution in Ukraine Helped Bring Us to the Brink of War”).

Quoi qu’il en soit, les événements de 2014 illustrent deux phénomènes. D’une part, l’intervention américaine dans la politique intérieure ukrainienne, notamment par l’intermédiaire de la National Endowment for Democracy et John McCain ; d’autre part, la grande division des Ukrainiens entre un Est pro-russe et un Ouest pro-occidental, comme le souligne la carte des résultats des élections de 2010. L’intervention meurtrière des troupes russes a cependant effacé une grande partie de ces divisions : même des russophones du Donbass sont farouchement opposés à la guerre poutinienne.

Trouver une issue à la guerre

Pour trouver une issue à la guerre, il y a clairement un clivage entre ceux qui demandent plus d’implication militaire de l’UE comme des États-Unis par l’envoi d’armes et ceux qui prônent la désescalade par de vraies négociations. N. Chomsky comme Y. Varoufakis préconisent de mettre en œuvre une promesse de non-extension de l’OTAN en contrepartie d’un retrait total des troupes russes.

Les militaristes y voient une capitulation face au fauteur de guerre. Étant donné le grand risque d’une guerre nucléaire, il faut savoir ce qui compte : soit sauver la vie de tous, à commencer par celle des Ukrainiens, soit punir la Russie et sa population en la poussant vers une guerre longue, meurtrière et couteuse.

La crise comme le dit S. Walt, mais aussi Jack Matlock, un ancien ambassadeur américain du temps de Reagan, était facilement évitable. L’OTAN ne veut même pas véritablement intégrer l’Ukraine, un pays aussi corrompu et oligarchique que la Russie. Son refus d’accorder cette garantie, pourtant promise en 1990, ne fait qu’alimenter la folie guerrière de V. Poutine. Il est certes abominable de faire droit à une demande d’un fauteur de guerre mais, comme le soulignaient tous les experts et spécialistes de relations internationales américains opposés à l’extension de l’OTAN, quel que soit le dirigeant russe l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN serait inacceptable. Cela dépasse le sort de V. Poutine qui sera peut-être décidé par la population russe qui, contrairement à ce qui s’était passé pour la Crimée, n’adhère pas, pour une grande partie d’entre elle, à la guerre (“Russians From All Walks of Life Are Opposing Putin’s War”). 

Les désastres de la guerre ne font que morts et désolation. Il s’agit de les arrêter et seule la diplomatie intelligente peut mettre fin aux invasions et crimes de guerre. Une Ukraine neutre et prospère doit être notre but commun, la poursuite de provocations risquant de déclencher une guerre nucléaire et donc l’anéantissement de l’humanité. Il faut savoir se montrer moins guerrier et meurtrier que V. Poutine et rendre à la diplomatie son rôle de rempart contre l’holocauste nucléaire. La sortie du conflit sur Cuba en 1962 pourrait servir de modèle. Il faut que les armes russes se taisent, au plus vite, mais aussi que l’OTAN examine l’histoire de ses provocations.

Pierre Guerlain


1. « Aukus est le nom d’une nouvelle alliance militaire conclue le 15 septembre 2021 entre l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni. Son nom est un acronyme formé des premières lettres (en anglais) des trois pays concernés (Australia, United Kingdom, United States). » Source : Les Echos.

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