Homme triste sur le banc d’une gare
Auteur de l’article
Philosophe et écrivaine, Chantal Delsol a fondé l'Institut Hannah Arendt en 1993. Membre de l'Académie des Sciences morales et politiques depuis 2007, elle est éditorialiste au Figaro et à Valeurs actuelles et directrice de collection aux éditions de La Table Ronde.
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Sommes-nous face à un suicide collectif ?


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Sociétés infécondes ou la fatigue de vivre

Je voudrais ici parler de suicide collectif, du suicide d’une société ou d’une culture. Il s’agit là non plus de se tuer soi-même, mais de ne plus vouloir d’enfants. Quand au sein d’une société, un nombre conséquent de personnes se refuse à procréer, on peut parler de suicide culturel et social. C’est d’abord l’affaire du démographe, puis celle du philosophe.

Celui qui ne veut pas d’enfants est généralement celui qui regrette d’être né, si au moins il peut conceptualiser cette idée compliquée. Il ne faudrait pas croire qu’il s’agit là d’une idée post-moderne. Elle est probablement de tous les temps, et répond à la condition tragique de l’homme. C’est par compassion pour les enfants à naître qu’on refuse de les mettre au monde. Calderon écrit dans La vie est un songe « le crime majeur de l’homme est d’être né » [1] ; au XIX° siècle on ne compte plus les pessimistes qui regrettent d’être au monde : Taine, Schopenhauer, les Goncourt [2]. On se souvient, pour ne citer que cet exemple, que Cioran intitule l’un de ses ouvrages : De l’inconvénient d’être né.

Cette fatigue de vivre (appelons-la ainsi) habite des générations de transition ou de fin d’époque, comme ces « hommes de trop » du XIX° siècle russe (Ivan Tourgueniev : « Mais moi… Il n’y a rien d’autre à dire à mon sujet : superflu, un point c’est tout. Individu surnuméraire […] Tout au long de ma vie, j’ai constamment trouvé ma place occupée » [3]).

L’idée de l’individu surnuméraire provient d’un sentiment d’inutilité, de vacuité profonde qui rend mal venue une existence toujours-déjà aléatoire. Pour se donner une raison d’exister, il faut avoir une place, un lieu d’où peut s’exercer une vocation particulière, ou, sans aller jusque-là, au moins un rôle dans le monde (et pas seulement une fonction).

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Une culture peut se trouver aussi surnuméraire, avec peu de raisons d’exister : « Pour ma part, en tout cas, la Roumanie ne présente plus d’intérêt que dans la mesure où elle réussira à devenir une autre, que dans la mesure où parler d’une autre Roumanie peut avoir un sens. Car je refuse, moi, de rapiécer un vêtement déchiré, et je ne veux pas non plus me laisser dissoudre par une pourriture dont je ne suis pas responsable » [4].

Si le refus de vivre peut venir, chez un individu, de son inutilité (son caractère surnuméraire), qu’est-ce que cela signifie pour une société ? Des individus peuvent refuser de procréer parce qu’ils considèrent que leur culture a perdu ses atouts, parce qu’elle s’est dégradée, généralement parce qu’elle n’a plus rien à offrir au monde (ou seulement du mal). Ou bien parce qu’ils considèrent que l’humanité entière a déchu, et ne porte pas d’espoir de salut.

La question est rendue difficile par l’entremêlement inextricable du privé et du collectif. Une culture meurt quand ses membres cessent de procréer, mais chacun agit pour des raisons individuelles… Pourtant, les raisons individuelles habitent l’atmosphère collective et s’en nourrissent. Je ne peux guère me sentir très bien dans une société qui va mal. La dépression générale me gagne et me taraude.

Pour quelles raisons les humains ont-ils des enfants ? A la fois pour des raisons biologiques (l’instinct sexuel) et pour des raisons spirituelles : la volonté que dure une famille/tribu, une société/patrie, une culture/civilisation, une croyance/religion. Donc, parce que pour nous, quelque chose mérite l’éternité, mérite de nous survivre. Nous avons des enfants pour qu’ils portent dans le temps, à notre place, ce que notre durée limitée ne peut pas porter toujours.

Ce quelque chose qui mérite de durer, change selon les époques, les cultures, les sociétés. Il n’est pas vraiment conscient, en tout cas pas ou rarement conceptualisé. Dans les époques anciennes c’est toujours une communauté : une tribu, une cité, une patrie. Puis une religion, des croyances, des principes. Les humains savent qu’ils ne pourraient pas vivre seulement dans la perspective du temps de leur vie brève. Ils sont ancrés dans le passé et dans le futur. L’enfant en est la preuve et l’expression. Tout humains éphémères que nous sommes, nous voulons l’éternité, et l’enfant en symbolise le passage. L’enfantement, disait Platon, est « l’irruption de l’immortel dans le mortel » [5].

Pourtant, sur ce sujet en tout cas, la comparaison entre la particulier et le collectif s’arrête rapidement. La volonté de mourir signifie moins pour un individu que pour une société. Car un individu doit mourir de toutes façons, et son suicide n’est qu’une anticipation : ce faisant il ne met pas fin à quelque chose, il ne fait qu’en devancer la disparition. Tandis qu’une société, une culture, est destinée à vivre « toujours », non pas vraiment toujours, puisque les civilisations sont mortelles, mais sans qu’une limite soit attribuée par la nature à leur déploiement, comme c’est le cas pour les individus.

Cicéron avait écrit là-dessus un texte superbe, que nous ne connaissions pendant longtemps qu’à travers la citation qu’en donnait Saint Augustin : « À ces peines que ressentent même les plus stupides : l’indigence, l’exil, les fers, les coups de fouet, les simples particuliers échappent souvent par une mort prompte ; pour un État la mort, qui semble libérer les individus du châtiment, est le châtiment par excellence. Un État doit être constitué, en effet, de telle sorte qu’il dure toujours. Il n’y a donc pas pour lui, comme pour l’homme, de fin naturelle ; pour l’homme la mort n’est pas seulement chose inévitable, elle est très souvent chose fort désirable. Quand un État au contraire vient à disparaître, qu’il est détruit, anéanti, c’est, à une échelle réduite, comme si le monde entier périssait et s’abîmait [6]. »

On pourrait ajouter par parenthèse que dans le projet post-humaniste d’« immortalité », la vie des individus s’aligne sur la vie des sociétés : mortelle, certes, mais sans terme assignable – ce qui rend certainement la mort beaucoup plus angoissante.

Il faut donc croire que vouloir la fin d’une société, d’une culture particulière, est beaucoup plus grave de conséquences que vouloir la fin d’un individu, qui de toutes façons, mourra. Vouloir la fin d’une société c’est vraiment vouloir sa fin, tandis que vouloir la fin d’un individu, c’est anticiper sa fin. S’il est vrai que les humains ont des enfants par instinct biologique et/ou pour des motivations spirituelles, la natalité va baisser à l’époque conjointe de la contraception et de la mort des dieux.

Il y a toutes raisons de croire que la hantise du monde plein est une obsession sans fondement. La transition démographique signifie d’abord une chute de la mortalité puis une baisse de la fécondité, ainsi pendant un moment éphémère la démographie est en expansion. Mais au-delà de cette transition, le taux de fécondité des pays occidentaux est si bas que s’ils poursuivent sur cette pente, ils seront condamnés en tant que culture [7].

Les sociétés occidentales nourrissent et entretiennent en leur sein un dégoût de soi qui justifie l’auto-anéantissement, c’est-à-dire le non-renouvellement. L’anti-humanisme de Foucault (fin de Les mots et les choses), qui poursuit celui de Sade et de Nietzsche, en représente peut-être le noyau fondateur. Cette désespérance devant l’imperfection humaine, cette sorte de détestation de ce monde fini – nous les trouvons chez Gunther Anders, qui ne parle qu’en termes d’obsolescence (de l’homme, de l’histoire, de la haine, etc).

Il y a là une volonté d’en finir, tropisme présent aujourd’hui dans cette manie de voir tout en post- (post-histoire, post-démocratie, post-politique…). Cette désespérance se traduit dans des formes de militance pour la dépopulation (les mouvements d’extinction volontaire, le fanatisme écologique ou écofascisme), et dans des comportements nouveaux à l’égard de la vie et de la mort (la crémation, le clonage, l’euthanasie). La science-fiction de l’époque de Jules Verne était progressiste ; la nôtre est apocalyptique. Dans le monde linéaire (qui n’est plus le monde cyclique) tout a une fin, comme le disait Kant dans La fin de toutes choses. Le moment contemporain y pense beaucoup.

Les raisons de ce qui peut être compris comme une volonté de mourir en tant que société sont multiples. A commencer par le rejet des totalitarismes du XX° siècle, marqueur universel de notre époque – puisque le fascisme était nataliste, la démocratie exige le malthusianisme.

L’émiettement de tout dans la société occidentale post-moderne (ce que Baumann appelle la société liquide), émiettement des engagements et des liens, du temps, des projets – récuse l’exigence de tout ce qui dure – et si quelque chose vous engage dans la durée longue, c’est bien la naissance d’un enfant. Assurer l’immortalité du nom de famille n’a plus de sens quand la famille ne représente plus une lignée temporelle, transmettre des principes éthiques et en garantir ainsi la continuité n’a plus de sens quand les principes éthiques (appelés « valeurs ») changent à chaque époque (du moins le croît-on).

Mais le plus important n’est pas là. Les motifs alignés ci-dessus ne sont que des retombées des facteurs essentiels. On a des enfants, j’y reviens, par instinct biologique et par croyance spirituelle. Et les sociétés se désintéressent de leur survie quand elles maîtrisent la conception et deviennent matérialistes. La contraception et l’émancipation des femmes produit des effets radicaux sur la fécondité, à ce point que lorsqu’on veut réduire la fécondité dans un pays du Tiers monde, on s’emploie à émanciper les femmes. Mais le recul des croyances religieuses joue un rôle analogue, laissant passer le patrimoine avant la fécondité. Il suffit de regarder la bourgeoisie du XIX° siècle et de la première moitié du XX° en France : le véritable souci familial est de maintenir les héritages entiers.

Nul n’a mieux dit cela que Polybe, à l’époque duquel bien sûr il n’y avait pas de contraception moderne, mais comme partout, une pratique active de l’infanticide. On voit que les explications rappellent les nôtres : la dénatalité en Grèce au II° siècle avant J-C, est due selon lui à la facilité de la vie matérielle et au refus de partager les héritages « de nos jours, dans la Grèce entière, la natalité est tombée à un niveau très bas et la population a beaucoup diminué, en sorte que les villes se sont vidées et que les terres restent en friche… Les gens de ce pays ont cédé à la vanité et à l’amour des biens matériels ; ils ont pris goût à la vie facile et ils ne veulent plus se marier, ou, quand ils le font, ils refusent de garder les enfants qui leur naissent ou n’en élèvent tout au plus qu’un ou deux, afin de pouvoir les gâter durant leur jeune âge et de leur laisser ensuite une fortune importante »[8].

Les croyances religieuses, les spiritualités, sont des expressions vivantes des questions tragiques que se pose l’humanité sur le sens de la vie et sa destination. Le matérialisme rabaisse les exigences en mettant à portée de main ce qui est censé nous suffire. Les deux siècles de la modernité occidentale se passent à attendre que la science finisse par résoudre les énigmes qui habitent les religions. La post-modernité est en train de façonner l’idéologie du matérialisme, le dataïsme, selon lequel l’avènement du bonheur et l’immortalité rendent les spiritualités définitivement inutiles.

Pierre Chaunu avait décrit la fin de la société inca comme un suicide (la réduction de la population au dixième ne pouvait pas, disait-il, être seulement imputée aux maladies et à la servitude). Les Incas s’étaient littéralement laissé mourir parce que leurs dieux étaient morts : ils ne pouvaient plus se référer à rien. Il existe « une liaison assez mystérieuse entre l’enfant et la divinité » [9]. Mais la modernité tente de transformer radicalement cette situation de dépendance en supprimant le questionnement tragique qui la produit, ce que Tocqueville appelait « le trouble de penser et la peine de vivre ». Il s’agit de « résoudre », c’est à dire de dissoudre, les questions existentielles en les résolvant.

Si l’humanité ne parvient pas à « résoudre » ses problèmes existentiels, ce qui est fort probable (le post-humanisme est une vaste gnose en réalité post-marxiste), nous demeurons rivés à nos questions sans réponses, c’est-à-dire tragiques. Il nous faut tenter de donner un nom au néant qui nous encercle, avant et après nous, au-delà de nous, et c’est le rôle des religions.

Mais il est probable aussi qu’après une époque habitée par les idéologies utopiques, qui nous conféraient la puissance des dieux, et retombant dans la décevante condition humaine (la chute de l’utopie marxiste est mortellement vécue), il est probable que la tentation nihiliste soit d’autant plus forte – puisque nous n’avons pas réussi à changer le monde, qu’il s’éteigne donc. Imparfait, il n’a plus d’intérêt pour nous. Les idéologies du XX° siècle nous ont habitués à l’idée que le monde humain ne méritait notre estime et notre attachement que sous la forme de son devenir parfait. D’où le désespoir qui marque ce moment de l’histoire.

Il est probable que telle est notre condition : êtres finis et imparfaits, l’abîme s’ouvrant sous nos pieds, nous sommes conduits à désigner un sens à moins de devenir fous. Le sens de la vie proposé par les religions ou spiritualités, à la fois nous confère une existence déchirée entre le signifiant et le signifié (ce que Marx voulait réconcilier), et à la fois rend notre existence simplement possible. Nous ne pouvons vivre que dans cette déchirure, qu’il nous faut domestiquer faute de mourir.

C’est pourquoi dans un ouvrage baroque appelé Les cent prochains siècles, Raymond Ruyer [10] disait que l’histoire très lointaine ne pourrait abriter que des « peuples long-vivants », à savoir, des peuples religieux. Les autres auraient cessé d’avoir des enfants.

A la spiritualité correspond cette capacité d’aimer un monde pauvre et médiocre, à charge pour nous non pas de le refaire mais d’en enrichir la trame. Et c’est bien ce qui paraît si difficile à nos contemporains. Un vent de désespoir a soufflé sur l’Europe après les génocides et les goulags : si la culture de Goethe n’a pas pu empêcher la Shoah, à quoi bon Goethe ?

Les transformations fulgurante des mœurs et de l’éthique, l’émancipation féminine, le pacifisme, la fin de l’héroïsme, ont fait surgir une véritable haine du passé (« la grande noirceur », disent les Canadiens), qui littéralement ferme la porte à l’avenir. Nos sociétés semblent se désintéresser de l’avenir de leur propre culture.

L’idée bien vivante d’un suicide à l’échelle collective traîne dans les mentalités contemporaines, et se surajoute à l’angoisse du suicide par la bombe, si présente après la Seconde Guerre. La chose est si grave, l’idée si extraordinaire, qu’il faut pour y répondre des arguments métaphysiques.

Ne doit-on pas dire que l’être présuppose le devoir d’être, demande Hans Jonas [11] ? L’ontologie abrite une éthique : à partir du moment où l’humanité a commencé à être, nous sommes responsables de l’idée même de l’homme, et nous devons croire que « notre essence est digne d’avenir »[12]. Pourquoi ? Cela revient-il à poursuivre le chemin de l’humanité pour sauvegarder sa mémoire, puisque si l’humanité s’arrête, il n’y aura plus jamais personne pour la raconter, et ce serait comme si rien n’avait jamais existé ? Ou plutôt à affirmer que le monde humain est aimable dans sa finitude même, comme l’affirmait Hannah Arendt à la même époque ?

Ce qui nous renvoie aux religions, car on n’aime l’imparfait que lorsqu’il fait sens, lorsque dans sa finitude il renvoie à autre que soi. Pierre Legendre a traduit cela à partir de la dette qui nous structure envers ceux qui nous ont laissé ce monde, à partir de laquelle nous avons une responsabilité d’amélioration et de poursuite – nous ne pouvons pas être orphelins de cette dette, qui nous fait être ce que nous sommes.

Chantal Delsol
Son blog


[1] Début de la pièce, complainte du prince Sigismond prisonnier

[2] Cf. Antoine Compagnon, Les antimodernes, Gallimard 2005, p.108

[3] Le journal d’un homme de trop, 1850

[4] Cioran, Apologie de la barbarie, L’Herne, 2015 p.126

[5] Le banquet 206 c

[6] Cicéron, La République, III, XXIII ; et repris par Saint Augustin, Cité de Dieu, XXII, VI, Points Seuil

[7] Voir le roman d’anticipation de Jean Dutourd, 2024

[8] Polybe, Histoire XXXVI, 17

[9] La peste blanche, Comment éviter le suicide de l’Occident, Gallimard,  1976, p. 120

[10] Fayard, 1977

[11] Le principe responsabilité, Le Cerf 1990, p.115 et ss ; voir aussi la convertibilité des transcendantaux, dans Rémi Brague, Les ancres dans le ciel, Le Seuil 2011

[12] Le principe responsabilité, p.121

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