Le 4 avril 2019, l’Alliance atlantique fête son 70e anniversaire. Belle longévité pour cette organisation qui a été créée pour contrer la menace de l’Union soviétique, disparue en décembre 1991, et pour faire face au pacte de Varsovie, disparu lui en février 1991.
Comment expliquer ce succès ? Lorsque l’Alliance atlantique est créée le 4 avril 1949 à Washington, les pays d’Europe occidentale n’ont pas d’autre alternative que de confier les clefs de leur sécurité aux États-Unis. Ils sont, vainqueurs comme vaincus de la Seconde Guerre mondiale, tous détruits et l’URSS est une menace potentielle majeure. Cette menace s’illustre notamment au sein des pays libérés du nazisme par l’Armée rouge, où cette dernière a très rapidement imposé sa loi, son régime, et un ordre impitoyable.
Mais en même temps, si les États-Unis décident de créer l’Alliance atlantique ce n’est pas uniquement pour protéger la démocratie, c’est aussi pour des motifs stratégiques, moins avouables, parce que moins vendables pour les opinions publiques, pourtant réels. Il s’agissait d’empêcher qu’un seul pays, à savoir l’URSS, contrôle le continent eurasiatique. Et cela allait au-delà de la nature du régime politique soviétique, il s’agissait bien d’une rivalité stratégique entre deux géants. Toujours est-il que les États-Unis acceptèrent de briser leur isolationnisme et de venir protéger une Europe ruinée, faible, qui dépendait d’eux pour sa sécurité.
Dans les années 1960, le paysage changea : grâce à l’aide américaine, l’Europe s’était reconstruite et certains, sur les deux rives de l’Atlantique, pensaient alors qu’elle pourrait davantage assumer sa sécurité. Côté européen, le général de Gaulle proposa aux pays européens de prendre en charge eux-mêmes leur sécurité, mais il se trouva alors face à la réticence des autres pays européens, la France ne pouvant pas, à leurs yeux, se substituer aux États-Unis. Aux États-Unis, la remise en cause du lien transatlantique était notamment portée par le sénateur Mansfield qui, à partir de 1966, va déposer chaque année un amendement demandant aux Européens de prendre plus en charge leur sécurité, faute de quoi les troupes américaines seraient rapatriées. Un discours finalement proche de celui de Donald Trump aujourd’hui.
À la disparition de l’URSS en 1991, la question de la pertinence de l’Alliance atlantique s’est également posée. Est-ce que l’OTAN doit survivre à la disparition de la menace qui a suscité sa création ? La réponse sera oui. Parce que pour les Américains, c’est la seule façon d’être une puissance européenne et d’exercer une influence sur les pays européens, et les pays européens auront toujours peur de l’avenir, ils se demandent où ira la Russie, s’il n’y a pas une résurgence de la menace. Mais surtout, les pays qui viennent de sortir de la domination soviétique, les pays de l’Est, demandent la protection de l’OTAN contre cette menace russe.
Dès 1991, Mitterrand avait mis en garde contre l’élargissement de l’OTAN qui selon lui allait crisper la Russie. George Kennan, celui qui a inventé le concept d’endiguement au tout début de la guerre froide, adressa la même mise en garde. Toujours est-il que l’élargissement a eu lieu, la Russie se crispant après avoir reconstitué une partie de sa puissance.
Aujourd’hui, la situation est paradoxale : les contacts entre Moscou et les pays occidentaux sont finalement plus mauvais et moins forts qu’ils ne l’étaient du temps de la guerre froide. Y a-t-il vraiment une menace militaire russe ? Non, il y a un défi stratégique de la Russie. Effectivement, le régime de V. Poutine est autoritaire, les libertés fondamentales ne sont pas toutes respectées en Russie, et il intervient chez ses voisins. Cependant, il ne constitue pas une menace militaire pour les pays d’Europe occidentale. Le budget militaire russe s’élève à 60 milliards de dollars. Les pays européens de l’OTAN, à eux seuls, dépensent 250 milliards de dollars pour leur défense, auxquels s’ajoutent les 720 milliards de dépenses américaines.
Comment expliquer alors que l’on présente toujours la menace russe comme une menace existentielle ? C’est un peu la force de l’habitude et c’est surtout une tradition, parce que les élites intellectuelles et stratégiques européennes sont biberonnées à la pensée américaine. Les grands think tank, les grands centres d’influence, les programmes d’invitations diverses et variées qui créent un véritable soft power sont américains.
Naturellement, beaucoup d’élites européennes pensent en termes américains et n’ont pas un réflexe européen. On parle souvent des réseaux russes en France ; ils existent, mais ils sont minimes par rapport aux réseaux américains, qui sont tellement puissants qu’on ne les voit pas. Alors, il serait peut-être temps de remettre en cause ce concept de « monde occidental ».
C’est ce que j’ai essayé de faire dans mon dernier ouvrage Requiem pour le monde occidental. Surtout que Donald Trump nous y invite en disant lui-même que l’OTAN est devenue obsolète. Pour autant, il n’a pas du tout l’intention de casser l’OTAN ; il s’agit simplement d’un chantage pour que les Européens augmentent leurs dépenses militaires et achètent ainsi des armes aux États-Unis. On constate néanmoins une opposition entre Trump, qui menace de mettre fin à l’OTAN, et le Pentagone et le Département d’Etat, qui n’ont aucun projet en ce sens. D’ailleurs, il suffit de retrouver ce que disaient ces mêmes services de sécurité pour contrer l’amendement Mansfield : ils affirmaient être présents en Europe non pas pour le bénéfice des Européens, mais au service des intérêts stratégiques américains, et de la puissance américaine.
Il faut aller au-delà des discours officiels, voir les réalités, et peut-être prendre Trump au mot puisqu’il se conduit de façon inélégante vis-à-vis des pays européens. Il est peut-être vraiment temps de réfléchir à cette autonomie stratégique européenne dont on parle depuis si longtemps. Si l’Europe bénéficiait au départ d’une protection américaine bienveillante, aujourd’hui elle est face à un pays qui la maltraite. Les États-Unis veulent porter atteinte directement à la souveraineté des pays européens, par exemple dans le cas iranien. Il est donc vraiment temps de se réveiller, et ce réveil ne peut se faire qu’autour d’une entente franco-allemande.
La France seule n’a pas les moyens de mettre en place une telle autonomie. Les Allemands, eux aussi pourtant de tradition atlantiste, commencent à être las des foucades de Trump, et il ne faut pas avoir l’illusion que le président américain ne constitue qu’« un mauvais moment à passer ». Parce que l’unilatéralisme américain existait déjà avant Trump. Il l’a simplement caricaturé et poussé à son extrême. D’une part, Trump peut être réélu en 2020, d’autre part, un futur président américain ne risque pas d’être un multilatéraliste convaincu. Donc, dans les mois à venir, Français et Allemands doivent travailler main dans la main, puis entraîner d’autres pays européens pour aller vers une autonomie stratégique européenne. Il y va de l’intérêt national de la France.
Pascal Boniface