Droit de résistance à l’oppression et culture de l’indignation
Ces dernières semaines, on vous a dit que la marge de manœuvre des partis politiques était limitée et qu’on était de surcroît coincé entre trois alternatives empruntes de renoncement. Que le referendum n’était pas une panacée et le modèle de la démocratie directe grecque totalement dépassé…
Pire, on vous a montré que la volonté générale était un mythe, la souveraineté synonyme de despotisme et le droit constitutionnel, seul rempart à la tyrannie de la majorité, une discipline bien imparfaite car soumise à la subjectivité des Hommes.
Alors, quitte à être iconoclaste, soyons-le jusqu’au bout ! La bonne nouvelle, c’est que si le système devait se gripper totalement au point de menacer les droits fondamentaux au nom desquels nous avons accepté de déléguer notre pouvoir, il nous resterait une dernière solution avant de faire nos valises. Une solution qui a déjà marqué notre histoire : la révolution.
Sûrement plus crucial encore que l’article 89 (Constitution de 1958), qui nous interdit de mettre un terme à la République, l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen consacre en effet un droit a priori oxymorique :
« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. »
Si la mention de ce droit singulier peut apparaître comme une justification opportune des actions des rédacteurs de la Déclaration de 1789, nos révolutionnaires sont en réalité bien loin de l’avoir théorisé les premiers ! Comme à l’accoutumée, il faut se tourner vers les côtes anglaises pour comprendre d’où nous vient cette étrange idée…
La version britannique des Trois Mousquetaires : deux révolutions et un régicide
Nous autres Français avons tendance à l’oublier, mais bien avant la naissance de notre Robespierre national et le supplice de Louis XVI, les Britanniques avaient eu Cromwell et décapité Charles Ier !
Outre sa politique religieuse controversée (les Puritains lui reprochaient un rapprochement avec l’Église catholique), le dynaste Stuart vit sa stratégie guerrière décriée pendant la guerre de Trente Ans : le Roi voulait attaquer la « très catholique » Espagne sur le continent, quand le Parlement entendait privilégier la solution, moins coûteuse, d’une attaque navale dans les colonies du Nouveau Monde… Les choses dérapèrent tout à fait lorsque Charles Ier refusa de limoger le duc de Buckingham (oui, le même que dans les Trois Mousquetaires), alors en charge du commandement des troupes de Sa Majesté. Non seulement, le monarque dissolut le Parlement (1626), mais encore mit-il unilatéralement en place une taxe pour financer la guerre. Cet « emprunt forcé » fut d’autant plus mal vécu que des récalcitrants se trouvèrent emprisonnés sans procès. Une violation du droit à un jugement équitable garanti par la Magna Carta (1215).
Charles consentit un effort en convoquant de nouveau le Parlement en 1628. Celui-ci adopta alors la Pétition des Droits, qui affirmait les principes les plus chers aux Britanniques : interdiction de lever des taxes sans l’accord du Parlement, interdiction d’emprisonner un sujet sans procès équitable, interdiction d’imposer la loi martiale aux civils et de cantonner des troupes dans leurs résidences. Le roi acquiesça tout en continuant de prélever des taxes sans l’autorisation du Parlement… Entre temps, Lord Buckingham s’emmêlait les pinceaux : son offensive contre la forteresse française de Saint-Martin-en-Ré poussa le roi Louis XIII et son principal ministre, le grand Richelieu, à contre-attaquer en assiégeant la place-forte protestante de La Rochelle. Le duc de Buckingham fut assassiné par un compatriote et notre Charles Ier se retrouva seul face au Parlement, qui critiquait toujours ses manquements.
C’est à ce moment-là que Charles crut bon de dissoudre une bonne fois pour toutes les assemblées et d’emprisonner les meneurs de la fronde. Pendant les « Onze années de Tyrannie », le monarque gouverna sans Parlement et rivalisa de créativité pour augmenter les revenus de la Couronne, criblée de dettes. Il réinstaura d’anciennes taxes féodales ainsi qu’une vieille loi de 1279, le Distraint of Knighthood, en vertu de laquelle tout individu gagnant plus de 40 £ par an se devait d’assister au couronnement du roi… Un prétexte pour taxer les absents – qui ont toujours tort, c’est bien connu.
Sans surprise, l’exaspération et le courroux des Britanniques allaient croissant envers leur souverain, qui venait de commettre un nouvel impair en tentant d’imposer un livre de prière en Écosse afin de la soumettre à l’anglicanisme. Face aux troubles qu’il avait attisés, le roi n’eut d’autre choix que de reconvoquer le Parlement, ses stratagèmes juridiques ne lui permettant plus de collecter les fonds nécessaires à l’effort de guerre. Profitant de la faiblesse du potentat, les Anglais se rebellèrent et les troupes de Charles Ier connurent d’importants revers militaires.
Cette « Première révolution anglaise » allait agiter la Perfide Albion pendant près de dix ans (1642-1651). Le roi s’arcboutant sur une monarchie qu’il voulait absolue, il finit par être arrêté et exécuté pour haute-trahison. La monarchie fut alors abolie au profit d’une République appelée « Commonwealth d’Angleterre », sous l’égide du puritain Oliver Cromwell. Si l’expérience républicaine s’acheva avec la mort du Lord protecteur du Commonwealth d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, il était dès lors impossible d’envisager autre chose qu’une monarchie parlementaire. Et jamais plus un souverain ne pourrait outrepasser le Parlement ! En 1688, alors que Jacques II s’était aliéné les MPs par de nombreuses mesures impopulaires, il fut à son tour déposé (et non décapité) au profit de sa fille, Marie II.
Le penseur du droit de résistance : John Locke
C’est dans le contexte houleux de cette deuxième révolution que le philosophe John Locke écrivit Les deux traités du gouvernement (1690). Selon lui, en cas d’abus de pouvoir, « on peut, avec une liberté entière, résister à ceux qui, sans autorité, veulent imposer un joug fâcheux, et assujettir à des choses contraires aux lois et à l’avantage de l’État ». Légitime face au despotisme, la résistance devient donc un droit, non seulement juste mais de surcroît illimité.
Avant J. Locke, le jurisconsulte écossais William Barclay avait déjà théorisé le droit pour un peuple « de se défendre, même contre son Roi » (De regno et regali potestate, 1600). Il posait cependant des objections très fortes à ce droit : d’une part, « résister avec respect et avec révérence » ; d’autre part, résister « sans vengeance et sans punition » (arguant qu’« un inférieur n’a pas le droit de punir un supérieur »). Mais notre philosophe libéral balaie d’un revers de la main ces « restrictions nullement raisonnables » :
« Comment peut-on résister à la force et à la violence, sans donner des coups, ou comment peut-on donner des coups avec respect ? ».
En outre, l’opposition de la force du peuple à la force du tyran est une action propre à l’état de guerre, « qui rend toutes les parties égales entre elles, et casse et abolit toutes les relations précédentes, toutes les obligations et tous les droits de respect, de révérence et de supériorité ». Le titulaire du pouvoir étant de facto en guerre contre son peuple, résister à l’oppression, fût-ce par la violence, constitue un droit semblable à la légitime défense.
En effet, si J. Locke est favorable à la monarchie, il estime que rien n’est pire que de « désoler un pays » en imposant une volonté arbitraire et tyrannique à ses sujets ; et « ceux qui sont coupables d’un crime si énorme […] doivent être regardés comme les ennemis du genre humain, comme une peste fatale ». Tous les moyens sont donc bons pour mettre hors d’état de nuire ces êtres déchus de leur humanité. Cela justifie implicitement le régicide commis à l’encontre de Charles Ier.
Avons-nous dès lors le droit de renverser l’ordre constitutionnel-légal ? En théorie oui, mais sous certaines conditions…
Un ultime recours pour protéger les droits fondamentaux : naissance de la libre disposition de soi
John Locke est l’un des pères du libéralisme politique, au sens où il estime que toute organisation politique se fonde sur la nécessité de préserver les droits imprescriptibles des individus.
« La raison pour laquelle on entre dans une société politique, c’est de conserver ses biens propres ; et la fin pour laquelle on choisit et revêt certaines personnes de l’autorité législative, c’est d’avoir des lois et des règlements qui protègent et conservent ce qui appartient en propre à toute la société ».
Tous ces droits découlent en réalité du droit de propriété, qui ne se limite pas à son acception matérielle. En désignant le domaine propre à chacun, ce droit s’étend au corps et à l’esprit de l’individu ; l’intégrité physique comme la liberté de penser se fondent toutes deux sur cette propriété fondamentale.
« Chacun […] est propriétaire de sa propre personne. Sur elle nul n’a de droit sauf lui-même. »
De cette phrase cruciale va naître la théorie libérale du consentement. C’est le principe de « libre disposition de soi » induit par celui de self-property (« propriété de soi-même ») qui justifie l’existence de tous les droits fondamentaux des individus. Cette doctrine présage l’universalisme des Lumières en reconnaissant que chacun a des droits, indépendamment de ses croyances personnelles ou de l’autorité qui s’exerce sur lui.
Dès lors, tous les débats libéraux d’hier et d’aujourd’hui s’articulent autour de ce postulat ; d’aucuns voulant encadrer la libre disposition de soi, d’autres voulant l’ériger en principe intouchable. Ces limites plus ou moins controversées sont de plusieurs ordres :
- Bien-fondé du consentement : la première, la plus fondamentale et la plus consensuelle des limites à la libre disposition de soi. Influençable, un enfant ou une personne fragile psychologiquement sera réputée non consentant afin de le protéger des abus de pouvoir de ceux qui tenteraient de profiter de sa naïveté. Idem pour une personne dont le consentement aurait été obtenu par des moyens malhonnêtes (ingestion de drogue ou d’alcool s’agissant de l’exercice de la liberté sexuelle, par exemple) : on parle alors de « vice du consentement ».
- Primat du collectif sur l’individu (approche utilitariste justifiée par la maximisation des externalités positives, la satisfaction et/ou la préservation d’un nombre maximum d’individus). Outre le champ économique, avec notamment les expropriations pour cause d’utilité publique, cela s’exprime particulièrement dans le domaine de la « santé publique » : obligation vaccinale, obligation de dépistage, interdiction de consommer certaines substances jugées dangereuses (drogues, alcool… cf. la prohibition aux États-Unis entre 1920 et 1933) ; ou autorisations compensées par des régimes de taxation défavorables 1. Ces mesures s’appuient sur des raisonnements conséquentialistes : ce ne sont pas tant les actions ou l’inaction qui sont préjudiciables en soi, mais leurs conséquences prévisibles (l’état d’ébriété pour l’alcool, la contamination pour le refus de la vaccination). C’est l’éthique du principe de précaution, également à l’œuvre dans la lutte contre le changement climatique : mise en place de quotas d’émissions de CO2 et de régimes de « taxe carbone » (encadrement des activités économiques des citoyens/entreprises/États pour limiter le réchauffement : les choix entraînant plus de pollution sont accompagnés de pénalités).
- Primat de la « dignité humaine ». Plus tardive, cette limite renvoie à la philosophie de Paul Ricœur, qui estime que « quelque chose est dû à l’être humain du fait qu’il est humain ». C’est au nom de ce principe, a priori très abstrait, que l’on a prohibé la pratique du « lancer de nain » en France (arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du Conseil d’État, 1995). De ce principe découlent plus généralement les grands débats bioéthiques : euthanasie, suicide assisté, mais aussi GPA, vente d’organes, etc., l’être humain ne pouvant finalement peut-être pas consentir à sa propre aliénation…
Au temps de John Locke, il n’y avait encore ni vaccin, ni notion de « liberté sexuelle », tandis que le suicide était hautement condamné par l’Église, qui en faisait un péché mortel. Le libéralisme balbutiant défendait avant tout la préservation de l’intégrité (physique et morale) des sujets et de leurs biens – l’arbitraire se traduisant alors par des confiscations, des emprisonnements, des tortures voire des exécutions. Loin de se limiter à la censure, les entraves d’un despote à la liberté de pensée et/ou à la liberté d’expression s’accompagnaient de persécutions au moins judiciaires. Aux yeux des libéraux, si l’intégrité des individus n’était plus assurée, la société politique perdait sa raison d’être.
Quant le droit de conservation est menacé, le peuple est donc fondé à se soulever contre l’injustice, renverser l’ordre existant et se gouverner comme il l’entend. J. Locke a donc confiance dans le peuple, qu’il juge assez avisé pour user de ce droit comme d’un dernier recours. À ses détracteurs, qui estiment qu’un droit de résistance serait déraisonnable et facteur d’instabilité, Locke rétorque que le peuple n’est pas inconstant et que les révolutions n’arrivent pas pour de « légères fautes ». Prenant exemple sur l’Histoire anglaise, marquée par le rétablissement de la monarchie après une révolution pourtant sanglante, le philosophe juge qu’il est « très difficile de porter le peuple à changer la forme de gouvernement à laquelle il est accoutumé ». En témoigne la fragilité du jeune modèle républicain après la Révolution de 1789 : Restauration en 1815, puis monarchie de Juillet (1830-1848) et projet de Troisième Restauration avorté de peu après la chute de l’Empire de Napoléon III (1870) ! Il faudrait donc un siècle pour vraiment surmonter la tentation monarchiste.
Non, la rébellion n’est pas un droit !
N’en déplaise aux partisans de l’assaut du Capitole, il n’est toutefois pas question de légitimer l’anarchie ou le fait d’enfreindre la loi à discrétion ! Selon John Locke, contrairement à la résistance, « la rébellion est une action par laquelle on s’oppose, non aux personnes, mais à l’autorité qui est fondée uniquement sur les constitutions et les lois du gouvernement, tous ceux, quels qu’ils soient, qui, par la force, enfreignent ces lois et justifient, par force, la violation de ces lois inviolables, sont véritablement et proprement des rebelles. »
Par ces mots, le philosophe fustige les princes tyranniques qui emploient la force pour s’opposer aux lois, entendues comme l’ensemble des principes assurant la conservation des biens et des personnes. Ces individus deviennent des rebelles car, au sens étymologique du terme (rebelare), « ils réintroduisent l’état de guerre », « c’est-à-dire un état de force sans autorité ». C’est l’exemple classique de Charles Ier qui viole la Magna Carta en enfermant ses opposants politiques sans procès. La rébellion désigne bien les actions illégitimes des titulaires de l’autorité lorsque ces derniers piétinent les droits fondamentaux du peuple ; ils sont tout aussi fautifs que les criminels ne disposant d’aucune autorité légale qui tirent partie de leur force pour imposer leur volonté. Quel que soit le rebelle, quand les droits fondamentaux cessent d’être respectés, il ne reste que « le droit de se défendre et de résister à un agresseur ».
En témoigne l’ordre des droits énumérés à l’article 2 de notre Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (qui, rappelons-le, a une valeur juridique depuis 1971) : « […] la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. » C’est bien la disparition des trois premiers droits qui légitime le recours au quatrième. 2
La résistance se distingue donc de la rébellion par ses motivations : on résiste au nom des droits imprescriptibles de l’Homme ; on se rebelle en attaquant ces droits inaliénables. C’est quand la loi devient inique, inspirée par la tyrannie de celui ou ceux qui confisquent le pouvoir, que la résistance s’impose comme un droit et un devoir. Que l’on résiste au despotisme d’un monarque absolu ou à la tyrannie exercée par une majorité de citoyens, ni la monarchie ni la démocratie ne doivent prospérer si elles atteignent à la propriété des individus. Ainsi la révolte est-elle tout aussi légitime face à Charles Ier que contre l’Archipel du goulag (autrement dit l’URSS dénoncée par Alexandre Soljenitsyne) ou le IIIe Reich. Et c’est justement au nom de ces droits que Martin Luther King se révolta – pacifiquement – contre le régime ségrégationniste instauré par la démocratie états-unienne.
À ses contempteurs (souvent hobbesiens), qui voient dans le droit de résistance le prétexte à des guerres civiles, J. Locke rétorque : « ils peuvent dire […] sur le même fondement, que les honnêtes gens ne doivent pas s’opposer aux voleurs et aux pirates, parce que cela pourrait donner l’occasion à des désordres et à l’effusion de sang ». Puis il souligne que la responsabilité des malheurs qui arrivent en de pareilles circonstances ne sont imputables qu’à « ceux qui envahissent ce qui appartient à leurs prochains ». Il n’y a pas de paix dans la passivité de celui qui se laisse opprimer.
Destitution : vers une remise en question du principe de représentation
Le droit de résistance à l’oppression implique l’idée de représentation : c’est parce que le Roi tire sa légitimité du peuple que celui-ci peut se retourner contre lui s’il trahit la confiance qu’il avait mise en lui : « […] toutes les fois qu’un Roi agit sans avoir reçu d’autorité pour ce qu’il entreprend, il cesse d’être Roi, et devient comme un autre homme à qui aucune autorité n’a été conférée. »
Au fond, le libéralisme lockien renoue avec une tradition bien plus ancienne. Au Moyen Âge, l’évêque Hincmar de Reims (IXe siècle, époque des dynastes carolingiens) avait déjà émis l’idée selon laquelle le pouvoir royal était un ministère (ministerium regis) au sens étymologique du terme : « fonction de serviteur, service ». Loin d’être « souverain », un roi n’était donc reconnu comme tel que s’il se conformait aux idéaux chrétiens : garantir la paix dans le royaume et protéger les faibles. Lors de la cérémonie du sacre, qui marquait le début de son règne, le roi carolingien prêtait serment de respecter ces obligations, contrairement au monarque absolu qui, bien que sacré, n’avait de compte à rendre à quiconque.
Or, cela fait également écho à la théorie rousseauiste, selon laquelle « les députés du peuple ne sont […] ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires » (Du contrat social, 1762). En filigrane se glisse une lecture pacifique du droit de résistance : à défaut d’une impraticable démocratie directe, on pourrait confier à nos dirigeants des mandats impératifs…
À l’inverse du mandat représentatif, ce mandat politique suppose que le pouvoir accordé à un individu l’engage à mener des actions prédéfinies selon des modalités précises et indérogeables. De même qu’un roi qui s’écarterait des idéaux chrétiens au Moyen Âge ou des droits naturels à l’époque moderne perdrait de fait sa dignité de roi et pourrait donc être légitimement déposé, un dirigeant, qu’il soit député ou Président, pourrait ainsi être contraint de renoncer à ses fonctions s’il contrevenait, par exemple, aux promesses effectuées lors de sa campagne.
On rejette généralement le mandat impératif en s’appuyant sur une dichotomie entre « souveraineté populaire » et « souveraineté nationale » : les députés représentant la Nation, ils ne seraient pas seulement responsables à l’égard des citoyens vivants qui les ont désignés, mais aussi vis-à-vis de ceux d’hier et de demain, car la Nation est réputée immortelle et transcendante…
Deux objections apparaissent :
1) La Nation constitue une entité plus abstraite encore que le peuple : elle implique un sentiment d’appartenance à une communauté partageant, par exemple, une Histoire (et surtout une mémoire collective), un territoire, une langue, une religion, une ethnie – ces éléments étant parfois difficiles à assembler (Nations pluriethniques, multireligieuses, plurilingues, sans territoire défini…). Dès lors, la « Nation » recèle sa part de mythe et ce serait une véritable gageure – pour ne pas dire une imposture – de prétendre la représenter. Loin d’avoir toujours existé, l’apparition de la Nation française suscite des débats entre historiens, tandis que sa pérennité absolue est potentiellement mise à mal par la mondialisation et la possibilité d’un Fédéralisme européen voire mondial.
2) Collectivité abstraite, en principe unique et indivisible, la « Nation » s’incarne finalement partout et nulle part : on a les députés de la Nation, la Constitution nationale, l’École nationale de la magistrature, la gendarmerie nationale… C’est de facto devenu un synonyme un peu galvaudé de « France » ou « français ». Or, la souveraineté est liée à la puissance législative en tant que volonté ; elle implique un dépositaire bien désigné, unique et bénéficiant d’un pouvoir suprême sur tous les autres. Aucun homme, aucune institution n’incarne à lui seul la « Nation », pas plus qu’il n’existe de « pouvoir national » suprême sur tous les autres – notre régime étant fondé sur l’articulation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, qui se contrôlent et se limitent les uns les autres… La souveraineté nationale se révèle ainsi encore plus oxymorique que la souveraineté populaire !
On peut donc critiquer ad libitum le mandat impératif en mettant en doute son fonctionnement concret, les risques qu’il induit (instabilité, légitimité chancelante des titulaires du mandat), mais laissons « la Nation » en paix ; car quand la Nation se tait, on peut lui faire dire ce que l’on veut 3, n’est-ce pas ?
De la révolte à l’indignation : égalité versus égalitarisme à l’ère de la démocratie représentative
Le fondement de la démocratie réside dans l’égalité : un citoyen, une voix au moment d’élire des représentants puis égale soumission à la loi votée par ces derniers. C’est tout le sens du premier article de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »), qui vint corroborer l’abolition des privilèges féodaux entérinée le 4 août 1789.
Cependant, comme l’observe Alexis de Tocqueville dans La démocratie en Amérique (1835), « le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande ».
L’égalité de droit, qui implique le même traitement indépendamment des différences qui singularisent les individus, cède peu à peu la place à des revendications visant l’égalité tout court : qu’il s’agisse de prestige social, de capital culturel ou de possessions matérielles, les écarts sont de plus en plus honnis. Finalement, plus le confort se « démocratise », plus le surplus de confort d’autrui attise frustration et jalousie. C’est ce qu’on appelle parfois le « paradoxe de Tocqueville ».
Souvent désintéressés par la chose politique 4, les citoyens « songent sans cesse aux biens qu’ils n’ont pas » et redoublent d’efforts pour combler le fossé qui les sépare de leur voisin. « Cette passion tend à élever les petits au rang des grands ; mais il se rencontre aussi dans le cœur humain un goût dépravé pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau. »
Les individus sont alors happés par une concurrence permanente, leurs désirs les poussant à sempiternellement tenter de se rattraper les uns les autres. Cette attitude a donné lieu à un fameux idiome anglo-saxon : “Keeping up with the Joneses” (littéralement, « faire aussi bien que les Jones »). Inspiré d’une BD éponyme parue entre 1913 et 1940, cette expression traduit le besoin de se comparer à ses voisins, collègues ou amis comme référence de classe, et en conséquence le désir de posséder les mêmes biens et profiter des mêmes services pour paraître au moins aussi important qu’eux socialement… Cette dérive est liée à l’imaginaire du « rêve américain » et à l’avènement de la société de consommation 5.
En définitive, le droit à la « poursuite du bonheur » (“pursuit of happiness”), consacré par la Déclaration d’Indépendance américaine (4 juillet 1776), tend à être perçu comme un « droit au bonheur ». La méfiance envers une potentielle tyrannie justifiant la révolte – grand souci des Modernes –, s’efface au profit d’une culture de l’indignation avec les inégalités dans le collimateur. Politiquement, des mouvements se structurent afin de mieux lutter contre les « privilèges », non pas juridiques comme à l’époque de la société d’ordres, mais enfin tous ces éléments factuels dont on estime qu’ils créent des distinctions pérennes entre les citoyens.
En France, chaque élection présidentielle nous fournit ainsi l’occasion d’un grand moment de « transparence » où les revenus et le patrimoine respectifs des divers candidats sont scrutés avec une attention des plus vives, le plus opulent étant allègrement pointé du doigt comme si sa richesse induisait nécessairement quelque malversation… Outre une entrave à la vie privée de ces personnes publiques, ce grand procès de la transparence ne situe-t-il pas le débat en dehors des champs auxquels il devrait se consacrer ? À la faveur de ces polémiques, l’obsession égalitaire occulte l’intérêt pour la chose politique au sens noble du terme.
“Bridge the gap” (« combler le fossé ») s’impose peu ou prou comme le leitmotiv du démocrate contemporain, qui parle plus volontiers de « justice sociale » que de « liberté » et finit paradoxalement par s’écarter de sa passion de l’égalité au profit des politiques dites d’“affirmative action”, connues en français sous la dénomination « discrimination positive ».
Cela interroge en profondeur nos systèmes politiques, les dirigeants se trouvant attaqués non plus sur le fondement de l’exercice du pouvoir, mais pour ce qu’ils « représentent » en tant qu’individus. On discute notamment de l’opportunité d’instaurer des « Parlements miroir », dont les défenseurs estiment que le Parlement doit être le reflet de la société et de ses composantes : puisque les femmes représentent 51 % de la population française, elles devraient représenter 51 % des parlementaires français. Loin de se restreindre à leur genre, ce raisonnement s’étend à l’âge des parlementaires, leur appartenance socio-professionnelle, voire leur orientation sexuelle et leur classification raciale 6. Emplois préférentiels et régime de quotas questionnent finalement notre rapport aux principes fondateurs de la démocratie :
- En 1982 et 1999, le Conseil constitutionnel censura deux lois visant à instaurer des « quotas par sexe » au moment des élections car il les jugea contraires aux principes d’égalité des citoyens et de lutte contre la discrimination. On effectua alors une réforme constitutionnelle afin de modifier l’article 3 de la Constitution, qui dispose désormais que « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives », tandis que les partis politiques « contribuent à la mise en œuvre de ce principe dans les conditions déterminées par la loi » (art. 4). La première « loi sur la parité » fut promulguée en 2000.
- Aux États-Unis, la Cour Suprême valida l’accès préférentiel des membres de « minorités raciales ou ethniques sous-représentées » dans des établissements d’enseignement supérieur, mais interdit la mise en place de quotas raciaux (Gratz v. Bollinger et Grutter v. Bollinger, 2003). Selon la Cour, l’objectif de diversité à l’université ne saurait en effet justifier une préférence absolue et inconditionnelle accordée à raison de la « race ».
Cela dit, comme le note Gwénaële Calvès (professeur de droit public), « l’objectif primordial, aux États-Unis comme partout dans le monde, des politiques de discrimination positive [c’est de] faire émerger des élites issues des groupes dominés et marginalisés ». L’enjeu demeure celui d’améliorer la représentation politique, cette fois en rendant visible (“visibilize”) ceux qui étaient jusqu’à présent plus éloignés des fonctions de pouvoir.
En balance avec cette volonté contemporaine, on trouve un grand acquis de la Révolution, qui avait entériné de jure la prédominance de la compétence sur la naissance et le positionnement dans la hiérarchie sociale. Si l’identité l’emporte de nouveau sur la personnalité, on va juger un individu selon les caractéristiques qui l’ont déterminé dès sa venue au monde et contre lesquelles il ne peut rien (couleur de peau, genre, orientation sexuelle…), cela au détriment de ses convictions, ses expériences et ses compétences. On risquerait ainsi de se tromper de débat, en s’appesantissant sur le « qui » au lieu du « quoi ».
Une femme est-elle nécessairement mieux représentée par une autre femme, ou est-elle mieux représentée par un individu qui défend les valeurs qui lui sont chères – indépendamment, d’ailleurs, de sa « condition féminine » ? À vous de juger. Il appert cependant que les idées ne sont pas réductibles à la tête du candidat : être une femme ne conduit pas forcément à adopter une posture plus « féministe ». En son temps, Elena Ceaușescu avait applaudi le décret interdisant totalement l’IVG ; l’avoir à la tête de l’État roumain n’avait du reste nullement assoupli la dictature, qu’elle soutenait de toutes ses forces.
Faut-il donc vraiment un Parlement miroir ? Ou faut-il renouer avec l’essence de l’égalité de droit ? Chaque posture se défend tant qu’on ne perd pas de vue les droits inaliénables qui seuls justifient l’ultime recours.
En matière d’indignation, nos grandes métropoles témoignent régulièrement des incompréhensions a priori indépassables entre Gilets jaunes et citadins. Doit-on dès lors se cantonner à un mépris réciproque susceptible à terme de vraiment dégénérer ? Ne pourrions-nous pas au contraire puiser dans ces tensions les fondements d’une réflexion renouvelée sur nos institutions et la société dont nous voulons ?
Lorsque des résistants autoproclamés appellent à la destitution d’un Président de la Ve, pourquoi ne pas en profiter pour discuter des avantages et des inconvénients du mandat impératif ? L’indignation, légitime ou non, crée l’opportunité du débat, si crucial en démocratie. Et ce n’est peut-être pas un hasard si notre peuple réputé « grincheux et râleur » est aussi celui qui a donné ses lettres de noblesse à la conversation voire à la controverse ; un peuple qui a vu naître pléthore de penseurs dont les écrits pluriséculaires irriguent les sciences politiques actuelles, et ce bien au-delà de l’Hexagone.
Alors indignez-vous 7, toujours, mais priez ou croisez les doigts pour ne jamais avoir à vous révolter. En clair, si la France devenait un régime autoritaire digne du Léviathan hobbesien, que notre Président s’appelait Kim et s’autoproclamait « Grand soleil du XXIe siècle », il serait sûrement temps de ressortir le bonnet phrygien ou la casquette Gavroche…
Mais d’ici-là, profitons de la liberté tant qu’il y en a… et allons voter !
Bonne réflexion.
Alexandra Nicolas
Rédactrice en chef
Retrouvez l’intégralité de notre série « Spéciale présidentielle 2022 » :
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1. À l’inverse, les libéraux les plus radicaux vont jusqu’à envisager toutes les taxes comme des violations de la propriété et plaident pour un modèle philanthropique fondé sur le don volontaire (ce qui a particulièrement cours aux États-Unis, où les citoyens les plus riches créent généralement des fondations et soutiennent des organisations caritatives).
2. Par souci de cohérence, on aurait probablement dû placer la propriété avant la liberté – la seconde découlant de la première dans la tradition lockienne – mais la Révolution s’inscrivait dans plusieurs héritages philosophiques, le libéralisme anglais se mêlant au mouvement français des Lumières…
3. Clin d’œil à la fameuse citation de Jean-Paul Sartre : « Quand Dieu se tait, on peut lui faire dire ce que l’on veut. » (Le Diable et le Bon Dieu, 1951)
4. Dans La démocratie en Amérique (1835), Alexis de Tocqueville dénonce en effet « cette sorte de servitude réglée, douce et paisible […] à l’ombre même de la souveraineté du peuple ». Selon lui, la montée de l’individualisme conduirait les citoyens à privilégier les « jouissances matérielles » à l’engagement civique, au point de se replier sur leur sphère privée et délaisser la vie politique. Voir l’article « Doit-on réhabiliter le referendum ? ».
5. Pour une analyse historique de ce phénomène : Keeping Up With the Joneses: Envy in American Consumer Society, 1890-1930, Susan J. Matt, University of Pennsylvania Press, 2002, 232 p.
6. Aux États-Unis, il existe depuis 1971 un « Caucus noir » du Congrès, qui rassemble tous les élus Afro-Américains.
7. Référence au titre de l’essai de Stéphane Hessel (2010).