C’est une palinodie, une de plus, de la part d’un président qui, depuis son entrée en fonctions, en janvier 2017, ne cesse de cultiver – avec une certaine délectation, semble-t-il – l’art du contre-pied. Après avoir menacé de ses foudres l’Arabie saoudite pour le meurtre sordide du journaliste Jamal Khashoggi, le 2 octobre dans les locaux du consulat saoudien à Istanbul (son corps aurait été démembré à l’aide d’une scie à os avant d’être dissous à l’acide, d’après la presse turque), Donald Trump a finalement tourné casaque.
Dans un communiqué, le locataire de la Maison Blanche a affirmé, mardi 20 novembre, que « les Etats-Unis [entendaient] demeurer un partenaire inébranlable de l’Arabie saoudite ». Et ce, alors même que ses propres services de renseignement ont conclu que le prince héritier Mohammed Ben Salman (surnommé « MBS »), 33 ans, dont feu Jamal Khashoggi était un farouche opposant, était, selon toute vraisemblance, le commanditaire de l’assassinat, perpétré par une escouade d’hommes liges de « MBS ».
Ces propos ont choqué jusque dans les rangs du Parti républicain, auquel Donald Trump appartient. Le sénateur du Tennessee et chef de la puissante commission des affaires étrangères du Sénat, Bob Corker, a écrit sur son compte Twitter : « Jamais je n’aurais pensé qu’un jour la Maison Blanche travaillerait en sous-main comme agence de relations publiques pour le compte du prince héritier d’Arabie saoudite. » « Ce communiqué est “L’Arabie saoudite d’abord, pas l’Amérique d’abord” », a pour sa part raillé le sénateur du Kentucky Rand Paul, en reprenant le slogan fétiche de M. Trump, « America First ».
De fait, un tel revirement est d’autant plus surprenant qu’il y a peu, le même Donald Trump bombait le torse devant les caméras, assurant que si la responsabilité du pouvoir de Riyad était avérée, ce dernier recevrait un « châtiment sévère ». En fait de « châtiment », le royaume wahhabite n’aura eu droit qu’à des admonestations verbales sans conséquences.
A la perspective d’une prise de distance assumée, voire de sanctions franches et durables, le président des Etats-Unis a préféré la continuité. Son argument force ? En maintenant une relation étroite avec l’Arabie saoudite (sunnite), Washington préserve ses intérêts stratégiques au Moyen-Orient, ainsi que ceux de son allié israélien. C’est aussi un moyen, pour l’administration en place, de contrecarrer les ambitions régionales de l’Iran (chiite), pays honni du numéro un américain.
L’aspect économique n’est pas non plus à négliger. A la mi-octobre, en réponse à la question de savoir si son pays envisageait une limitation des ventes d’armes à Riyad, M. Trump avait ainsi déclaré : « Je pense en fait que nous nous punirions nous-mêmes si nous faisons cela. Il y a d’autres choses que l’on peut faire qui sont très, très puissantes, très fortes. » Mais sur la teneur de ces « choses », aucune précision n’a été apportée, signe d’un embarras diplomatique évident.
Le fait est qu’en choisissant de se tenir, quoi qu’il arrive, aux côtés du régime saoudien, Donald Trump lui accorde un dangereux blanc-seing. Déjà tout-puissant en son royaume, dont il tient fermement les rênes même si son père, Salman (82 ans), occupe officiellement le trône, « MBS » devient une sorte d’intouchable.
Pratique pour celui qui s’efforce de focaliser l’attention sur son image de réformateur et de se présenter comme un parangon de modernité à travers quelques mesures phares telles que l’octroi du permis de conduire aux femmes – disposition entrée en vigueur le 24 juin –, la réouverture des cinémas ou le plan « Vision 2030 », ambitieux projet censé briser la trop grande dépendance du royaume vis-à-vis du pétrole et, partant, diversifier son économie.
L’Arabie saoudite, protégée par le parapluie américain depuis février 1945 et le pacte du Quincy – du nom du croiseur USS Quincy, à bord duquel le président américain de l’époque, Franklin Delano Roosevelt, et le fondateur du royaume saoudien, Ibn Saoud, ont scellé leur entente, le premier garantissant au second une protection militaire en échange de son or noir –, a également les mains libres pour poursuivre sa guerre au Yémen.
Déclenché en mars 2015 sur ordre de « MBS », ce conflit, qui met aux prises le gouvernement du président yéménite Abd Rabbo Mansour Hadi (soutenu par l’Arabie saoudite) et les houthistes (appuyés par l’Iran), a déjà fait plus de 10 000 victimes, et transformé l’ex-« Arabie heureuse » en mouroir à ciel ouvert. Un tombeau qui a enseveli – et continue d’ensevelir – des êtres sans défense, notamment des enfants. Lesquels sont chaque jour plus nombreux à mourir de faim, dans une indifférence quasi généralisée.
Pourtant – et c’est là une cruelle ironie –, l’Arabie saoudite est membre du Conseil des droits de l’homme des Nations unies ; ces mêmes droits de l’homme qu’elle viole sans vergogne. A cette aune, la politique d’alignement de Donald Trump apparaît à la fois malsaine et malséante. Elle ne fait que prouver l’adage nietzschéen selon lequel « l’Etat est le plus froid de tous les monstres froids ».
De manière unilatérale, le président américain a conclu une sorte de pacte faustien avec Riyad. Mais l’Histoire – comme en septembre 1938 à Munich – a montré que ce genre d’accord funeste ne menait nulle part, sinon à préserver des apparences dépassées et à entretenir l’illusion que de simples déclarations d’intention pouvaient empêcher de basculer dans l’abîme.
Aymeric Janier