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 Doit-on réhabiliter le referendum ? - Décodeurs 360 | Décodeurs 360
Auteur de l’article
Parallèlement à son cursus universitaire en Sciences politiques et Relations internationales, Alexandra a renforcé sa rigueur analytique en travaillant pour le ministère des Armées. Passionnée par l’Océan, l’Orient et l’Histoire, elle s’évade au gré des expositions parisiennes et des livres chinés deçà-delà. Dès qu’elle le peut, elle voyage en quête de nouvelles cultures, de grands espaces et de sites de plongée insolites : autant de sources d’inspiration pour ses articles.
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Doit-on réhabiliter le referendum ?


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Enquête sur un instrument à double-tranchant

Vous avez sans doute déjà entendu parler du « RIC » (referendum d’initiative citoyenne) et du modèle suisse. Dans ce nouvel éclairage, il ne s’agira pas de comparer le pays des droits de l’homme, des Lumières et du fromage au pays… du fromage, du chocolat et de l’évasion fiscale. Pourquoi ? Parce qu’en dehors du fromage (et de l’évasion fiscale), la comparaison s’avère peu pertinente pour au moins trois raisons :

  • du point de vue constitutionnel-légal, la France a un statut particulier du fait de son appartenance à l’Union européenne, contrairement à la Suisse, non membre ;
  • du point de vue de l’espace et de la démographie, la France est treize fois plus grande (territoires d’Outre-mer compris) et huit fois plus peuplée que l’État suisse, continental et enclavé ;
  • du point de vue socio-historique, les Français n’ont pas le même rapport à la chose politique que les Helvètes (bien qu’il ne soit pas question de faire de la sociologie politique comparée dans un article qui entend s’affranchir des comparaisons !).

Qu’en est-il donc du referendum dans l’Hexagone ?

Notre Constitution prévoyait initialement deux types de referendum : le referendum constitutionnel (art. 89) et le referendum législatif (art. 11).

Le referendum législatif peut porter « sur l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou […] la ratification d’un traité », comme c’est le cas pour les traités européens.

Originellement sur seule proposition du gouvernement ou des deux assemblées, l’initiative de ce referendum a été ouverte par la révision constitutionnelle de 2008, qui créa le referendum d’initiative partagée (RIP), en vigueur depuis le 1er janvier 2015. 1/5 des parlementaires et 1/10 des électeurs (soit 4,5 millions de citoyens) peuvent depuis lors initier un referendum, sous réserve d’approbation par le Conseil constitutionnel. Ce dernier s’assure notamment du respect de plusieurs contraintes formelles :

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  • le RIP ne concerne pas l’abrogation d’une disposition législative en vigueur depuis moins d’un an ;
  • il ne porte pas sur le même sujet qu’une proposition de loi rejetée par referendum moins de deux ans auparavant ;
  • il n’entraîne pas de diminution des ressources publiques, ni la création ou l’aggravation d’une charge publique.

Le cumul des conditions a jusqu’à présent empêché l’application du RIP, malgré quatre tentatives. Si les deux premières furent d’emblée lettre morte en raison du faible nombre de parlementaires cosignataires (quatre), la « proposition de loi « visant à affirmer le caractère de service public national de l’exploitation des aérodromes de Paris » ne rencontra pas le soutien nécessaire auprès des citoyens (seulement un million de signatures), tandis que la « proposition de loi de programmation pour garantir un accès universel à un service public hospitalier de qualité » fut censurée par le Conseil constitutionnel avant d’être soumise aux électeurs1. En définitive, on pourrait réviser la Constitution pour rebaptiser le RIP Requiescat in pace/Rest in peace” (« (Qu’il) Repose en paix ») – cela afin d’entériner la portée prémonitoire de l’acronyme…

Cela étant, depuis la révision constitutionnelle de 2003, on peut également organiser des referenda locaux :

  • referendum consultatif pour les questions liées au statut d’un territoire : ce fut le cas de la consultation des électeur corses sur la réunion de la Corse du Sud et de la Corse du Nord (2003). Si les Corses refusèrent la création d’une collectivité unique à près de 51 %, onze ans plus tard l’Assemblée de Corse adopta avec une très large majorité un projet de réforme institutionnelle visant la fusion des deux départements corses, lequel fut approuvé par l’Assemblée nationale en 2015.
  • referendum décisionnel portant sur des projets territoriaux : en témoigne la consultation sur le projet de transfert de l’aéroport de Nantes-Atlantique sur la commune de Notre-Dame-des-Landes (2016). Les électeurs des communes de la Loire-Atlantique l’approuvèrent à 55 %. Néanmoins, après les vives controverses engendrées par les mouvements d’opposition au projet (en particulier les « zadistes » qui occupèrent illégalement plus de 1 600 hectares), ce dernier fut définitivement abandonné le 17 janvier 2018. Force est de constater que la volonté populaire le céda face au coup de force des opposants à l’aéroport.

De facto, en France le referendum constitue un outil dont une grande partie de la classe politique se méfie. Depuis l’avènement de la Ve République, sur vingt-quatre révisions constitutionnelles, une seule a été soumise à referendum : la réduction du mandat présidentiel de sept à cinq ans (quinquennat, 2000).

Surtout, aucun referendum d’envergure nationale n’a été réalisé depuis 2005. Or, en 2005, les Français – comme leurs voisins néerlandais – ont rejeté (à 54,8 %) le traité établissant une Constitution pour l’Europe (TECE), soutenu par la plupart des Partis représentés au Parlement. Vous connaissez probablement la suite, qui fit couler beaucoup d’encre…

On reprit l’essentiel des apports du TECE dans le traité de Lisbonne (2007), qui ne faisait nullement mention du terme « Constitution » et on le soumit cette fois à l’approbation du Parlement, qui vota favorablement. Légalement, cette procédure est tout à fait conforme, l’adoption d’un traité pouvant aussi bien s’effectuer par voie référendaire que par voie parlementaire – on s’était de surcroît couvert en changeant le nom du traité en question… Néanmoins, c’est en matière de légitimité que le bât blesse, de nombreux citoyens ayant eu l’impression que l’on avait sciemment contourné leur refus.

Les deux grands écueils du referendum

S’agissant notamment de l’adoption des traités européens, on met en avant le degré de complexité des sujets abordés. Les parlementaires se consacrant à plein temps à la vie publique, ils vont en principe davantage motiver leur opinion en lisant les dossiers préparés par les commissions spécialisées dans chacune des chambres. Certes, les 42 millions d’électeurs français avaient reçu dans leur boîte aux lettres l’intégralité du TECE (environ quatre cents pages, annexes comprises) ainsi qu’une lettre de douze pages exposant les motifs du projet de loi autorisant sa ratification. Cela quinze jours avant le referendum… Autant dire que sur les 29 millions de votants, peu ont dû lire l’intégralité du traité. Un texte long et difficile d’accès pour qui ne s’est pas déjà intéressé de près au fonctionnement des institutions européennes.

Or, le niveau d’études a grandement influencé les suffrages : la seule catégorie socio-professionnelle à avoir majoritairement voté « oui » (à 65 %) est celle des « professions libérales, cadres supérieurs » (qui comprend les juristes et les universitaires), l’autre catégorie de la population s’y étant montrée très favorable (en dehors des retraités) étant les étudiants (54 %) – c’est-à-dire les électeurs ayant une culture généralement plus étoffée en matière institutionnelle. Un sondage IPSOS confirma que les classes les plus aisées et diplômées de la population s’étaient majoritairement exprimé en faveur du TECE, à l’inverse des classes moyennes et populaires, le plus souvent partisanes du « non ».

Il s’agissait cependant du troisième referendum sur un traité européen et du premier à susciter pareil rejet. En 1972, les Français avaient approuvé à 68,3 % l’élargissement des communautés européennes, tandis qu’en 1992 le traité de Maastricht (qui créa « l’Union européenne ») obtint 51 % de suffrages favorables. La proportion de cadres et d’étudiants n’était pas plus élevée en 1972 et 1992 donc on ne saurait résumer le « non » de 2005 à un déficit d’instruction. Cette critique est malgré tout récurrente, l’idée que les classes populaires, plus nombreuses, soient aussi plus susceptibles de faire « de mauvais choix » ayant été largement soulignée au moment du Brexit (2016), considéré comme un revers pour les élites britanniques.

L’autre écueil des referenda tient à leur caractère sanctionnateur ou plébiscitaire : on voterait davantage selon notre affinité avec ceux qui initient la procédure référendaire ou défendent l’objet soumis à referendum que selon la question posée. Cette critique a notamment été formulée à l’endroit du Président de la Ve République le plus « accroc » au referendum : Charles de Gaulle. Soucieux d’établir un « lien direct » avec les Français, le fondateur de la Ve République y voyait un moyen d’évaluer sa popularité. Sur le plan tactique, cela lui permit en outre de court-circuiter (à quatre reprises) les institutions parlementaires à une époque où l’Assemblée nationale n’était pas aussi acquise à l’Exécutif qu’elle ne l’est désormais2.

En 1969, alors qu’il soumettait par referendum une réforme portant sur le Sénat et la régionalisation, Monsieur de Gaulle prévint les Français : il démissionnerait en cas de désaveu. Ce faisant, il transformait de manière ostentatoire son referendum en plébiscite. Cela dit, face aux 52,4 % de « non », le Président tint parole. Alors qu’aucune disposition légale ne le contraignait à quitter ses fonctions, son sens de l’honneur et la rupture de ce lien si cher qu’il entretenait naguère avec la population française le conduisirent à abdiquer.

Compte tenu de sa forte implication personnelle au profit du « oui », François Mitterrand fut lui aussi accusé d’instrumentaliser un scrutin de manière plébiscitaire lors de la campagne pour le referendum portant sur le traité de Maastricht (1992).

Vers un approfondissement démocratique grâce à l’Union européenne ?

Contrairement à ce qui a cours dans d’autres pays, la Constitution française ne prévoit pas de « referendum d’initiative citoyenne ». Cela dit, en leur qualité de citoyens européens, les Français peuvent recourir à l’initiative citoyenne européenne (ICE)de facto le système qui se rapproche le plus du « RIC » voulu par certains mouvements, mais à l’échelle de l’UE. Et vous savez quoi ? C’est grâce au mal-aimé traité de Lisbonne que vous avez ce droit !

En clair, si un million de citoyens européens (sur près de 403 millions d’inscrits) provenant d’au moins sept États membres (sur vingt-sept) soutiennent un projet politique, celui-ci est déposé auprès de la Commission, l’institution européenne à pouvoir présenter des propositions législatives (ensuite votées par le Parlement européen et le Conseil). Il s’agit donc de mettre un sujet à l’ordre du jour, et non de créer une disposition directement applicable.

Vous vous en doutez, cette ICE n’est pas exempte de critiques. En 2012, les partisans de la protection juridique de l’embryon humain obtinrent 1,9 millions de signatures, ce qui en fait l’ICE la plus populaire à ce jour. Le Comité de l’ICE « Un de nous » estimait que « l’UE devrait interdire et mettre fin au financement des activités qui impliquent la destruction d’embryons humains, en particulier dans les domaines de la recherche, de l’aide au développement et de la santé publique ». La Commission décida pourtant de ne pas soumettre de proposition législative au motif, d’une part, que le programme européen Horizon 2020 offrait déjà un système de triple sécurité en matière de recherche sur les cellules souches embryonnaires ; d’autre part, que l’objectif sous-jacent de ce projet était la réduction du nombre d’avortements pratiqués dans les pays de la zone UE. C’est en effet ce qui découlerait logiquement d’une « protection juridique de la dignité, du droit à la vie et à l’intégrité de tout être humain depuis la conception » – comme en témoignent les personhood amendments défendus par les “pro-life” nord-américains.

On peut néanmoins estimer, comme le souligne le Comité « Un de nous », que « c’est au législateur européen qu’il appartient de se prononcer politiquement sur le fond de l’Initiative, et non pas à la Commission ». Selon ce Comité, la Commission « fait ainsi du mécanisme d’ICE un simulacre alors que les députés voulaient au contraire en faire un véritable instrument de démocratie participative ».

Cette décision tend avant tout à prouver que le recours à l’Union n’est guère opportun pour les militants conservateurs, la tendance de fond des institutions européennes étant à l’élargissement des droits, non à leur restriction (à l’image de ce qui se passe dans la majorité des États membres). Si des citoyens français voulaient par exemple d’une ICE sur la peine de mort, ils trouveraient peu d’alliés – en dehors, peut-être, des Polonais –, tous les pays membres de l’UE ayant définitivement prohibé le recours à la peine capitale en ratifiant le Protocole n°13 à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Même en cas de revirement national sur le Protocole n°13, une telle ICE serait irrecevable car contraire aux valeurs de l’Union, telles qu’énoncées à l’article 2 du traité sur l’Union européenne.

En d’autres termes, la solution la plus efficace à votre disposition si cette situation vous révolte, c’est de voter avec vos pieds – autrement dit d’émigrer en Russie ! En effet, non seulement la « Mère Patrie » n’a pas ratifié les protocoles de la CEDH prohibant la peine de mort, mais les Russes ont de surcroît la « chance » d’avoir été consultés par referendum bien plus récemment que les Français : en 2020, ils ont validé à 77,9 % le referendum constitutionnel (officiellement appelé « vote de tous les Russes » – le nom a son importance) qui permet à V. Poutine de conserver le pouvoir jusqu’en 2036. On y trouve d’autres mesures phares :

  • des mesures traditionnalistes : définition du mariage comme l’union d’un homme et d’une femme – ce qui bannit le mariage homosexuel – et revendication de la foi en Dieu de la population russe ;
  • des mesures patriotiques : l’État veille à la protection de la « vérité historique » et au respect des hauts faits des défenseurs de la patrie (le deuxième point pouvant allègrement contredire le premier…). Le dénigrement de héros nationaux est interdit ;
  • des mesures sociales : le salaire minimum ne peut être inférieur au revenu minimum de subsistance et les retraites sont réindexées chaque année.

La Russie est également une destination de choix en matière d’évasion fiscale – ce qui lui fait au moins un point commun avec la Suisse. Depuis 2021, le taux d’imposition est toutefois passé de 13 à 15 % pour les revenus supérieurs à cinq millions de roubles par an – à ceci près que le rouble ne vaut plus un kopeck depuis mi-février…

Si vous n’êtes pas convaincu par le pays des tsars et que vous faites plus volontiers l’amour que la guerre, sachez que l’ICE s’avère un instrument légal intéressant pour les citoyens de l’Union enclins à porter des thématiques davantage « progressistes », en particulier celles ayant trait aux questions environnementales, qui ont la part belle dans les ICE couronnées de succès (5/7) : droit à l’eau et à l’assainissement en 2012, abolition de l’expérimentation animale en 2012, interdiction du glyphosate en 2017, interdiction progressive des cages pour les animaux d’élevage en 2021. La dernière en date est l’ICE “Shark finning”, qui vise la fin du commerce d’ailerons de requins en Europe et a dépassé 1,2 millions de signatures le 31 janvier 2022.

Notre démocratie représentative est-elle en crise ?

Vous l’aurez compris : en matière constitutionnelle, la pratique est aussi importante, sinon plus, que le texte en lui-même. Au fil du temps, les actes de nos représentants ont donc peu ou prou le même impact sur l’application de la Constitution que la liberté d’interprétation des juges.

Ainsi, même si son recours est possible en droit, le referendum est peu utilisé. Pire, il n’est pas forcément opérant quand on se décide à en organiser un (Notre-Dame-des-Landes, TECE, manque d’effectivité de l’ICE)… Dans ce contexte, le débat ne devrait pas tant s’appesantir sur la nécessité d’élargir la procédure (le RIP n’ayant rien donné) que sur la légitimité même du referendum dans notre démocratie. Sans cela, on pourra un jour inscrire le « RIC » dans notre Constitution sans qu’il n’ait d’effectivité pour autant. Les partisans de la « démocratie directe » demanderont sempiternellement une diminution du quota d’électeurs nécessaires, et on pourra se quereller longtemps sur ces questions formelles sans jamais toucher le nœud du problème. Car la question du referendum est symptomatique d’une crise de la représentation.

Les anciens Grecs avaient mis en place une démocratie certes plus participative que la nôtre. Celle-ci s’appuyait cependant sur un corps électoral très restreint (à peine 10 % de la population, femmes, métèques et esclaves en étant exclus) et demandait un fort investissement en termes de temps. Les citoyens les moins aisés – ceux qui n’avaient pas ou pas assez d’esclaves pour cultiver leur domaine en leur absence – pouvaient percevoir un dédommagement (le misthos) pour compenser les journées de travail perdues au profit de la cité.

2 500 ans plus tard, l’esclavage a été aboli et la citoyenneté considérablement étendue (plus de misthos en vue…). Bien sûr, le maillage territorial et le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication facilitent l’organisation du débat public, mais les citoyens ont généralement des métiers prenants. Une fois rentrés chez eux, les tâches ménagères et la vie de famille prennent le relai ; quand bien même sont-ils célibataires et en capacité de recourir à des services de ménage, ils aspirent assez naturellement à autre chose que l’analyse des innombrables projets et propositions de loi en cours ! Sans esclaves/rente, on n’a guère d’autre solution que de déléguer son pouvoir à des représentants par le biais d’élections ponctuelles.

« Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi. »

Baudelaire, « L’horloge », Les Fleurs du Mal

Le temps, c’est le nerf de la démocratie : se forger un avis éclairé demande du temps, délibérer demande du temps, voter demande du temps… En définitive, plus elle est « participative », plus la démocratie demande du temps ! Et nous vivons plus que jamais dans la société de l’instantanéité. Une société où la réaction l’emporte sur la réflexion, où la “punchline” l’emporte sur le discours, où la popularité d’une source l’emporte sur sa fiabilité.

Pour manipuler l’opinion, on peut recourir à plusieurs techniques, notamment la censure et son opposée, la saturation. Avec l’avènement d’Internet, la censure a du plomb dans l’aile : pour la première fois de l’Histoire, la connaissance est accessible en un clic, gratuitement, où que l’on se trouve dans le monde. Ce sont des milliards de données qui défilent dans nos moteurs de recherches et sur nos réseaux sociaux ; nous sommes désormais saturés d’informations (et je vous sature d’informations en ce moment-même, mea culpa).

Avouons-le, nous tendons souvent à ne lire que les grandes lignes – voire uniquement les titres – des articles que les algorithmes nous soumettent chaque jour… Des algorithmes conçus pour se personnaliser grâce aux kyrielles de data que nous laissons au gré de notre activité (recherches par mots clefs, sites consultés, publications éventuelles sur les réseaux sociaux, contacts…). Des algorithmes donc conçus pour ne nous montrer que ce qui est susceptible de nous intéresser, renforçant nos croyances et créant un état d’« isolement intellectuel » et culturel – ce qu’Eli Pariser appelle “the filter bubble” (« la bulle de filtrage »)3.

Or, l’exercice de la démocratie repose sur ce que Jürgen Habermas nommait « l’espace public » ; un espace (matériel ou non) ouvert au débat où tous les citoyens se rencontrent et se confrontent : l’exact opposé du fonctionnement tribal du Web. Qu’il s’agisse du groupe des « platistes » de France et de Navarre, des ovo-lacto-végétariens, des fans de chats…. ce repli communautaire est forcément peu propice à l’échange de vues et l’expérience de l’altérité. Aussi variées semblent-elles, nos informations tendent de plus en plus à nous enfermer.

À l’échelle mondiale, le problème de la sous-nutrition a reculé, relayé par un problème de malnutrition. C’est exactement ce qui se passe avec l’information, désormais omniprésente mais de plus en plus polluée, malsaine (« infox », etc.).

Dans ce contexte, l’opportunité du referendum est sujette à caution. Outre le manque de formation et d’information pertinentes des électeurs, cet instrument pourrait affaiblir le rôle et la légitimité des élus. Le peuple exprimant sa volonté au moment de l’élection, gouvernement et parlementaires sont en effet censés représenter au mieux les intentions des citoyens, plaident les détracteurs de cet instrument à double-tranchant.

Dans La démocratie en Amérique (1835-1840), Alexis de Tocqueville dénonçait toutefois « cette sorte de servitude réglée, douce et paisible […] à l’ombre même de la souveraineté du peuple ». Selon lui, la montée de l’individualisme conduirait les citoyens à privilégier les « jouissances matérielles » à l’engagement civique, au point de se replier sur leur sphère privée et délaisser la vie politique. Cela ferait le nid d’un pouvoir bureaucratique très centralisé ; un pouvoir « immense et tutélaire, qui se charge à lui tout seul d’assurer la providence et de veiller sur leur sort ». Pour prévenir l’instauration de ce despotisme aussi patelin que sournois, A. de Tocqueville plaidait pour une société civile active. L’exercice du referendum pourrait dès lors être perçu comme un moyen de conférer un certain dynamisme à des démocraties dangereusement guettées par l’apathie individualiste propre aux sociétés contemporaines.

Certes, quand nombre d’électeurs ne connaissent pas les tenants et les aboutissants de notre Constitution et ne saisissent pas les enjeux du constitutionnalisme, il peut paraître délicat de leur confier le sort d’un traité établissant une Constitution pour l’Europe. Une fois encore, la légitimité des urnes (légitimité par les inputs) semble entrer en contradiction avec la légitimité de la bonne gouvernance (légitimité par les outputs, accent sur les « sachants » / « experts »).

Cela dit, en matière de droits sociaux et de questions éthiques, par exemple (prostitution, avortement, euthanasie, peine de mort, GPA, droits des minorités LGBT, etc.), il appert que chaque citoyen peut légitimement exprimer un avis en fonction de ses valeurs et représentations – sans avoir pour cela consciencieusement lu et évalué un document de quatre cents pages…

À moins que seule la loi ne soit l’expression de la « volonté générale »… Si tant est que cette « volonté générale » existe ! Démythification la semaine prochaine.

Alexandra Nicolas
Rédactrice en chef


Retrouvez les autres éclairages de notre série « Spéciale présidentielle 2022 » :

Mon vote va-t-il changer quelque chose ? Gauche, droite, centre, et cætera.

Avons-nous de réelles alternatives ? La démocratie à l’heure de la mondialisation

La démocratie doit-elle être faite par le peuple ou pour le peuple ? Les dessous de la légitimité démocratique

Le pouvoir des juges fait-il obstacle à celui des citoyens ? Non, le droit n’est pas une science exacte !

La volonté générale est-elle un mythe ? L’illusion des Lumières

Les Français ont-ils trahi Rousseau ? Pour en finir avec la souveraineté

Avons-nous le droit de nous révolter ? Droit de résistance à l’oppression et culture de l’indignation


1. À ce sujet, le troisième alinéa de l’article 45-2 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958 dispose « qu’aucune disposition [d’une] proposition de loi [ne peut être] contraire à la Constitution », ce qui contraint le Conseil constitutionnel à déclarer inconstitutionnelle toute la loi soumise au RIP à la moindre disposition contraire à la Constitution.

2. Le « fait majoritaire » propre à la Ve fut considérablement renforcé par l’alignement des mandats de députés et de Président de la République (2005), qui a jusqu’à présent conforté une certaine mainmise de l’Exécutif sur l’Assemblée nationale.

3. PARISER Eli. The Filter Bubble: What The Internet Is Hiding From You, 2011, 304 p.

Quand le Conseil constitutionnel dépénalisait le harcèlement sexuel

Le droit est-il moral ? C’était il y a tout juste dix ans. Un homme accusé de harcèlement sexuel eut recours à un moyen inédit pour se tirer d’affaire et l’article du Code pénal sanctionnant le harcèlement sexuel fut abrogé par la plus haute autorité judiciaire française… C’est l’histoire d’une…

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