En près de trente ans d’un « règne » à bien des égards absolu, jamais il n’avait eu à ce point à affronter les vents furieux de l’insoumission populaire. Depuis le 19 décembre, cependant, la tempête se déchaîne. Et Omar Al-Bachir, 75 ans, le tout-puissant président du Soudan, la subit de plein fouet. Le motif de cette colère inédite ? La hausse brutale du prix du pain, que le gouvernement a décidé de tripler, le faisant passer de 1 à 3 livres soudanaises les 40 grammes.
Quelles sont les causes profondes de l’insurrection populaire soudanaise ?
Le président peut-il rester au pouvoir dans ces conditions ?
Après Atbara (nord-est) et Al-Qadarif (sud-est), la contestation s’est rapidement étendue au reste du pays, prenant çà et là un tour parfois violent. D’après un bilan dressé par l’ONG Amnesty International, 37 personnes auraient déjà trouvé la mort dans les manifestations. Les Nations unies, de leur côté, ont appelé à la tenue d’une enquête indépendante, pour faire toute la lumière sur ces événements.
En 2013, déjà, le régime soudanais avait eu maille à partir avec un mouvement de révolte, mais celle-ci, cantonnée à Khartoum, la capitale, émanait principalement de lycéens, d’étudiants et d’organisations de jeunesse. Là, ce sont les associations de professionnels – qui regroupent, entre autres, des enseignants, des ingénieurs et des médecins – qui se trouvent à la manœuvre. Dans les cortèges, où sont scandés des slogans tels que « Liberté, paix et justice : la révolution est le choix du peuple », les femmes sont aussi beaucoup plus présentes.
Habitué à faire litière des revendications portées par ses concitoyens, Omar Al-Bachir est, cette fois, pris dans la nasse. Car le mécontentement a atteint son acmé, et il en est la cible principale. Dans un entretien accordé à l’Agence France-Presse à la fin de décembre, Abdellattif Al-Bouni, professeur de sciences politiques, expliquait ainsi : « La raison principale des manifestations est économique, mais les racines de la crise sont politiques. »
De fait, depuis son arrivée au pouvoir, en juin 1989, à la faveur d’un coup d’Etat ayant renversé Sadek Al-Mahdi – le dernier premier ministre démocratiquement élu du Soudan –, Omar Al-Bachir a péché, autant par négligence que par corruption (il a d’ailleurs été accusé en 2010 d’avoir détourné jusqu’à neuf milliards de dollars issus de l’exploitation pétrolière dans son pays). Ces années de mauvaise gestion ont eu un impact désastreux, dont le résultat se fait aujourd’hui douloureusement sentir.
Dans une analyse publiée il y a peu par le site Web anglophone Sudan Tribune, l’universitaire Magdi El Gizouli, chercheur à l’Institut de la Vallée du Rift et auteur du blog « Still Sudan », écrivait : « Au fil du temps, le gouvernement d’Omar Al-Bachir a développé une forme de rigueur économique fondée sur l’exportation des coûts vers les régions les plus périphériques – transformées en zones de guerre – et la concentration des bénéfices au centre, le tout mâtiné d’une idéologie raciste mêlant chauvinisme et bigoterie islamiste. »
Aujourd’hui, tous les indicateurs économiques sont au rouge : le taux d’inflation avoisine 70 %, et la devise nationale ne cesse de s’effondrer face au dollar. En outre, le coût de certains produits comme les médicaments a plus que doublé et plusieurs villes, dont la capitale, souffrent de pénuries de pain et de carburant. Dans ces conditions, banques et investisseurs étrangers préfèrent se tenir à l’écart…
En réalité, le pays ne s’est toujours pas remis de la partition de juillet 2011, qui, au terme d’âpres tractations, a donné naissance à deux Etats séparés – d’un côté, le Soudan (majoritairement peuplé de musulmans) ; de l’autre, le Soudan du Sud (essentiellement chrétien et animiste). En effet, la perte de sa partie méridionale, où se trouvaient la plupart des réserves d’or noir, a privé Khartoum des trois quarts de sa richesse pétrolière. Un coup, sinon fatal, du moins particulièrement rude à encaisser.
Face au durcissement de la fronde qui le vise, le régime a d’abord usé de ses deux armes de prédilection : le discrédit et la répression, par le truchement du redoutable Service national du renseignement et de la sécurité (NISS). Jusqu’ici, plus de 800 arrestations ont eu lieu. En ligne de mire, les responsables de l’opposition, les militants, mais aussi les journalistes, empêchés de couvrir les manifestations.
Pour obvier au danger d’une possible contagion semblable à celle qui s’était produite lors des « printemps arabes » de 2011, le cyberespace a fait l’objet d’un contrôle accru. NetBlocks, une ONG spécialisée dans la mesure de l’accès au numérique, affirme avoir collecté des données auprès de milliers de volontaires soudanais qui attestent « une vaste censure d’Internet par le régime ». Des couvre-feux nocturnes ont par ailleurs été mis en place par les autorités.
Comme à l’accoutumée, Omar Al-Bachir et le Parti du congrès national, qu’il dirige, ont eu tôt fait d’imputer la responsabilité de la crise à d’obscurs complots étrangers – ils ont notamment argué qu’elle serait due aux agissements d’une minorité d’agitateurs entraînés par le Mossad israélien – ainsi qu’aux sanctions internationales. Mais cet argumentaire a du plomb dans l’aile depuis que les Etats-Unis ont levé leur embargo commercial, en octobre 2017 (le Soudan demeure toutefois sur leur liste des pays soutenant le terrorisme).
A présent, pour rétablir la situation à son avantage, le chef de l’Etat, en faveur duquel un premier rassemblement s’est déroulé, lundi 7 janvier à Kassala (est), multiplie les engagements. « L’Etat va entreprendre de vraies réformes pour garantir une vie digne aux citoyens », avait-il déclaré le 24 décembre, selon l’agence de presse officielle Suna. Il a depuis promis une augmentation des salaires, de meilleures prestations pour les retraités et une refonte du système de soins. Sans toutefois donner plus de précisions.
Pendant ce temps, l’opposition se structure. Le 1er janvier, une vingtaine de formations politiques ont estimé, dans un communiqué commun, que la situation ne pouvait changer « qu’en établissant un nouveau régime dans le pays, qui puisse gagner la confiance du peuple soudanais ». Cet effort conjoint sera-t-il suffisant pour faire choir Omar Al-Bachir de son trône ? L’intéressé – visé par deux mandats d’arrêt de la Cour pénale internationale émis en mars 2009 et juillet 2010 pour « crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes de génocide » au Darfour (ouest du Soudan) –, a en tout cas prouvé qu’il avait le cuir solide.
En février 2015, à l’occasion d’une entrevue avec le quotidien Le Monde, il clamait : « Je suis considéré comme un dictateur, un criminel de guerre, un génocidaire. Mais j’ignorais qu’un dictateur permettait l’existence de 120 partis politiques, et d’une opposition véhémente. » Près de quatre ans plus tard, Magdi El Gizouli estime, lui, que l’ère Al-Bachir touche à sa fin : « Même si Al-Bachir ne disparaît pas immédiatement, il est fini. L’alliance contre lui se consolide de jour en jour. L’armée, elle, va veiller à préserver ses propres intérêts. »
Aymeric Janier