Aujourd’hui ce sont peut-être 40 % des Français qui ne se sentent représentés ou pris en compte ni par les gouvernants ni par les médias.
Voir Partie I : Médias et populisme : le procès réciproque (1/2)
Question du progrès – la province et la classe
Mais il faut aller plus loin : la lutte entre les médias/élites et les courants populistes est autant une lutte de classes qu’un combat idéologique, et c’est précisément cela qui la rend sinistre. Chacun des deux représente à la fois un courant de pensée, et un groupe social.
Les médias : une élite cultivée, urbanisée, cosmopolite, défendant une vision du monde universaliste et libérale (sans frontières, sans limites), émancipatrice et individualiste. Autrement dit : une pensée progressiste post-moderne, défendue par la presque totalité de l’élite des pays occidentaux. L’élite défend ici sa manière de vivre autant que sa conception de l’existence, voire son idéologie.
Les courants populistes : une volonté de défendre l’enracinement dans les particularités (territoires, patries, etc.) et de limiter l’extension du libéralisme tous azimuts (d’où le vocable « démocraties illibérales »), donc une forme de réaction face au progressisme, portée par des couches sociales plutôt populaires.
Pourquoi l’enracinement dans les particularités (contre l’idéologie universaliste) est-il porté par les couches populaires ? C’est là ce que la gauche, pendant longtemps liée au peuple, considère comme une énigme.
Pourtant, il n’y a là rien que de compréhensible. Lorsque l’électorat populaire (ouvrier et paysan) votait socialiste, c’était moins pour l’universalisme socialiste (ou les lendemains qui chantent) que pour l’énergie des socialistes à défendre les intérêts et droits de cet électorat. – C’est d’ailleurs en raison de cette distorsion que Lénine a été obligé dès 1917 d’établir une dictature sur le prolétariat : celui-ci réclamait non pas les lendemains qui chantent pour demain, mais des syndicats tout de suite…
L’électorat populaire ne défend pas l’universel : sa culture propre l’empêche d’être cosmopolite, il est terre à terre et défend le bon sens. Les grandes idéologies lui paraissent arrogantes et superfétatoires. Aujourd’hui, c’est parce que l’électorat populaire considère l’universalisme post-moderne comme une idéologie abstraite et donc fallacieuse, qu’il s’enrôle dans les courants populistes.
Pour les élites, il y a quelque chose d’irrationnel chez le peuple des populistes. Ce dernier juge à son tour qu’il y a quelque chose de déraisonnable chez l’élite. Les premiers tiennent pour la raison (la technocratie, l’organisation), les seconds pour le bon sens (l’instinct, l’émotion). Ils ne peuvent guère se rencontrer.
Les deux « camps » si l’on peut s’exprimer ainsi, traduisent les sentiments et les humeurs, en même temps que les concepts, que l’on peut attribuer, même si c’est trop simple, aux progressistes et aux conservateurs. Les médias qui recrutent chez les élites défendent des libertés et une émancipation de plus en plus vastes, ils sont sûrs de leur droit et confortés dans leur légitimité par l’histoire tout entière, et décrivent les populistes comme un ramassis de sots et de brutes (le citoyen qui vote Le Pen est un chasseur, homophobe, machiste, qui gifle ses enfants et va en vacances au Puy du Fou, cf. Les Deschiens).
Le populisme qui recrute dans les classes les plus modestes, a pour ciment la colère et l’amertume des choses perdues, et décrit les élites (dont l’élite médiatique) comme des gens décadents, prétentieux et snobs : le représentant de l’élite est un donneur de leçons sans contact avec la réalité, qui va par exemple prôner une forte immigration tout en vivant dans un quartier chic et protégé.
La gauche a perdu le peuple : c’est une évidence depuis le tournant du siècle. Le peuple vote désormais à droite, et à l’extrême-droite. Ce qui traduit le nouveau clivage en une séparation non seulement politique, mais sociale. Une lutte des classes s’est installée au cœur même de la lutte politique (c’est ainsi que Thomas Frank peut appeler ses deux livres : Pourquoi les pauvres votent à droite et Pourquoi les riches votent à gauche).
Le ton du débat en est transformé. Face à un adversaire idéologique, dans un pays civilisé on peut se tenir et argumenter. Mais de la lutte de classes sourd aussitôt le ressentiment et le mépris : ce n’est pas que l’autre pense différemment de moi, c’est d’abord que l’autre n’en est pas au même niveau de langage…
Il faut pourtant apporter un bémol : il y a un populisme de gauche, représenté en France par Jean-Luc Mélanchon et présent dans quelques pays comme la Grèce ou l’Espagne. Il faut souligner cependant qu’il s’agit toujours, quoique de gauche, d’une forme de conservatisme. Ce sont des courants qui veulent, de façon déraisonnable selon l’élite, conserver des avantages sociaux que la mondialisation a dissipés. Ces courants d’ailleurs rejoignent les courants populistes de droite ou d’extrême-droite par leur critique du libéralisme excessif. Ils traduisent bien le fait qu’aujourd’hui, le conservatisme se déploie non seulement dans une partie de la droite traditionnelle, mais chez une gauche déçue par ce qu’elle considère comme un faux « progrès » (écologistes, extrême-gauche).
Si les médias se situent généralement en opposition aux courants populistes, ce n’est pas parce que les médias seraient généralement « progressistes », mais d’abord parce que les médias ne peuvent être tenus que par une élite culturelle.
La conséquence est que la classe politico-médiatique (il faut bien parler de classe puisqu’il y a une affaire d’éducation là-dedans) se voit débordée par le nombre. Elle est archi-minoritaire, en termes stricts de démocratie. Cependant, en tant que détentrice de la parole et du pouvoir, c’est elle qui est censée représenter la population. D’où une situation préoccupante.
La représentation
Cette situation nous impose d’en déduire un fait assez difficile à accepter : les médias sont très peu représentatifs de la population française. Les médias devraient en principe représenter peu ou prou l’ensemble des courants du pays, afin que tous puissent se reconnaître dans certaines expressions médiatiques correspondant à leur sensibilité.
Depuis des décennies des enquêtes ont été faites, laissant voir une sur-représentation de la gauche chez les journalistes (sans doute cette sur-représentation s’est-elle atténuée depuis dix ans, si l’on en juge par le nombre et le succès de certains médias de droite).
Il est probable que la condition même de journaliste suscite la modération, comme toute situation de responsabilité. Les pensées extrêmes, qui sont d’un seul tenant, correspondent généralement peu à la réalité du monde social, qui est complexe et nuancé.
Mais surtout, et c’est le cas quand on parle du populisme, aujourd’hui les pensées extrêmes sont « réactionnaires », contraires donc à la marche de l’histoire, et à ce titre peu crédibles (l’ange de l’histoire de Paul Klee, celui décrit par Mosès, est poussé par un vent violent qui ne fait pas que décoiffer, mais qui interdit). Elles sont donc difficiles à défendre, parce que le caractère irrésistible du « progrès » les fait apparaître comme littéralement irréalisables, quelque soit leur obédience.
J’ai rencontré cet été deux partisans de la « remigration », projet défendu dans les milieux d’extrême-droite qui consisterait à chasser de notre territoire les immigrés récents et anciens, qu’ils possèdent ou non une carte d’identité française. En dehors même de l’argument moral, ce que ce projet comporte d’invraisemblable saute aussitôt au regard. Même dans le désir d’écouter tout le monde et de tenter de comprendre les opinions les plus diverses, on ne peut pas voir cette affirmation comme une opinion normale. La chose paraît si ahurissante, si loin de notre histoire – ses partisans la comparent à l’expulsion des Pieds-Noirs d’Algérie ( ! ), que je ne peux m’empêcher de me demander quelle est la case qui manque à ces interlocuteurs…
Les analystes ont pu d’ailleurs constater que lorsqu’un candidat annonce une mesure extrême et parvient au pouvoir, il ne parvient généralement pas à la mettre en œuvre (un candidat peut promettre de repénaliser l’IVG, mais il n’y parviendra pas dans les faits – l’histoire est une roue crantée).
Un leader populiste peut prononcer un discours extrême dans un préau devant ses électeurs, mais un journaliste se sent responsable devant un public et il est probable que cela le modère, quelque puisse être par ailleurs son goût pour la démesure. C’est pourquoi il est bien rare que les extrêmes soient représentés dans les médias, même si Internet et les réseaux sociaux permettent aujourd’hui bien des changements.
Le fait est, et cela explique la distance entre les médias et les populismes, que le discours extrémiste est difficile à divulguer. Non pas seulement en raison du politiquement correct, qui le frappe d’immoralité. Mais aussi, parce qu’un discours extrémiste manque de réalité.
Non plus adversaires mais ennemis
Pour l’ensemble des médias, et pour les raisons que j’ai évoquées plus haut, les courants dits populistes ne sont pas considérés comme des alternatives crédibles dans le combat politique instruit par les démocraties. Les voir arriver au pouvoir équivaudrait à une sorte de fin du monde (ce qui apparaît dans les discours médiatiques devant la prise de pouvoir de Haider jusqu’à celle de Trump).
Pourquoi ? parce qu’ils représentent un recul historique, une injure au progrès. Il n’y a plus là un débat courtois entre deux visions du monde, comme ce doit être toujours le cas en démocratie. Mais une guerre larvée contre une vision du monde inadmissible, et qu’il faut tout faire pour empêcher d’advenir au pouvoir : parce qu’on ne possède pas les arguments suffisants pour l’interdire, il faut la combattre.
Nous ne sommes plus dans une configuration de débats démocratiques entre courants politiques, comme c’était le cas entre libéralisme et socialisme. La classe gouvernante (que le Front National appelle nomenklatura par dérision), qui comprend l’ensemble de ceux qui gouvernent, pensent, écrivent, donc aussi les médias, considère que les partis dits populistes représentent, non pas des courants politiques avec lesquels on doit débattre comme c’est la loi en démocratie, mais des dangers pour la démocratie, qui doivent donc être éradiqués.
Nous ne sommes plus en situation de démocratie, mais en situation de « guerre »[1]. Les courants populistes ne sont pas considérés comme des adversaires, mais comme des ennemis. Commentant l’élection suédoise du 9 septembre dernier, les médias disent tranquillement en parlant du parti populiste : « on a réussi à limiter les dégâts », décrivant ainsi de façon objective, et significativement, ce parti comme un « dégât ». En juin dernier, le Président Macron a parlé de « lèpre populiste » ; quand on donne à ses adversaires des noms d’animaux ou de maladies, c’est qu’il s’agit bien d’ennemis, pour lesquels, loin d’utiliser la tolérance et la courtoisie des régimes démocratiques, on ne fera pas de quartier.
La plupart des médias ont tenté d’empêcher la montée des populismes par les attaques verbales, puisqu’on ne peut les empêcher de recevoir les suffrages des électeurs. A ce titre ont été tentés depuis des années un ostracisme verbal et une stratégie de l’humiliation. Mais cela n’a pas porté ses fruits. Les électeurs du populisme se sont au contraire multipliés, et ont grandi dans la détestation des médias. Nous en sommes là.
Ce phénomène n’est pas seulement français. On le constate aux USA par exemple. Cette situation est dangereuse pour la démocratie, d’un côté comme de l’autre. Les médias se considèrent en état de guerre larvée, ce qui est tout à fait anti-démocratique (en démocratie on a des adversaires, non des ennemis). Et en face, l’électeur des populismes n’a plus aucune confiance dans ce que les médias lui rapportent.
On peut dire que cette transformation de la politique en guerre, et d’un adversaire en ennemi, efface la confiance dans le régime : d’après une enquête sur les fractures françaises rapportées par Le Monde du 10 juillet 2018, près de la moitié des jeunes français pensent que d’autres systèmes politiques sont aussi bons que la démocratie.
L’existence même des « populismes » traduit la montée d’une polarisation idéologique forte. Les élites ont le sentiment que les peuples veulent les faire régresser. Autrement dit, le débat se situe à un niveau très profond, au niveau du processus de civilisation. Ce qui permet peut-être de comprendre pourquoi le combat est si violent.
Je crois pour ma part que nous sommes en face d’un énième épisode de la « guerre civile européenne » (Neumann, Nolte) qui oppose depuis deux siècles les modernes et les anti-modernes. Mais ceci est une autre histoire.
Voir Partie I : Médias et populisme : le procès réciproque (1/2)
Chantal Delsol
Communication à l’Académie des Sciences morales et politiques, le lundi 17 Septembre 2018
[1] George Mossé décrivait ainsi la brutalisation des sociétés occidentales d’entre-deux-guerres : « On avait tendance à voir la politique comme une bataille qui ne cesserait qu’avec la reddition inconditionnelle de l’ennemi » (George Mossé, De la Grande Guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, Hachette 1999, p.183).